LIBAN – Chienlit électorale et alliances incestueuses

1

Contrairement aux législatives de 2009 qui avaient mis aux prises deux camps bien distincts, à savoir le camp du 14 mars (souverainiste, hostile à la mainmise du Hezbollah) et celui du 8 mars (favorable au triptyque « armée-peuple-résistance » et aux rapports privilégiés avec Damas et Téhéran), le spectacle électoral qui s’offre au regard aujourd’hui, en prévision de l’échéance du 6 mai 2018, ressemble à maints égards à une toile surréaliste où s’entremêlent les couleurs partisanes et s’emmêlent des formes sans fond politique.

Avec l’éclatement de l’Alliance du 14 mars, c’est un « massacre » digne d’un Guernica de Picasso qui se présente au public libanais composé de « foules » confessionnelles, idolâtres, attroupées autour de leur « veau d’or » et d’un peuple éclairé, hélas minoritaire, qui ne sait plus où donner de la tête.

Dans ce méli-mélo, des alliances contre-nature sont contractées, de sorte à placer sur une même liste électorale, à titre d’exemple, des candidats du Courant du Futur (parti conduit par Saad Hariri), anti-Hezbollah, et du Courant Patriotique Libre (CPL, conduit par Gebran Bassil, gendre du président de la république, le chrétien Michel Aoun), pro-Hezbollah. Ces alliances, qui auraient été taxées d’incestueuses il n’y a pas si longtemps, trouvent néanmoins leur justification dans le « compromis présidentiel » qui a conduit le Courant du Futur à soutenir la candidature de Aoun à la présidence de la république moyennant, entre autres, un partage du pouvoir politique (par l’accès de Hariri à la présidence du Conseil des ministres), ainsi que d’autres types de partages de nature… « économique ».

*        *        *

Deux catégories, cependant, échappent au massacre ou à la partouze, car l’image d’un lupanar pourrait tout aussi bien cadrer avec cette surréalité.

La première catégorie regroupe les forces d’opposition au pouvoir en place (ou à l’establishment), restées fidèles à l’esprit de la révolution du Cèdre, telles que le parti Kataëb [ndlr : les Phalanges libanaises, parti chrétien, fondé en 1936 par Pierre Gemayel], mené par le député sortant Samy Gemayel ; le Mouvement de l’Initiative nationale, mené par l’ex-secrétaire général du 14 mars, Fares Souhaid ; le mouvement souverainiste tripolitain, conduit par le leader sunnite, ex-ministre de la Justice, Achraf Rifi ; etc. Cette catégorie d’opposition pourrait comprendre, dans une moindre mesure, le parti des Forces libanaises qui, bien que faisant partie du gouvernement, s’oppose au pouvoir de l’intérieur. De plus, ses alliances électorales demeurent cohérentes, « normales », contractées avec le Courant du Futur, le Parti socialiste progressiste (druze) de Walid Joumblatt et les Kataëb, même si ses rivalités avec le Futur et les Kataëb dans d’autres circonscriptions le mettent en contradiction avec lui-même, sans qu’il n’en assume l’entière responsabilité.

La seconde catégorie cohérente et conséquente avec elle-même est la « société civile », composée d’ONG, de collectifs et d’activistes indépendants qui, bien que divisés, demeurent fidèles à leur attitude de rejet en bloc de toute la caste politique corrompue, conformément à l’un de leurs retentissants slogans « Vous puez ! (tous) » (comprendre toute la classe politique). Ce mouvement civil, qui se caractérise aussi par le taux élevé de ses candidatures féminines, a donc choisi de faire cavalier seul dans bon nombre de circonscriptions.

Alliances de circonstances et matchs truqués

L’incongruité de ce scrutin réside surtout dans le fait que deux partis alliés dans une circonscription donnée se font la guerre dans une autre ! Comme, par exemple, le Courant du Futur de Hariri et les Forces libanaises de Geagea, pourtant « idéologiquement » alliés, ou ces dernières et les Kataëb.

À ces anomalies s’ajoute celle de partis ou d’individus aux orientations ou programmes politiques antagoniques mais qui se retrouvent pourtant sur une même liste électorale ! Outre l’incongruité d’une disposition de la loi électorale elle-même qui conduit, par le vote préférentiel unique (pour un seul candidat de la liste) les candidats d’une même liste à s’écharper entre eux !

Sans compter les « matchs truqués », où l’on verra des partis stratégiquement alliés se livrer une guerre électorale de façade dans une circonscription donnée, comme le CPL et le Hezbollah, dans le but sournois de maximiser les chances de gain du même camp politique, par une dissipation des votes à leur avantage, et ainsi remporter des sièges qui seront comptés pour leur alliance, peu importe le parti gagnant, et « échangés » durant le mandat de la Chambre, selon les circonstances, par un échange de bons procédés.

C’est dire à quel point ces législatives ont fait perdre aux politiciens libanais leur sens politique (déjà déficient), ainsi que leur boussole, et ont privé la campagne de tout contenu.

On n’assiste plus à une course aux idées ou aux projets politiques, mais aux strapontins parlementaires dans le but, pour chaque parti, d’en décrocher le plus grand nombre et constituer un important bloc dans la Chambre. C’est l’esprit institutionnel, partisan, qui l’emporte sur l’esprit national… et sur les principes et l’honneur ! En effet, la cohabitation électorale et post-électorale entre une formation comme le Courant du Futur, qui était jusque-là hostile aux armes du Hezbollah, considérées comme illégales, et une autre formation comme le CPL, favorable auxdites armes considérées comme légitimes, ne semble pas incommoder Saad Hariri qui avait été victime des persécutions du même CPL, dans un passé récent, et des invectives de son chef à l’époque, Michel Aoun, lequel avait participé, avec le Hezbollah, à son éviction du pouvoir en 2011 jusqu’à le pousser à l’exil. Cohabitation d’autant plus incongrue, voire immorale, que le « colocataire », le CPL, fait toujours bon ménage avec le Hezbollah, ennemi juré de l’autre colocataire, le Courant du Futur, dont le fondateur (Rafic Hariri) a été assassiné par quatre cadres du même Hezbollah, jugés in absentia à La Haye par le Tribunal Spécial pour le Liban.

L’allié de mon allié n’est pas mon allié, dans la logique « futuriste ».

Les Chrétiens divisés

Autres temps, autres mœurs, inaugurés par le « compromis présidentiel », fruit du rapprochement Hariri-Aoun qui avait été aplani, quelques mois plus tôt, par un rapprochement circonstanciel entre les deux leaders chrétiens, Geagea et Aoun, dans le cadre d’un accord entre les Forces libanaises et le CPL (l’Accord de Meerab), conclu en janvier 2016 dans l’intention d’enterrer la hache de guerre fratricide entre les deux formations, de débloquer la présidentielle en vacance forcée, de gérer pacifiquement les divergences entre les deux partis chrétiens et capitaliser sur leurs convergences, et ceci dans la perspective de s’unir et de monopoliser le leadership chrétien.

Accord qui a provoqué des fissures, allant crescendo, entre les Forces libanaises et ses alliés traditionnels du 14 mars, tels que le parti Kataëb et d’autres factions et figures indépendantes qui se sont sentis, à juste titre, trahis.

Accord qui s’est avéré de très mauvais augure pour le parti des Forces libanaises (FL), partant pour les pôles du 14 mars, puisqu’il a contribué à porter Aoun à la présidence et à jeter Saad Hariri dans ses bras grâce au compromis présidentiel, sans pousser le président élu à un repositionnement dans le camp du 14 mars, ou du moins à un glissement vers le centre. Michel Aoun est en effet resté bien plus fidèle à l’accord de Mar Mikhaël, conclu en février 2006 avec le Hezbollah, qu’à l’accord de Meerab, conclu en 2016 avec les FL, grâce auxquelles il a pu accéder à la présidence après que Saad Hariri, qui soutenait au départ la candidature de Sleiman Frangieh (chef du parti Marada, pro-Hezbollah), fut mis devant le fait accompli.

En initiant l’accord de Meerab et en appuyant le compromis présidentiel dans le but de barrer la route au candidat Sleiman Frangieh considéré comme un plus grand mal, Samir Geagea a ainsi fait des heureux : Aoun et Hariri, qu’il a contribué à « marier » en s’excluant de l’équation après s’être aliéné les pôles souverainistes du 14 mars (Kataëb, etc.) et s’être rendu « dispensable » aux yeux de Hariri qui a trouvé son intérêt dans son alliance politique et électorale avec Aoun et le parti au pouvoir (CPL).

Un ménage à trois

Distanciation de Hariri d’avec l’un (Geagea) et rapprochement avec l’autre (Aoun) favorisés par la conjoncture géopolitique (victoire du régime syrien), mais aussi par une concordance dans certains dossiers « juteux » reliés à l’électricité (location de deux navires-centrales), le gaz offshore, etc. Sans négliger l’affaire de la démission forcée de Hariri depuis Riyad (4 novembre 2017), approuvée par Geagea et désapprouvée par Aoun, avec tout l’imbroglio qui l’a accompagnée et suivie, laquelle eut pour effet de jeter un froid entre Geagea et Hariri et souffler plus de chaleur entre ce dernier et Aoun pour son rôle et ses démarches diplomatiques visant à  « libérer » son premier ministre.

Les effets pervers de l’accord de Meerab et du compromis présidentiel trouvent leur éloquente illustration dans le schéma des alliances électorales où aucune alliance n’a été conclue entre les Forces libanaises et le CPL, tandis que le Courant du Futur et le CPL font campagne ensemble dans plusieurs circonscriptions clés, même si des alliances entre le Futur et les FL ont été conclues, à l’arraché, dictées par un intérêt électoral ponctuel et, probablement, par des desiderata saoudiens.

Il n’en demeure pas moins que le parti des Forces libanaises sort floué, déçu par un accord de Meerab qui a beaucoup plus profité à Aoun et qui a isolé Geagea en lui faisant perdre ses alliés chrétiens du 14 mars, en plus du principal allié sunnite (Courant du Futur), sans lui avoir fait gagner grand-chose de sa (pseudo-)réconciliation avec Aoun par laquelle il espérait gagner au change.

Cette mésaventure et ces mauvais calculs ont toutefois conduit le parti des FL à rajuster le tir afin de rétablir, petit à petit, les ponts avec ses anciens alliés, notamment le parti Kataëb avec lequel il a réussi, in extremis, à nouer des alliances électorales dans quelques circonscriptions (Beyrouth, Zahlé, Nord, Jezzine), qui auraient pu (ou dû) se compléter dans d’autres circonscriptions clés du Mont-Liban (Metn, Kesrouan, Jbeil…) afin de ne pas disperser les voix de la même base souverainiste et augmenter les chances du CPL et ses satellites dans la région (pro-Hezbollah et pro-syrien).

En effet, le jour des élections, nous verrons une même base, souverainiste, se diviser, voire se morceler, au profit de l’axe Damas-Téhéran, et ceci à cause des erreurs de calculs, de l’imprévoyance et des égarements du leadership souverainiste.

La souveraineté du Liban, grande oubliée des débats

Il convient aussi de déplorer, dans les campagnes en cours, un net recul du thème de la souveraineté nationale, pourtant plus brûlant que jamais après la victoire du régime dictatorial en Syrie, grâce au tandem Téhéran-Moscou, et par ricochet du Hezbollah qui déjà aliène l’État libanais par son grignotage graduel des institutions, lequel est appelé à s’accélérer après sa victoire en Syrie.

En effet, à part le « rappel » du thème de la souveraineté nationale et du refus des armes illégales par les Kataëb et leurs alliés, et surtout par le candidat Nadim Gemayel (digne fils de l’illustre Béchir), cette question cruciale est quasiment absente d’une campagne dénaturée et dévoyée, qui se déroule sur une carte électorale craquelée, dominée par le « réalisme politique » (euphémisme pour « défaitisme ») et le discours électoral « neutre » ou « neutralisé », portant sur la neutralité dite positive et la distanciation par rapport aux conflits régionaux, dans un souci de « stabilité », et non plus sur le désarmement de la milice du Hezbollah, conformément à la constitution et aux résolutions 1559 et 1701 de l’ONU.

Cette « realpolitik » est principalement représentée par le premier ministre sortant, Saad Hariri, qui a baissé la barre des revendications légitimes pour lesquelles nombre de ses compagnons de route et ses proches collaborateurs se sont sacrifiés, dans le dessein, sans doute, de devenir un « premier ministre entrant », étant donné la conjoncture favorable à ses (ex-)ennemis et les opportunités économiques qui s’offrent à lui.

En effet, un bémol fort suspect a été mis à son discours politique qui ne réclame plus la dissolution de la milice du Hezbollah, ni le démantèlement de son mini-État dans l’État, mais se contente d’exiger sa « distanciation » par rapport aux conflits régionaux (laquelle, à ce jour, ne s’est pas encore concrétisée). Autrement dit, ladite milice peut garder ses armes, devenues illégales, pourvu qu’elle ait l’amabilité de ne les utiliser, ni à l’externe, ni à l’interne.

Quelques nouveaux venus…

Au réalisme politique d’un « Futur » qui a oublié son passé, est venu s’ajouter un réalisme sociétal, représenté par des acteurs de la société civile (ONG, collectifs citoyens, etc.) qui, à la faveur des crises sociétales et, surtout, la crise des déchets, ont fait leur entrée dans la scène politique, et par la suite dans la danse électorale en espérant décrocher quelque siège et avoir leur mot à dire dans la chose publique.

Afin de se démarquer de la classe politique jugée, à juste titre, confessionnelle et corrompue, ladite société, se voulant laïque et transcommunautaire, a mélangé les serviettes avec les torchons et envoyé le tout à la lessive, ce qui lui a aliéné une bonne partie de l’opinion publique acquise aux principes souverainistes, d’autant plus que le thème de la souveraineté n’est pas en tête des priorités du mouvement civil, celui-ci faisant également preuve, à sa manière, de réalisme, et voulant adopter une nouvelle approche plus pragmatique, dans un esprit d’efficacité.

Par conséquent, ce sont les thèmes (très importants) de la transparence, de la bonne gouvernance, du développement, de la croissance économique qui prennent le dessus sur le thème – plus important – de la souveraineté nationale, dans la pensée « civile ».

Ces acteurs sociaux, en refusant de mettre la main dans la main, pourtant propre, de certaines factions politiques comme les Kataëb, desservent à la fois la cause sociétale qu’ils défendent, ainsi que la cause souverainiste défendue par les forces traditionnelles d’opposition qui comprennent, en plus des Kataëb et d’autres formations, les Forces libanaises qui s’opposent à l’establishment de l’intérieur du gouvernement où elles siègent, même si leur tonus a quelque peu baissé depuis qu’elles sont prises en sandwich entre l’accord de Meerab avec Aoun, auquel elles tiennent, et leur intérêt politico-électoral avec Hariri, d’où leur position inconfortable et peu enviable.

Sur ces entrefaites, le mouvement civil aurait tout intérêt à s’unifier lui-même d’abord (étant victime de ses propres divisions et rivalités), réviser sa position extrême de rejet en bloc de la classe politique et collaborer avec les factions, traditionnelles ou non, telles que les Kataëb, les Forces libanaises, le Parti national libéral, et autres acteurs politiques qui partagent ses principes d’intégrité et de bonne gouvernance tout en défendant la cause souverainiste à laquelle, d’ailleurs, les activistes de la société civile ne sont nullement insensibles, le différend entre les deux parties reposant sur un ordre de priorités : souveraineté ou réforme d’abord.

*        *        *

C’est en s’unifiant, « société civile » et « société politique » (souverainiste) que les deux pourront faire front aux forces aliénantes et opérer le changement voulu vers un Liban libre, propre et prospère. Une charte de bonne conduite et de coopération entre les deux parties pourrait tenir lieu de garant et servir de point de départ sur des bases saines.

L’union de ces deux «sociétés» (civile et politique) fera la force, voire la puissance capable de purger le pays de tous ses corps étrangers, de corriger ses malformations, d’élaguer les mauvaises « branches armées » de son Cèdre, d’étendre les palmes de ses forces armées nationales, de le débarrasser de la vermine qui le ronge, de nourrir ses racines et se nourrir de sa bonne sève, et de le faire flotter bien haut, tout verdoyant, sur le beffroi du monde libre.

Share.

About Author

Ronald Barakat

Sociologue et Journaliste (Beyrouth – LIBAN)

1 Comment

  1. Souveraineté par rapport à qui ? Israel ? les USA ? les puissances occidentales ? l’Arabie saoudite ? la Syrie ? l’Iran ? la Russie ? la Chine ? etc …Dans chaque pays on utilise des termes qui, localement, signifient quelque chose de compris automatiquement pour le citoyen lambda. Mais le terme souveraineté est compris de façon souvent radicalement différentes selon les sociétés. Dans le cas libanais, on aimerait avoir une note de bas de page nous indiquant comment ce terme est compris par l’auteur ou par le citoyen libanais moyen. Car j’ai cru comprendre qu’une partie des Libanais considère que c’est l’Etat d’Israël, voire l’Arabie saoudite et son allié américain qui menacent la souveraineté du Liban d’où la nécessité d’une force de résistance bien armée jouissant d’alliés solides alors qu’une autre partie des Libanais considère que le danger réside en Syrie, même si ce pays a été affaibli par plusieurs années de guerre, car ce pays a des alliés qu’on aime moins que les alliés d’Israël ?

Leave A Reply