TUNISIE – Elections législatives et présidentielles : doutes sur les dates, sur les perspectives et sur les alliances

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Les élections présidentielles et législatives tunisiennes, qui devraient être organisées au suffrage universel avant la fin de cette année 2014, sont dans tous les esprits cet été. Les deux grandes questions qui taraudent les Tunisiens sont : quand et qui ?

Les modalités de l’organisation des élections est sans aucun doute le casse-tête politique tunisien du moment.

En effet, la question des élections a mis en évidence les grandes divergences entre des formations politiques qui promeuvent avant tout leurs intérêts partisans et non l’intérêt national. Aussi, la question de l’organisation d’élections législatives concomitantes ou bien séparées des élections présidentielles était devenue le principal enjeu du débat qui animait les différentes composantes politiques tunisiennes.

L’absence de consensus sur cette question a donné lieu à des reports successifs d’une décision, de la part des partis politiques engagés dans le « Dialogue national », devenu de plus en plus opaque. Et ce n’est que le 13 juin dernier qu’une majorité de deux tiers (12 partis contre 6) a finalement opté pour que les élections législatives aient lieu avant les présidentielles.

C’est ainsi que s’est conclu le long feuilleton de lobbying qui s’est surtout centré sur le bras de fer entre les islamistes d’Ennahdha et le nouveau parti de Béji Caïd Essebsi, ancien notable du régime de Ben Ali, Nidaa Tounes.

Ennahdha s’était d’abord déclaré en faveur de l’organisation d’élections concomitantes, avant de se raviser en faveur d’élections séparées, préférant que les législatives aient lieu avant les présidentielles. Nidaa Tounes était au contraire favorable à la tenue d’élections présidentielles avant les élections législatives, la figure dirigeante de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi, très apprécié des sondages, espérant une victoire suivie d’un effet « locomotive » aux législatives. Par la suite, Béji Caïd Essebsi avait même présenté une proposition soutenant la simultanéité des deux élections, configuration probablement encore plus à son avantage.

Toutefois, Nidaa Tounes s’est finalement résigné à s’accorder sur le consensus apparu autour de la position d’Ennahdha, plusieurs petits partis ayant rallié sa proposition. Ce consensus a permis aux partis engagés dans le Dialogue national d’éviter un vote de l’Assemblée constituante, dominée par Ennahdha ; mais le résultat du dialogue, en définitive, n’est pas différent de ce que l’on pouvait attendre du rapport des forces existant à l’intérieur de la Constituante.

L’Instance supérieure indépendante pour les Élections (ISIE) a donc présenté un projet de calendrier électoral, fixant le scrutin législatif au 26 octobre 2014, le premier tour des présidentielles au 23 novembre et le second tour au 28 décembre.

Cependant, le doute demeure quant à la réalité de ce calendrier : le 17 juin, le président de l’ISIE, Chafik Sarsar, juriste spécialisé en droit constitutionnel, a brusquement déclaré, lors d’une conférence portant sur « les problématiques de la législation électorale et les élections de 2014 », que les dispositions transitoires prévues par la nouvelle constitution tunisienne, concernant le déroulement des élections, prêtent à de multiples interprétations. Selon lui, certaines interprétations impliqueraient que les élections présidentielles devraient être organisées avant les législatives. Il a donc évoqué la possibilité de repousser les élections au-delà de l’année 2014…

Rien ne semble donc réellement fixé et les dates proposées par l’ISIE pourraient être récusées dans les jours ou les semaines à venir.

L’incertitude nimbe aussi les éventuelles alliances qui se font et se défont dans les coulisses des négociations…

À ce stade, on peut pointer du doigt deux grands challengers… et les autres.

Le 30 avril dernier, en effet, le sondage de l’Institut Emrhod avait mis en évidence le net progrès de Nidaa Tounes, aux dépens d’Ennahdha.

Nidaa Tounes était passé de 25,7% des intentions de vote (au mois de mars 2014) à 23% (au mois d’avril) ; mais Ennahdha, son grand rival, passait de 20,9% (en mars) à 17,2% (en avril).

Quant aux autres formations, elles se partageaient les miettes d’un électorat très dispersé… Le Front populaire, coalition de partis de gauche conduite par le leader communiste Hamma Hammami, demeurait à la troisième position tout en enregistrant une baisse : il était passé de 7,7% des intentions de vote à 4,3%. Le parti de Moustapha Ben Jaffar (l’actuel président de l’Assemblée constituante), Ettakatol (parti de centre-gauche qui avait fait alliance avec Ennahdha et le Congrès pour la République, formant ainsi la Troïka qui a géré l’après-révolution et rédigé la constitution), était en quatrième position, passé de 1,9% à quelques malheureux 2,3%, devant le Congrès pour la République (CpR – autre parti de centre-gauche, conduit par l’actuel président, Moncef Marzouki), qui régressait de 2,4% des intentions de vote à un dérisoire 1,8% (on rappellera que, lors de l’élection de la Constituante, le CpR avait obtenu près de 15% des voix)…

Autant dire que les deux petits poucets de la Troïka, qui avaient accepté la direction des affaires avec le géant Ennahdha, n’ont pas su convaincre et se voient poussés vers la sortie par une opinion publique qui cherche son salut ailleurs que dans la social-démocratie promue par les Ben Jaffar et Marzouki…

Suivaient Al-Joumhouri, sixième, avec 1,8% (+0,2%), devant Tayar El Mahabba, le parti du riche homme d’affaire Hechmi Hamdi, crédité de 1,5% (+0,1%), l’Alliance démocratique, qui a chuté de 1,8% à 1,2%, et Ettahrir, passé de 1,2% à 1%. Al Moubadara de Kamel Morjane était au dixième rang, progressant de 0,5% à 1%.

Toutefois, l’électorat apparaît très volatile et les sondages eux-mêmes, qui se succèdent, montrent la difficulté de prendre le pouls de l’opinion.

Ainsi, un autre sondage, plus récent, réalisé ce mois de juin par SIGMA, s’il confirme la prédominance des challengers, met en évidence d’autre tendances, à savoir, d’une part, l’écart important qui séparerait Nidaa Tounes et Ennahdha et, d’autre part, la défiance qui semble se faire jour à l’égard des deux favoris.

Ainsi, selon cet institut de sondage, Nidaa Tounes obtient 41,3% des intentions de vote en juin, contre 50,5% en mai, 46,9% en avril et 52,3% en mars. La chute est sensible.

Quant à Ennahdha, il obtient 24% en juin, contre 28,7% en mai, 35,3% en avril et 33% en mars. La baisse des intentions de vite est également importante pour le parti islamiste : c’est la première fois qu’Ennahdha obtiendrait moins de 25% des voix.

Toujours troisième, le Front populaire, en hausse, obtient 6,2% en juin, contre 5,1% en mai, 5,1% en avril et 3,7% en mars. Ettakatol demeure au quatrième rang avec 3,9% en juin, contre 3,1% en mai, 1,9% en avril et 1,4% en mars. Cinquième, le CpR obtient 2,6% en juin, contre 1% en mai, 2,7% en avril et 2,6% en mars. Le parti de Moncef Marzouki arrache cette cinquième place à Al-Joumhouri, rétrogradé à la 9ème place (derrière les partis Al-Moubadra, Al-Mahabba et Wafa) tout en maintenant en juin ses 2,3% d’intentions de vote notés en mai, contre 1,6% en avril et 2,6% en mars.

Notons que le taux d’abstentionnisme annoncé par tous ces sondages est très important : la majorité des Tunisiens ne semble pas concernée par les élections. Rappelons que, lors des élections de l’Assemblée constituante, le 23 octobre 2013, le taux d’abstention avait été de 48% : sur les 7.569.824 électeurs potentiels, seulement 4.300.000 avaient voté le 23 octobre 2011.

Tout l’enjeu préélectoral sera ainsi, pour les partis en lice, de capter les voix des actuels abstentionnistes.

Ainsi, la seule tendance générale que l’on pourrait identifier serait un retour de l’électorat en faveur d’anciens potentats du pouvoir bénaliste, dont beaucoup ont intégré les rangs de Nidaa Tounes.

Et il faut encore préciser que, si Béji Caïd Essebsi est désormais le candidat officiel de Nidaa Tounes aux présidentielles, Ennahdha, qui paye le prix de la gestion désastreuse des deux gouvernements qu’elle a présidés, n’a pas encore communiqué le nom de son candidat. La question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’impopularité de ses principaux leaders, à commencer par les deux anciens premiers ministres, Hamadi Jebali et, surtout, Ali Larayedh, complique sérieusement la donne.

Les principaux acteurs de la révolution, de gauche et centre-gauche ou de la mouvance islamiste, semblent donc rejetés par la majorité des Tunisiens, y compris l’actuel président provisoire de la république, Moncef Marzouki, qui a pourtant récemment déclaré, lors d’une interview télévisée, qu’il prendra sa décision de se porter candidat aux élections présidentielles un mois avant la date du scrutin, tout en affirmant qu’il ne démissionnera pas, commettant ainsi une bévue de plus, de celles qui ont forgé son image de personnage grotesque ; en effet, la loi électorale oblige les candidats potentiels à annoncer leur candidature deux mois avant la tenue scrutin…

Mais, selon les derniers sondages, Nidaa Tounes n’aurait pas (ou plus) de majorité absolue et devrait dès lors s’adjoindre une formation pour gouverner… Ennahdha ?

Ou bien Ennahdha pourrait-il essayer de former une coalition sans Nidaa Tounes ?

C’est semble-t-il l’espoir de Moncef Marzouki, auquel beaucoup de ses anciens partisans reprochent de vouloir désormais suivre Ben Jaffar dans une attitude de soumission à l’égard d’Ennahdha, en calquant ses positions sur le parti islamiste. Cependant, Marzouki et le CpR, qui ne représente guère plus grand chose en terme de poids électoral dans le paysage politique tunisien, ne seraient plus le premier choix d’Ennahdha.

Le parti islamiste, qui mise encore sur un score supérieur à 30% aux législatives, a annoncé qu’il ne formera pas d’alliance pour les élections parlementaires et se présentera donc seul. Ennahdha demeure cela dit favorable à une entente concernant les élections présidentielles, dans la mesure où les leaders islamistes semblent convaincus qu’Ennahdha ne pourra pas les remporter.

C’est d’ailleurs dans ce contexte que l’on peut comprendre la nouvelle stratégie électorale d’Al-Joumhouri. En effet, le leader de ce parti, Ahmed Nejib Chebbi, multiplie, depuis le mois de juin, les appels en faveur du parti de Rached Ghannouchi, en espérant gagner son soutien et devenir le prochain président de la république de Tunisie.

Mais ces fragiles constructions politiques peuvent s’effondrer à tout moment. Ainsi, depuis le dimanche 15 juin, plusieurs petites formations qui gravitaient dans une alliance constituée autour de Nidaa Tounes, les composantes de gauche de l’Union pour la Tunisie tout particulièrement, se sentent larguées et presque trahies par leur puissant allié, après l’annonce faite par Béji Caïd Essebsi de l’intention de Nidaa Tounes de présenter ses propres listes pour les élections législatives, revenant sur ce qui avait été convenu au sein de l’alliance, de présenter des listes communes.

Cette décision malheureuse pourrait bien déforcer la position dominante de Nidaa Tounes… Mais on peut aussi considérer que, si Nidaa Tounes a choisi de faire cavalier seul, c’est probablement parce que ses dirigeants ne veulent pas prendre le risque de cautionner en têtes de listes des candidats de gauche peu ou moins connus, voire tout à fait invisibles, notamment dans les régions de l’intérieur de la Tunisie.

Evidemment, les trahisons font partie des jeux et calculs du théâtre politique tunisien ; et tout peut basculer tant que les bulletins de vote ne sont pas dans les urnes…

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Haythem Belhassen Gabsi

Juriste (Droit International et Questions africaines) - (Tunis – TUNISIE)

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