TUNISIE – Les écueils de la justice transitionnelle

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L’Instance Vérité et Dignité (IVD) a quitté la route ; elle vogue désormais à la dérive…

Le processus de la justice transitionnelle en Tunisie a commencé en janvier 2011 avec la participation des instances gouvernementales, judiciaires, des composantes de la société civile et l’appui des organisations internationales, à la suite de la révolution contre un système oppresseur qui perdura des décennies, commença sous Bourguiba, se poursuivit sous Ben Ali (et ne cessa pas réellement d’exister sous la Troïka [ndlr : le gouvernement de transition qui suivit la révolution, dominé par le parti islamiste Ennahdha] ni jusqu’à aujourd’hui).

Il s’agit d’un ensemble de mécanismes judiciaires et non-judiciaires dont la visée est de préparer l’accès à la démocratie, d’éviter un conflit et des entraves administratives, de faire face au passé et au présent afin  d’instaurer l’État de droit.

Le projet de loi sur la justice transitionnelle a été rédigé par un comité technique créé par le ministère des droits de l’Homme et de la justice transitionnelle, sur les bases des résultats d’une consultation organisée sur le plan national entre avril et octobre 2012. Approuvé par le gouvernement en décembre 2012 et remis au président de l’Assemblée constituante pour être soumis aux délibérations, il a été adopté en séance plénière le 15 décembre 2013, après avoir reçu une série d’amendements.

La loi organique n° 2013-53 sur la justice transitionnelle, que nous résumons ici, défend le droit à la vérité, le droit aux réparations, la lutte contre l’impunité, la garantie de non-répétition des délits et sévices et la préservation de la mémoire nationale. En œuvrant pour la reconnaissance des violations des droits de l’Homme et l’intégration des souffrances des victimes à la mémoire nationale, la justice transitionnelle vise la réconciliation des citoyens entre eux et avec les institutions.

Elle est mise en œuvre à travers quatre mécanismes interdépendants : les procès, la recherche de la vérité, les réparations et les réformes institutionnelles, qui correspondent aux droits fondamentaux de l’Homme reconnus et entérinés par les Nations Unies (le droit à la justice et à un recours ; le droit à la vérité ; le droit aux réparations ; le droit aux garanties de non répétition).

L’objectif est donc de rétablir la vérité sur les atteintes aux droits de l’Homme, perpétrées avant et pendant la révolution de 2011. Elle concerne les anciens prisonniers politiques, les victimes du bassin minier de 2008, les martyrs et blessés de la révolution, les proches et les familles des victimes. Tout citoyen ayant subi des violations de ses droits (restriction sur la liberté d’expression, de mouvement, discriminations dans l’accès aux soins et  l’éducation…) peut témoigner des injustices et des sévices subis.

Le dialogue national sur la justice transitionnelle a été lancé en 2012 en concertation avec des organisations internationales dont le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme (HCDH) et le Centre international pour la Justice transitionnelle (ICTJ), qui ont accompagné ce processus en fournissant une expertise technique et un soutien logistique au comité technique et au ministère des droits de  l’Homme.

La loi relative à l’attribution et à l’organisation de la justice transitionnelle prévoit la création de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), chargée de rechercher la vérité sur les violations commises depuis 1955 jusqu’au 31 Décembre 2013, de reconnaître les victimes et de mettre en place un fonds pour leur réhabilitation. Elle prévoit également la création de chambres spécialisées au sein de certains tribunaux tunisiens afin de juger les auteurs de violations massives (tortures, disparitions, exécutions arbitraires, violences sexuelles…) commises depuis l’indépendance.

Enquêter, dévoiler la vérité, établir la liste des victimes, recueillir leurs témoignages, identifier les responsabilités de l’État et de ses institutions, créer une base de données sur les violations sont les tâches de l’Instance.

Elle est investie d’une mission importante, celle d’administrer un programme de réparations qu’elle aura mis en place, « un fonds des victimes de l’oppression  pour la réparation et la réhabilitation », afin de fournir une aide sociale et psychologique à ceux dont le besoin est urgent. La loi prévoit aussi la création d’un « comité d’arbitrage et de réconciliation » qui devrait, avec l’accord des victimes, examiner les demandes de réconciliation déposées par les personnes soupçonnées de violations des droits de l’Homme, de crimes économiques et de corruption. La décision du comité sera transmise aux tribunaux concernés.

La loi attribue à l’Instance de proposer des recommandations en matière de réformes politiques, administratives, économiques, sécuritaires, judiciaires, éducationnelles, médiatiques et culturelles et de « criblage » administratif en vue de prévenir la répétition de la répression, de la violation des droits de l’homme et de la mauvaise gestion des fonds publics. L’article 43 de la loi  crée au sein de l’IVD, un « comité d’examen de la fonction publique et de la réforme des institutions ».

L’instance a un mandat limité de 4 ans reconductible une fois pour une seule année pour terminer les tâches qui lui sont dévolues. Elle est composée de 15 membres qui ont été choisis parmi plus de 380 candidatures au sein de l’Assemblée constituante en mai 2014. Les conditions d’éligibilité sont détaillées dans l’article 20 de la loi relative à l’Instance : 4 membres ont été choisis en tant que représentants d’associations de victimes et de défense des droits de l’homme, les autres ont des compétences en rapport avec la justice traditionnelle comme la médecine, les sciences sociales, la documentation, avec un quota établi pour  les spécialités juridiques (magistrats, juges administratifs, avocats) et pour des spécialités en sciences religieuses et en finances.

Voilà pour le cadre juridique, qui apparaissait satisfaisant…

Mais, de la théorie à la pratique, il y a parfois un pas de géant que les nains ne peuvent franchir.

Ainsi, les auditions publiques des victimes de plus de cinquante ans de dictature, retransmises en « prime time » sur la chaîne publique, les 17 et 18 novembre, ont été émaillées de dérives graves.

Tout d’abord, la précipitation qui a accompagné le lancement des auditions à exhiber les victimes au grand public n’est certainement pas anodine, quand on pense à la conjoncture actuelle et aux élections municipales prochaines : il est évident que le parti islamiste Ennahdha, dont les partisans sont majoritaires au sein de l’IVD, est désormais pressé de marquer des points et de surprendre l’opinion publique en s’affichant comme la première victime des exactions commises sous Bourguiba et Ben Ali.

Certes, personne ne conteste les faits. Mais, choisir de mettre l’accent télévisuel sur des victimes nahdhaouies, insister sur l’aspect victimaire comme si le parti islamiste avait le  monopole du militantisme, c’est mettre la main sur l’histoire de la Tunisie et la confisquer dans un but électoraliste, et c’est aussi passer sous silence les années 1960 et 1970, époque à laquelle le pays connut des grèves et des arrestations arbitraires nombreuses, qui visaient moins les islamistes que la jeunesse, dressée contre la répression féroce de Bourguiba hostile aux revendications des étudiants et lycéens avides de liberté et de leurs droits fondamentaux.

Bien sûr, les sept victimes de violations graves choisies par l’Instance Vérité et Dignité ont présenté des témoignages fort émouvants, poignants et dignes, mais cette focalisation sur la souffrance des islamistes prouve un parti pris, plus que douteux, dans les intentions de l’Instance.

Dix-neuf autres auditions publiques sont déjà programmées, qui se poursuivront durant plus d’une année. Les candidats aux élections municipales prochaines ne manqueront pas de se saisir de cette émotion de l’opinion publique, et de la manipuler.

La supériorité numérique des victimes islamistes présentées actuellement devant l’Instance apparaît dès lors délibérée, calculée ; leur nombre au sein même de l’IVD est contestable, surtout quand on se rend compte que le quorum légal n’est pas respecté, du fait des démissions de nombreux membres opposés à certaines pratiques loin d’être transparentes. Les démissionnaires n’ont pas été remplacés, et leurs postes restent curieusement vacants !

À la suite de ces auditions publiques, beaucoup reprochent à l’IVD l’absence des bourreaux, responsables des sévices physiques et psychologiques. « C’est l’un des objectifs majeurs non atteints », souligne Hachmi Ben Frej, ancien militant de Perspectives, mouvement de gauche qui s’est opposé à la répression de Bourguiba. « La société civile a été écartée des décisions prises, ce qui est à déplorer. », ajoute-t-il. Ezzeddine Hazgui, ancien perspectiviste, remarque en outre que des films sur la torture tel que La mémoire noire de Hichem Ben Ammar ainsi que des ouvrages d’anciens prisonniers d’opinions ne semblent guère intéresser l’Instance.

« Il faut veiller à l’indépendance de l’Instance de tous les partis politiques, car Ennahdha a droit de veto et s’oppose au recrutement de personnes issues de la gauche. », constate Laroussi Amri, membre démissionnaire de l’IVD. « Pour le moment, il n’y a que deux témoignages de personnes appartenant à la gauche. Certes, beaucoup ont boycotté l’Instance pour le peu de visibilité de son travail, ce que je déplore. Mais, le fait est là. », conclut-il.

Il est certain que l’IVD est l’outil d’une mutation historique importante pour la Tunisie, car dévoiler la vérité sur des épisodes sombres où sévices, irrégularités administratives et juridiques de spoliation, de torture, de marginalisation et de discrimination furent nombreuses, les déceler pour pouvoir les divulguer publiquement, est crucial dans le processus démocratique. « Prendre des dispositifs nécessaires pour que les instances judiciaires puissent opérer est nécessaire, afin que le processus de régulation et de réhabilitation des victimes qui ont été touchées par des formes d’injustice flagrantes aboutisse. », remarque Zeineb Cherni, militante perspectiviste. « Mais, l’IVD n’est pas représentative des divers courants politiques et des corps professionnels, des personnes morales et de militants. »

Les spectateurs des deux séances d’auditions ont été ébranlés par des témoignages douloureux produits devant l’Instance, d’autant plus qu’ils ont été les jouets d’une forme de désinformation, à savoir que les témoignages furent accompagnés d’un discours victimaire extrêmement culpabilisant… Il serait judicieux de diversifier les témoignages, de les multiplier, de les dépassionner par des interventions d’historiens, d’intellectuels, d’écrivains, de journalistes et de militants pour apporter un éclairage plus subtil et éviter les états d’âme et les réactions à chaud.

La présence des responsables des sévices est en outre primordiale si l’on veut que toutes les parties témoignent, si on veut qu’elles dialoguent enfin, de sorte que la réconciliation puisse aboutir, puisque les excuses publiques et les mains tendues sont l’ultime objectif de ces séances.

Des exemples devraient interpeller les citoyens tunisiens, comme le cas de l’Argentine où la commission nationale sur la disparition des personnes a permis d’établir la vérité sur le sort de nombreux disparus et d’identifier des responsables d’exactions et de violations. Des procès sont encore en cours pour les crimes commis. De nombreuses associations ont obtenu des réparations et le rapport final de l’instance pour la vérité fut intitulé « Nunca mas ! » (« Jamais plus ! »).

Et bien entendu celui del’Afrique du Sud, où la transition a été le résultat d’un processus négocié car les acteurs politiques se sont efforcés d’être pragmatiques en insistant sur la réconciliation pour éviter des actes de vengeance, des violences irrationnelles et un bain de sang, et pour maintenir le niveau économique du pays. Les responsables des violations étaient invités à dévoiler ce qu’ils avaient fait au sein d’un « comité d’amnistie ». Plus de 20.000 victimes ont livré leurs témoignages et plus de 7.000 responsables ont demandé l’amnistie. Si de nombreuses demandes ont été refusées, peu de procès ont cependant eu lieu. La société civile y demeure très active dans son combat pour la justice et les réparations.

En Tunisie aussi, la précarité de la situation économique, politique et sécuritaire et les nombreux défis à relever exigent une justice transitionnelle réfléchie, consciente des difficultés réelles que traverse le pays.

Le rôle de la société civile est déterminant dans un contexte pénible. Même si la justice est imparfaite, le fait que les victimes prennent la parole et témoignent de ce qu’elles ont enduré, le fait que les responsables reconnaissent leur implication dans un système répressif est primordial pour réhabiliter la mémoire collective, pacifier les relations, mettre fin à l’impunité, permettre à la société d’accéder à un fonctionnement pacifié et démocratique.

La vigilance de la société civile et de l’appareil judiciaire est de mise, car il reste tant à faire pour que justice se fasse et que l’on s’attelle à des dossiers important tels que ceux de la lutte contre la corruption, de la réforme de l’enseignement, des médias, de la réécriture de l’histoire, entre autres.

Le devoir de transmettre aux générations futures les moyens de lutte contre l’autoritarisme, l’arbitraire et la répression est un devoir impératif.

Et il est abominable qu’une institution honorée des noms de « Vérité » et « Dignité » devienne la proie de factions partisanes aux appétits bassement électoralistes.

 

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Tounès THABET

Écrivaine - Journaliste (TUNIS)

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