KURDISTAN – Silence européen sur le martyre des Kurdes de Turquie

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Le destin des Kurdes de Turquie se joue aussi en 2016.

Depuis le début de l’année 2016, la situation n’a cessé d’évoluer au Kurdistan syrien. De véritables bouleversements ont eu lieu dans les régions kurdes de Turquie et au Rojava [ndlr : situé dans le nord de la Syrie, le long de la frontière turque, le Rojava comprend les trois cantons kurdes de Syrie, à savoir la Cizire et Kobanê ; et le canton d’Afreen, isolé au nord-ouest d’Alep].

Kobanê, qui fut longtemps assiégée par l’État islamique (EI), a été libérée fin janvier 2015 et, parrallèlement, d’importantes victoires se sont succédées dans le canton de la Cizire, qui ont permis la connexion entre les deux cantons : désormais, les forces kurdes contrôle tout le nord-est et le centre-nord de la Syrie. Elles ont aussi beaucoup progressé dans la région de Hasakah, Al-Shaddadi et Tell Abyad.

L’espoir qu’avait nourri Ankara de voir les cantons kurdes s’affaiblir sous les coups de l’EI s’est ainsi peu à peu volatilisé, et ce malgré les attaques fréquentes de l’armée turque dont l’artillerie, positionnée de l’autre côté de la frontière, a bombardé les forces kurdes pour enrayer leur progression face à l’EI, provoquant la mort de nombreux civils. Les objectifs sont à présent de libérer d’ar-Raqqah (la capitale de l’EI), Manbij et Jarabulus, des objectifs qui sont sur le point d’être atteints.

Concernant les Kurdes de Turquie, 2015 s’était annoncée comme une heureuse année également : bien que fragile, le processus de paix entre le gouvernement turc et la résistance kurde avait  abouti à la signature des accords de Dolmabahçe, le 28 février 2015, entre le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et le Parti démocratique des Peuples (HDP – parti kurde de Turquie, de sensibilité socialiste, représenté au parlement turc), d’une part, et les représentants du gouvernement turc, d’autre part.

Les députés du HDP, lors de la conférence de presse qui avait suivi l’accord, ont communiqué les dix points convenus entre le leader du PKK, Abdullah Öcalan, toujours emprisonné en Turquie, et le gouvernement, une feuille de route qui devait servir de base pour une résolution de la question kurde.

Le 21 mars de la même année, jour de Newroz (le nouvel an kurde), une déclaration historique d’Abdullah Öcalan appelait le PKK à organiser un congrès afin de planifier le désarmement de sa guérilla.

L’AKP déclare la guerre à la population kurde de Turquie

Toutefois, les processus de paix s’est très rapidement dégradés, malgré ces avancées :  dès avril 2015, la désastreuse stratégie que le gouvernement de l’AKP (le parti du président Erdoğan, au pouvoir en Turquie) a mis en œuvre à l’intérieur de ses frontières a été le point de départ d’une nouvelle guerre sans merci, l’armée turque dirigeant des opérations directement contre la population kurde, en Turquie même cette fois.

Ce revirement du président Erdoğan s’explique en partie dans le contexte de la campagne qui a précédé les élections législatives du 7 juin 2015 : les sondages avaient annoncé une nette victoire du HDP, ce qui risquait d’anéantir le projet de l’AKP, d’obtenir la majorité absolue au parlement de Turquie.

Les accords de paix ont non seulement été brutalement balayés, et sans explications, mais les zones où la guérilla, désarmée, n’était plus en position de force ont été soudainement bombardées ; et ont commencé des manœuvres de sabotage de la campagne électorale du HDP, doublées par des attaques racistes de la part de groupuscules turcs ultranationalistes, ouvertement encouragés par le gouvernement du président Erdoğan, et ce jusque dans les médias. Les sièges du HDP ont ainsi été attaqués à travers tout le pays, comme à Ankara, où le bureau central du HDP a été incendié ; et les arrestations des membres de partis se sont multipliées sous divers prétextes, ainsi que les manœuvres d’intimidations à l’encontre de la population kurde.

Mais ces mesures oppressives et brutales, engagées à grande échelle, ont été décidées dans un contexte plus profond et plus large que celui des élections ; il s’est très vite avéré que les accords de paix n’avaient été qu’un moyen d’affaiblir la résistance du PKK et que l’AKP a toujours eu l’intention de promouvoir une politique visant à systématiquement faire taire les revendications du peuple kurde.

À cette fin, le régime de l’AKP n’a pas hésité à mobiliser ses groupuscules paramilitaires, mais aussi des cellules de l’État islamique agissant en coordination avec les services secrets turcs (le MIT). Les auteurs des attaques, bien que formellement connus par les services de l’État, n’ont à ce jour jamais été poursuivis en justice.

Cependant, malgré les nombreuses tentatives de sabotages, le HDP a largement dépassé le seuil anti-démocratique des 10% aux élections du 7 juin 2015 ; ce fut le point de départ de nouvelles atrocités, pour lesquelles le gouvernement turc a mobilisé l’armée, des crimes qui se poursuivent à ce jour.

Par ailleurs, le régime de l’AKP, qui avait ainsi perdu sa majorité parlementaire, a annoncé des élections anticipées, qui ont eu lieu en novembre de la même année ; et le gouvernement a triplé par la même occasion ses efforts pour réduire définitivement la voix du peuple kurde, visant à ce que le HDP ne dépasse plus, cette fois, les 10%.

Entre le 7 juin 2015 et les élections du premier novembre, plus de 258 civils ont été tués par les forces militaires turques dans les villes kurdes de Turquie. Trois attaques à la bombe (à Diyarbakir, Suruç et Ankara) ont été perpétrées par des citoyens turcs dont les liens avec l’État islamique ont été révélés. Et plus de 190 attaques de meutes ultranationalistes contres les sièges du HDP ont eu lieu, à travers tout le pays.

Le HDP a toutefois maintenu son score, obtenant 11% des voix, en dépit d’élections complètement déséquilibrées et dans un contexte d’intimidation et de guerre totale.

Depuis, la vague de répression s’est durcie, dans 7 provinces et 21 districts de la région kurde, où des couvre-feux illimités ont été imposés. Plus de 1.200 civils ont été assassinés à ce jour.

Ces couvre-feux, qui s’appliquent dans l’illégalité absolue et en violation la plus totale du droit international, ne visent aucunement la guérilla kurde, mais les civils kurdes ; cependant, la plupart des civils tués, par les forces militaires de l’État turc, parmi lesquels de nombreux enfants et personnes âgées, ont été désignés par le gouvernement turc comme étant des « terroristes », afin de justifier les massacres.

Actuellement, des maires kurdes, élus avec plus de 90% des voix, sont systématiquement incarcérés ; et le gouvernement envisage de procéder à la destitution de l’ensemble des maires issus du HDP, pour les remplacer par des fonctionnaires nommés par le gouvernement lui-même.

Des villes Kurdes détruites, des civils massacrés, des milliers de réfugiés…

Plusieurs villes ont été en grande partie détruites par les chars d’assaut et l’artillerie lourde des forces militaires turques ; et environ 500.000 habitants se sont vus contraints de se réfugier dans d’autres villes.

Le centre historique de la ville de Diyarbakir, vieux de 7.000 ans et abritant des églises, des synagogues et des mosquées ainsi que de nombreux sites classés par l’Unesco au patrimoine mondial, a été entièrement détruit par les bombardements turcs ; et l’accès à la vieille ville reste encore interdit à ce jour.

Plusieurs délégations du Parlement européen qui se sont rendues sur place se sont heurtées au refus des autorités d’autoriser l’accès aux zones où les couvre-feux ont été déclarés ; ce fut la cas de Kati Piri, le rapporteur officiel du Parlement européen pour la Turquie, à qui les autorités ont interdit l’entrée dans le district de Sur lors de sa dernière visite dans la région kurde.

En mars, avril et mai 2016, le HDP a multiplié les rencontres avec les présidents de tous les groupes politiques au sein du Parlement européen, avec des représentants du Conseil de l’Europe, avec des commissaires de l’Union européenne, des ministres des affaires étrangères de nombreux pays… Les émissaires du HDP n’ont eu de cesse de répéter que la gravité des massacres devait sans plus tarder recevoir une réponse ferme de l’Union européenne, partenaire privilégié de la Turquie. Mais les représentants kurdes ont fait face à une inertie totale des institutions européennes et internationales face à ce qui commence à ressembler, sinon  à un génocide en cours, au moins à une forme d’épuration ethnique. Il y a eu certes quelques réactions de présidents de groupes, mais la position de l’Union et des institutions européennes n’a pas dépassé le stade de ces simples déclarations. Tout au contraire…

L’Union européenne se tait, Erdoğan tue

Confortée par l’accord  de coopération conclu avec l’Union européenne sur la question des réfugiés, la Turquie continue sa politique meurtrière contre le peuple kurde, avec un sentiment de totale impunité, et les villes kurdes sont quotidiennement bombardées par l’armée alors qu’elles n’ont pas encore eu le temps d’être évacuées de ses habitants.

Aussi longtemps que l’Union européenne, le Conseil de l’Europe et les Nations-Unies ne se positionnent pas clairement contre les crimes contre l’humanité en cours dans la région du Kurdistan, cette politique criminelle de l’État turc amplifiera les massacres et le nombre des réfugiés ne cessera de croître, augmentant la déstabilisation de l’ensemble d’une région déjà soumise à des tensions extrêmes. C’est pourquoi une position commune ferme et une condamnation nette à l’égard de l’État turc sont devenues plus qu’urgentes.

Par ailleurs, il est important de rappeler que la rance et le Royaume-Uni, qui, dans le cadre des accords de Sykes-Picot, avaient divisé la région en 1916 sans prendre en considération l’existence même du peuple kurde, ont la responsabilité historique d’intervenir auprès des Nations-Unies, pour que le Conseil de Sécurité de l’ONU prenne enfin des mesures concrètes visant à faire respecter le droit à l’autodétermination du peuple kurde, dont la pleine reconnaissance est une condition sine qua non pour une paix durable dans la région

Depuis le 20 mai 2016, sous la lourde pression du président Erdoğan, la Grande Assemblée nationale de Turquie a voté pour la levée de l’immunité parlementaire de 138 députés kurdes, par le biais d’un amendement constitutionnel provisoire. Une mesure rendue possible grâce aux efforts conjoints d’une alliance nationaliste turque antikurde formée par le régime de l’AKP au pouvoir, le Parti du Mouvement nationaliste (MHP) et le Parti républicain du Peuple (CHP).

Cette motion cible spécifiquement le HDP, en permettant la poursuite de 53 de ses députés (sur 59 élus), qui devront répondre d’accusations sans fondement. Cette levée de l’immunité parlementaire doit bien sûr être comprise comme un coup politique dont le but est d’exclure les Kurdes et les minorités ethniques représentées par le HDP au Parlement.

Ce coup politique est également un pas décisif vers le remplacementde la déjà faible démocratie parlementaire en Turquie par un « régime présidentiel de type turc », dans lequel les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire seraient indirectement rassemblés dans les mains du président…

En 1994 déjà, l’immunité parlementaire des députés kurdes du Parti de la Démocratie (DEP) avait été levée, permettant leur incarcération sous prétexte de « lutte contre le terrorisme »…

Vingt-deux ans plus tard, le régime Erdoğan réitère ce même scénario. Une grave erreur !

Plutôt que de résoudre la crise, l’exclusion du parlement des représentants kurdes ne fera qu’aggraver le conflit en Turquie. Dans un climat politique dans lequel chaque individu critiquant le président Erdoğan est stigmatisé en tant que « traître », « terroriste » ou « partisan du terrorisme », la fermeture de la représentation parlementaire aux kurdes ne fera qu’accroître l’autoritarisme, l’instabilité politique, la violence et la polarisation ethnique.

Compte tenu de la manipulation de la législation dont abuse le gouvernement de l’AKP, comme mécanisme répressif envers les maires kurdes, les journalistes, les universitaires pro-paix et les citoyens qui manifestent pour promouvoir une véritable démocratie en Turquie, aucun procès équitable n’est à attendre de la part des tribunaux où seront jugés les députés du HDP arrêtés.

Mais, après tout, la décision de la Grande Assemblée nationale de Turquie n’a pas de lien ni avec la constitution ni avec la loi.

La levée de l’immunité et l’exclusion des députés du HDP du parlement découlent en effet d’un choix politique, qui fait primer l’autoritarisme sur la démocratie et la guerre sur la paix, imposé de force par le régime de l’AKP à tous les peuples qui vivent en Turquie, au peuple turc lui-même.

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Eyyup DORU

Représentant du Parti démocratique des Peuples (parti pro-Kurde) en Europe

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