TURQUIE – Ankara va-t-il quitter l’OTAN ?

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Devenue « partenaire de discussion » avec les États membres du traité de Shanghai, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan ne cache plus ses velléités de se rapprocher de l’axe Moscou-Pékin. Éconduite par Bruxelles depuis des années, lassée de présenter sa candidature, sans cesse repoussée, à une hypothétique entrée dans l’Union européenne et courroucée par les remontrances à répétitions de Washington avec laquelle elle multiplie les divergences de vue en matière de politique régionale, Ankara a pris la direction de l’est ; et sa participation à l’Alliance atlantique semble de moins en moins se justifier…

Après avoir hésité à soutenir les révolutions arabes –comme l’ont montré, par exemple, l’arrivée tardive d’Ankara sur la scène libyenne et le peu de succès dès lors recueilli par Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, lorsqu’il prononça son discours à Bengazi-, la Turquie de l’AKP [ndlr : parti islamiste au pouvoir dirigé par Recep Tayyip Erdogan] s’était toutefois ravisée en faveur des formations politiques sœurs, des Frères musulmans notamment, qui s’imposaient ici et là au fur et à mesure que se propageait le « Printemps arabe ».

En Tunisie (Ennahdha) ou en Égypte, ces « islamistes modérés » accédèrent au pouvoir par les urnes, à l’instar de l’AKP en Turquie. Les Frères musulmans surent se présenter comme une force incontournable de la révolution syrienne également ; et la Turquie renonça brusquement aux bonnes relations diplomatiques et économiques qui avaient été patiemment construites, dix ans durant, avec le gouvernement de Bashar al-Assad.

Des revirements qui ont donné, durant ces trois ou quatre dernières années, l’impression que l’AKP menait une politique étrangère discordante et chaotique, illisible en tout cas ; mais qu’il est désormais possible, avec le recul, de comprendre et d’interpréter.

Mais le coup de poker que l’AKP a ainsi pris le risque de jouer en pariant sur le succès des révolutions arabes s’est révélé désastreux pour la politique extérieure régionale de la Turquie, après que la révolution syrienne, abandonnée par l’Occident, a tourné à l’insurrection islamiste sous l’impulsion du salafisme le plus radical, après qu’Ennahdha s’est épuisé à l’usure d’un pouvoir mal utilisé et après que le coup d’État militaire, en Égypte, a rejeté les Frères musulmans dans une opposition clandestine que le nouveau raïs du Caire tente d’éradiquer par tous les moyens (un coup d’État qu’Ankara n’arrive toujours pas à avaler, se refusant à reconnaître le gouvernement du président al-Sisi, en revanche applaudi des deux mains par les puissances occidentales). La Turquie est même parvenue à rompre ses relations avec Israël, contrainte de fermer son ambassade à Tel-Aviv, après qu’il s’est avéré que l’AKP avait apporté un soutien financier déterminant au Hamas.

Un échec presque total, donc, pour l’AKP, qui n’a pas pu atteindre le but qu’il caressait : repositionner la Turquie comme la tenante du leadership du monde islamique sunnite, qu’elle avait été à l’époque ottomane, avant d’être réduite à un rôle périphérique peu glorieux sous l’impulsion de Moustafa Kemal, qui, de l’avis des chefs de l’AKP, a fait du pays une banlieue insignifiante de l’Europe.

Mais cette politique de soutien aux mouvances islamistes conservatrices n’a pas eu que des conséquences régionales ; elle a aussi crispé les alliés occidentaux de la Turquie et distendu les liens qui l’attachent encore à l’Union européenne et à l’OTAN. Plus récemment, un nouveau choix de politique régionale a derechef et très sérieusement mis à mal ces liens, agaçant Washington au point que le président Obama a téléphoné à son homologue turc pour lui signifier de vive voix son ressentiment, lorsqu’il s’est avéré qu’Ankara soutenait –et de plus en plus ouvertement- l’État islamique (DAESH), d’une part en facilitant le transit de djihadistes du monde entier qui gagnent la Syrie via les aéroports turcs et en n’hésitant pas non plus, d’autre part, à commercer librement avec l’EI, qui exploitent les champs pétrolifères passés sous son contrôle et exporte impunément le brut vers la Turquie, avec la complicité des autorités turques, pour des montants quotidiens qui avoisinent le million de dollars, en termes de bénéfices, une manne inépuisable employée par l’EI pour financer sa guerre en Syrie et en Irak.

Cette politique a fait profondément ressentir ses conséquences négatives lorsque le gouvernement du président Erdogan a rechigné à autoriser l’aviation des États-Unis à utiliser les bases militaires de l’OTAN établies en Turquie pour frapper les djihadistes de l’EI et, plus encore, lorsque, tout un temps durant, il a refusé le passage aux Peshmergas irakiens vers la ville de Kobanê, enclave kurde de Syrie adossée à la frontière turque et qui était la cible de violents assauts de la part des combattants de l’EI. Une attitude qui a provoqué l’ire du président Obama, dont les pressions ont finalement eu raison –mais partiellement seulement- des velléités d’Ankara, qui, sans vergogne, joue la carte « DAESH » contre les revendications d’indépendance des Kurdes de Syrie.

Ces événements et les frustrations, doutes et défiances qui en ont naturellement résulté de part et d’autre ont plus ou moins occulté une autre transition que la Turquie met aujourd’hui en œuvre dans le domaine de ses relations extérieures…

En 2013, en effet, Ankara a obtenu un statut de partenaire avec les États membres du traité de Shanghai. Or, l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), dont l’influence croissante au Moyen-Orient et, plus largement, dans les rapports est-ouest est trop souvent négligée par les analystes, a précisément pour objet de mettre un terme à la progression de l’Alliance atlantique qui, depuis la chute de l’URSS (1989-1992), n’a cessé de s’étendre toujours plus à l’est, sans hésiter à empiéter sur l’espace régional contrôlé par la Confédération de Russie, comme l’ont illustré le cas de la Géorgie et, plus récemment, celui de l’Ukraine (avec, à chaque fois, une réponse ferme du président russe, Vladimir Poutine, qui, depuis son accession à la tête de la Confédération de Russie, a clairement fait montre de son intention de rendre à son pays un statut de puissance mondiale et, à tout le moins, de préserver son influence régionale dans l’ancien espace soviétique).

Signé le 15 juin 2001, le traité de Shanghai associait à l’origine la Russie et la Chine, auxquelles s’étaient jointes quatre républiques d’Asie centrale, ex-soviétiques -à savoir le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Tadjikistan-, initialement dans le but de garantir la stabilité régionale après l’éclatement de l’URSS.

Toutefois, principalement sous l’impulsion du président de la Confédération de Russie, Vladimir Poutine (élu en 2000), le traité va connaître plusieurs révisions qui vont progressivement réorienter les objectifs de l’OCS : d’une coopération régionale qui visait à assurer l’intangibilité des frontières des voisins concernés, l’OCS a rapidement pris une orientation militaire, d’une part, tournée contre la progression de l’OTAN vers l’est, d’autre part.

Ainsi, en 2004, puis en 2005, des accords de coopération entre les forces armées des États membres sont entérinés et la volonté de promouvoir un « ordre mondial plus juste » est affirmé, tandis que plusieurs États sont associés à l’organisation avec le statut d’observateurs, alors que les États-Unis et le Japon (un de leurs proches alliés en Asie), qui avaient demandé leur adhésion au traité, voient leur candidature rejetée par la conférence de Pékin, siège de l’OCS. Parmi les États qui se rapprochent de l’OCS, l’Iran, qui, sous sanctions internationales occidentales impulsées par Washington, brise de la sorte un peu plus sont isolement en se rapprochant de la Chine (dont les besoins pétroliers croissants trouvent dans cette alliance une réponse intéressée) et de la Russie poutinienne, bien décidée à mettre le holà à l’expansion atlantiste en Europe centrale ; et l’Inde, ardemment courtisée par Washington, mais dont le gouvernement formé par le premier ministre Manmohan Singh, issu du parti du Congrès et leader de l’Alliance progressiste unifiée (arrivée au pouvoir à l’issue des élections législatives de 2004), rejette la politique qualifiée « d’impérialiste » en Asie centrale et condamne l’intervention en Afghanistan.

Les objectifs de l’OCS se précisent encore en 2005, lors de la conférence d’Astana (Kazakhstan), avec la révision du traité, qui réoriente l’organisation en tant qu’alternative à l’OTAN, dans le but de contrer l’influence mondiale des États-Unis et de mettre un terme aux « révolutions de couleurs » promues par Washington et qui visent à renverser les gouvernements pro-russes en Europe centrale, comme en Géorgie ou en Ukraine. Les déclarations du gouvernement russe sont alors sans ambiguïté : l’OCS devient sa priorité, bien plus déterminante que sa participation au G8 ou que ses relations bilatérales avec plusieurs États membres de l’Union européenne ; et d’aucun n’hésitent pas à évoquer une forme de « renaissance du Pacte de Varsovie »… La conférence exige en outre le démantèlement des bases militaires états-uniennes implantées en Asie centrale depuis le début de l’intervention en Afghanistan, en 2001, en Ouzbékistan et au Kirghizistan notamment (deux États qui, par ailleurs, se sont depuis lors sensiblement rapprochés de la Chine pour écouler leurs productions gazière et pétrolière, dont l’échec de la guerre en Afghanistan a privé les multinationales états-uniennes, incapables de construire les oléoducs et gazoducs qui devaient relier ces États, à travers le territoire afghan, aux ports de commerce pakistanais de Gwadar et Karachi).

On constate donc une évidente ambiguïté dans le choix de la Turquie, qui participe à la fois à l’OTAN et, depuis 2013, à l’OCS. À moins que cette ambiguïté ne soit qu’apparence et qu’il s’agisse plus exactement d’un processus de réalignement procédant du remaniement profond de la politique étrangère turque, un processus de glissement entrepris par l’AKP depuis 2011…

La question est aussi : qu’est-ce que la Turquie fait dans l’OTAN ? Quel avantage déterminant la Turquie aurait-elle à poursuivre son partenariat avec ses actuels alliés occidentaux ? A priori, cette alliance de circonstances, qui participait à l’orientation occidentale prise par la Turquie contemporaine, n’a aujourd’hui plus aucune raison d’être, alors que, tant en politique intérieure qu’en matière d’affaires étrangères, l’AKP a résilié la promesse d’allégeance d’Ankara à l’Occident.

On comprendra, dès lors, la bonne entente qui a présidé à la rencontre des deux chefs d’États russe et turc, le 1er décembre 2014, à Ankara ; une rencontre qui s’est achevée par une ferme poignée de mains entre Reccep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine, après qu’a été conclu un accord d’approvisionnement gazier de la Turquie par Moscou. La Turquie, qui peine à combler son déficit énergétique (d’où le commerce pétrolier à peine dissimulé avec l’État islamique), ne pouvait qu’accueillir favorablement cette main tendue par le président russe, qui, pour marquer l’événement, s’était fait accompagner par une délégation d’une dizaine de ses ministres. La Russie s’est en outre engagée à construire la première centrale nucléaire turque…

La Turquie et la Russie, déjà liées par des accords économiques très étroits, ont en outre décidé d’accroître leurs échanges, aujourd’hui estimés à 33 milliards de dollars annuels, pour les porter à 100 milliards d’ici 2020. Dans cette perspective, la Turquie profitera certainement du contexte de tensions qui crispent Moscou et Bruxelles, depuis que l’Union européenne (UE) a décidé de mettre en œuvre des sanctions économiques à l’encontre de la Russie dans le cadre de la crise ukrainienne (des sanctions auxquelles Moscou avait immédiatement réagi en refoulant les importations de marchandises en provenance de l’UE, essentiellement issues du secteur agricole) ; autant de marchés que la Turquie a déjà commencé de reprendre à son bénéfice…

Seul point de désaccord entre les deux hommes, la question syrienne : tandis que Moscou soutient son dernier allié arabe, Bashar al-Assad, Ankara travaille à sa chute et encourage les factions djihadistes qui lui servent par ailleurs à affaiblir les milices kurdes, menace pour l’intégrité territoriale de l’État turc que le président Erdogan prend désormais très au sérieux.

Toutefois, la donne a largement changé ; et il est de plus en plus certain que le président syrien conservera son siège : « Bashar al-Assad fait partie de la solution au problème syrien », a récemment déclaré le médiateur de l’ONU, Staffan de Mistura, devant le Conseil de Sécurité, dépassé par l’expansion de l’État islamique (EI), en Irak et en Syrie. Il n’est donc plus question pour aucun gouvernement, plus même pour Paris qui avait pourtant été particulièrement véhémente à son égard, de réclamer la tête du président syrien, qui est désormais presqu’ouvertement associé aux opérations militaires de la coalition internationale menée par Washington contre l’EI.

Aussi, un renforcement de la participation de la Turquie à l’OCS, dont la plupart des États membres ne lui demanderont jamais aucun effort en termes de démocratisation du régime, et la garantie qu’un partenariat privilégié avec la Russie lui assurerait en matière de contrôle de ses frontières ne devraient pas manquer de séduire le président Erdogan, de plus en plus enclin à se comporter en autocrate et de plus en plus décidé à claquer la porte de l’Occident.

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Pierre Piccinin da Prata

Historian and Political Scientist - MOC's Founder - Editorial Team Advisor / Fondateur du CMO - Conseiller du Comité de Rédaction

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