TURQUIE – Épuration ethnique, guerre civile et démocratie mourante

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Cela fait un certain temps que le président du gouvernement de l’AKP, Recep Tayyip Erdogan a lancé sa machine infernale dans le but de s’arroger tous les pouvoirs en Turquie, en visant d’abord celui qui lui posait personnellement le plus de problèmes, la Justice, et sans oublier la sécurité intérieure ou encore la nécessaire mainmise sur les organes de presse pour quelqu’un qui ambitionne d’imposer ses quatre volonté à un peuple qui a récemment connu la démocratie.

Par ailleurs, l’intensification de sa politique répressive envers l’opposition, avant le coup d’État manqué de juillet 2016 déjà, et l’ampleur inouïe qu’elle a atteint après cet événement inespéré par l’AKP indique sans ambiguïté qu’Erdogan a décidé de devenir un président de type « a la turca », expression de plus en plus usitée pour désigner le modèle de pouvoir autoritaire inspiré du système de gouvernance dominateur et religieux jadis en vigueur dans l’Empire ottoman.

Ce modèle islamo-autocratique refusera d’admettre l’existence en Turquie d’autres forces politiques que lui-même.

Or le Parti démocratique des Peuples (HDP), formation kurde, est le seul parti qui se risque à jouer un véritable rôle d’opposition face aux ambitions anti-démocratiques démesurées du président Erdogan (« se risque », car ce rôle est désormais périlleux et expose ceux qui l’endosse à un nombre incalculable de dangers) ; et c’est pourquoi le régime de l’AKP emploie les appareils judiciaire et militaire, désormais pleinement à son service,  pour se débarrasser des adhérents à ce parti.

Pour ce faire, Erdogan n’a pas reculer devant la perspective d’une alliance avec l’extrême droite turque (représentée par le Parti d’Action nationaliste – MHP), une section nationaliste du Parti républicain (CHP), et d’anciens activistes ultranationalistes présents au sein de l’appareil d’État, connus pour avoir été impliqués dans l’affaire « Ergenekon » [ndlr : organisation secrète alliant l’extrême droite, divers acteurs politiques et de hauts responsables de l’armée, accusés de conspiration contre l’État et arrêtés entre 2007 et 2009].

Cette alliance, créée sur une base antikurde, agit désormais directement à l’encontre de la population kurde de Turquie ; elle accélère une politique féroce à son égard. Depuis plus d’un an et demi, en effet, dans les régions kurdes de Turquie, la reprise de la politique de colonisation turque par l’État oppose une guerre physique ouverte contre la population civile kurde ; les médias internationaux en parlent peu, mais c’est bien d’une guerre qu’il s’agit, menée avec des chars d’assauts et de l’artillerie lourde, en marge de laquelle le gouvernement d’Erdogan procède à une destruction sans précédent du patrimoine historique attestant de la culture kurde : le centre historique de Sur, classé patrimoine de l’Unesco, a été entièrement rasé en 2015 ; sept villes ont été complètement détruites, des couvre-feux illégaux et sans fins ont « justifié » la mort d’environ 400 civils et le conflit a entraîné le déplacement de centaines de milliers de personnes.

C’est une nouvelle phase d’épuration ethnique qui est en cours –certains parlent d’un énième génocide-, sous les yeux et dans le silence du monde entier.

Liberté et citoyenneté

Sa « Liberté » a toujours été la principale préoccupation du peuple kurde depuis la création de la république de Turquie, fondée sur une idéologie fondamentalement raciste rejetant non seulement toutes les différences ethniques et les niant juridiquement tout en imposant des politiques assimilatrices à l’échelle étatique. Les Kurdes n’ont jamais été considérés comme des citoyens kurdes, mais comme des citoyens turcs « venant des montagnes ».

Les Kurdes de Turquie ont toutefois pu bénéficier de quelques sommaires avancées politiques, au cours du temps, et le processus de reconnaissance de l’identité kurde avait quelque peu évolué ; mais les derniers événements et l’accélération de l’établissement d’une forme de dictature par l’AKP remettent aujourd’hui en question ces progrès. En outre, les Kurdes de Turquie, comme tous les autres citoyens, se retrouvent confrontés à la disparition de l’État de droit en Turquie : la justice n’est plus indépendante, la presse est totalement contrôlée par les organismes liés à l’État, plus aucune chaîne de télévision, plus aucun journal critique ne sont autorisés à diffuser. Les journalistes et universitaires qui dénoncent les dérivent totalitaristes du pouvoir sont emprisonnés, et les employés ordinaires des diverses administrations de l’État soupçonnés de désaccord avec l’AKP et ses alliés ont été remplacés par des partisans de cette nouvelle coalition qui n’autorise qu’un seul discours, conforme à la pensée d’Erdogan.

Parallèlement, des milliers d’enseignants kurdes ont été destitués de leurs postes et la quasi-totalité des maires des villes de la région kurde, élus démocratiquement (dans la plupart des cas avec plus de 70-80% des voix), ont été remplacés par des administrateurs dépêchés par l’État central.

Mais ce sont aussi des élus qui se retrouvent en prison : dix députés du HDP ont été arrêtés et sont actuellement en détention.

Être kurde en Turquie est d’autant plus dangereux qu’une nouvelle vague de racisme est en outre stratégiquement encouragée et propagée par le gouvernement de l’AKP.

Les cas d’agressions verbales ou physiques envers des Kurdes ont été rapportés dans plusieurs  lieux ; c’est souvent le cas dans les villes du nord du pays, où « kurde » signifie terroriste pour la plupart des gens.

La « vengeance » du président

Après les récents attentats, mais surtout après le coup d’État militaire raté de juillet dernier, le gouvernement de l’AKP a immédiatement saisi l’occasion de s’attaquer sous divers prétextes à tout élément qui pouvait nuire à son expansion idéologique et a commencé aussitôt des purges impitoyables à travers tout le pays (fonctionnaires de l’État central, intellectuels, académiciens et enseignants turcs, partisans du mouvement kurde, etc.).

Concernant les Kurdes, Erdogan ne cache pas ses intentions : il veut empêcher que les Kurdes accèdent à un statut politique propre au Proche et Moyen-Orient.

Pour cela, il est prêt à mettre tous les moyens en œuvre pour que les Kurdes n’acquièrent aucune autonomie ou indépendance politique en Syrie ou en Irak, et bien évidemment en Turquie non plus.

Les demandes d’autonomie et d’autogestion des villes kurdes de Turquie ont donc été réprimées violement depuis 2015. Des villes comme Sirnak, Cizre, Silopi sont au nombre des sept villes qui ont été en grande partie détruites et dont les habitants ont été obligés d’abandonner leurs logements.

Inimaginable, en ce début de XXIème siècle : le gouvernement de l’AKP envisage même de modifier radicalement la démographie ethnique des villes kurdes concernées en remplaçant les populations kurdes déplacées par des réfugiés arabes sunnites venus de Syrie ainsi que par d’autres migrants, turcophones, les Turkmènes de Syrie. Des mesures odieuses, mais qui permettraient à l’AKP de reconfigurer la balance ethnique de la région et de renforcer son électorat, après l’octroi du droit de votes aux nouveaux arrivants.

À bien considérer ces événements, on peut s’attendre au pire des scénarios, si les forces démocratiques kurdes, turques et européennes n’arrivent pas à stopper la folie d’Erdogan, à savoir celui d’une guerre civile et ethnique.

Les guerres, en général, accentuent les extrémismes de part et d’autre. La destruction acharnée des villes kurdes par l’armée turque a créé une très grande incompréhension qui a fait place à une profonde rancœur dans la population kurde. La seule solution pour empêcher une polarisation passe naturellement par l’acceptation de toutes les diversités culturelles, ethniques et sociales en Turquie. Le HDP représente en cela les vraies couleurs de la Turquie ; mais en s’attaquant à ce dernier comme il est en train de le faire, le régime turc vise à accroître d’avantage l’exaspération et l’intolérance.

Les attentats récents rendent difficile la démarche de paix, mais rien n’est anéanti encore ; et il faut garder espoir car il est encore temps d’inverser le processus en cours, la solution étant le retour de toutes les parties à la table des négociations, comme cela avait été accepté entre le président du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Ocalan (toujours en prison), et le précédent gouvernement turc.

Les influences étrangères

La Turquie est un pays qui doit répondre devant des instances internationales, comme une majorité d’autres pays. Elle est membre du Conseil de l’Europe, de l’OTAN et est candidate à l’Union européenne. Ces différentes instances, fondées sur les principes démocratiques, ont l’obligation de porter leur attention sur les failles de la Turquie et de rappeler son gouvernement à l’ordre pour qu’il respecte les valeurs sur lesquelles il s’est engagé en apposant sa signature.

Le Conseil de l’Europe a déjà fait plusieurs appels pour que l’État turc retourne à la table des négociations avec les parties kurdes, et l’Union européenne a fait de même. Le Parlement européen a dernièrement fait une demande de gel temporairement des relations entre l’Union européenne et la Turquie. Certains pays membres de l’UE ont commencé un embargo militaire, car la Turquie ne respecte pas les Droits de l’Homme et les critères de Copenhague en la matière, qui sont les valeurs fondamentales de l’UE. Il y a eu par ailleurs plusieurs délégations de l’UE qui se sont rendus sur le terrain et qui ont confirmé que la Turquie s’éloignait totalement de la démocratie et se tournait vers un totalitarisme militaire.

Mais tout ces gestes n’ont apparemment pas suffit à faire reculer l’AKP.

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La question de l’avenir des Kurdes de Syrie n’est pas encore claire. Lorsque l’armée syrienne a commencé à regagner du terrain dans certaines zones, Ankara s’est empressée d’entamer des pourparlers avec Al-Assad pour prévenir l’obtention d’un statut politique par les Kurdes dans la région.

Cette même tactique a été poursuivie au travers de négociations avec Téhéran et Moscou.

Le régime syrien et le gouvernement de l’AKP se seraient finalement entendus, selon plusieurs sources, sur un compromis qui assurait l’évacuation d’Alep par les rebelles soutenus par la Turquie, en échange du maintien de l’armée turque déjà déployée dans une partie du nord de la Syrie (en territoire kurde), comme dans les villes d’Azaz, Jarablus et Al-Bab, dans le but d’empêcher l’union territoriale des trois cantons kurdes autonomes.

Pourtant, dans ces cantons, un système fédéral a été ébauché, qui pourrait servir de modèle pour la Syrie : les gouvernements des cantons qui se sont mis en place à la faveur de la révolution intègrent toutes les ethnies présentes dans ces territoires (Arabes, Turkmènes, Assyro-chaldéens, etc.). Un véritable symbole porteur d’espoir pour la région.

 

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Eyyup DORU

Représentant du Parti démocratique des Peuples (parti pro-Kurde) en Europe

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