TURQUIE – Les relations turco-syriennes : de l’amour à la haine…

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Après avoir suivi les principes kémalistes pendant quatre-vingts ans, avec plus ou moins de succès, la Turquie s’apprête à adopter une ligne de conduite différente à la suite de l’accès au pouvoir en 2002 du Parti pour la Justice et le Développement (AKP), attaché aux valeurs traditionnelles et à l’Islam. Avec le premier ministre Recep Tayyip Erdoğan (devenu président de la république turque), issu d’une classe socioéconomique défavorisée, l’AKP a réussi à consolider sa base populaire et à prendre le contrôle des industries dans des villes clés du pays comme Istanbul, Ankara et Adana. Le changement au pouvoir, passant du parti de gauche kémaliste à celui de centre-droite populiste, ne transforme pas seulement la politique intérieure de la Turquie, mais aussi sa politique étrangère et sa perception des relations internationales.

Des notions nouvelles, connues sous le nom de la « doctrine Davutoğlu », s’ajoutent désormais au vocabulaire diplomatique des décideurs turcs comme la « profondeur stratégique » et le « zéro problème avec les voisins ».

Le promoteur de cette doctrine inédite, c’est Ahmet Davutoğlu, universitaire, diplomate et membre de l’AKP. Elle constitue le leitmotiv officiel de la politique extérieure de l’AKP bien avant la nomination de Davutoğlu au poste de ministre des Affaires étrangères, en 2009.

Sa doctrine se résume à dire que, en vertu de ses liens historiques et de son importance stratégique, la Turquie ne peut pas se contenter d’un groupement international unique ou de s’associer à une seule région, comme l’Union européenne, le Moyen-Orient ou une organisation de la Méditerranée : la Turquie a besoin de nouvelles orientations qui tiennent compte des développements régionaux et globaux.

Parmi les volets constituant la doctrine, se trouve, comme il a été mentionné plus haut, le « zéro problème avec les voisins » ; le principe étant la réconciliation avec eux dans le but de renforcer la sécurité et l’intégralité du territoire. Car les gouvernements turcs précédents ont traité les pays voisins avec beaucoup de défiance, souvent pour des raisons de sécurité. En s’engageant et en cherchant à reconstruire des rapports positifs avec le voisinage, l’AKP envisageait de transformer, jusqu’ici, une position régionale défensive de la Turquie. La politique de « zéro problème » menée par le gouvernement d’Erdoğan a visé à repositionner la Turquie au centre de la plateforme régionale, tant sur le plan économique que politique. Elle a stimulé les échanges commerciaux et les investissements dans l’économie nationale. En outre, la Turquie a pu jouer le rôle d’intermédiaire actif dans plusieurs dossiers chauds, dont le programme nucléaire iranien, les négociations entre Israël et la Syrie ou encore la réconciliation (précaire) entre les deux mouvements palestiniens, le Fatah et le Hamas.

Avant la rébellion de 2011, Ankara a pu porter ses relations avec Damas au niveau de partenariat stratégique, toujours en vertu de la politique mentionnée ci-dessus. Notons que l’apaisement remonte à quelques années déjà… L’expulsion, par Hafez al-Assad, d’Abdullah Öcalan, le leader du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), éjecté du territoire syrien en 1998, a permis de remédier à la source de frictions dans leurs relations. Par la suite, les liens turco-syriens se sont renforcés, surtout après la visite de Bachar al-Assad en Turquie, en janvier 2004.

Les Turcs, qui voient dans la Syrie une porte d’entrée dans le Monde arabe, multiplient alors les projets de coopérations économiques, militaires et diplomatiques avec le gouvernement syrien. C’est, par exemple, l’établissement du Conseil stratégique commun et l’instauration d’une zone de libre-échange, en 2007 ; puis, la suppression des visas entre les deux pays, en 2009, alors qu’une cinquantaine de protocoles bilatéraux ont été signés. Les échanges commerciaux, qui étaient peu importants en 2000 (720 millions de dollars), atteignent une valeur de 2,5 milliards de dollars en 2010. Leur coopération comprend également le domaine de la gestion des eaux transfrontalières, à la suite d’un accord afin de construire un barrage sur l’Oronte (en arabe : Nahr al-`Assi). En outre, il a été convenu de faire bénéficier l’agriculture syrienne de l’eau du fleuve Tigre et d’augmenter les quottas d’eau puisée dans l’Euphrate, au-delà de l’accord conclu entre les deux pays en 1987… Au plan diplomatique, les deux pays ont lancé un appel à débarrasser le Moyen-Orient des armes de destruction massive et à définir une solution diplomatique à la question du programme nucléaire iranien.

Le partenariat avec la Syrie était devenu un modèle de réussite de la politique étrangère du gouvernement de l’AKP.

Mars 2011 : la rébellion contre le régime de Bachar al-Assad met à l’épreuve le rapprochement stratégique entre Ankara et Damas…

Le gouvernement d’Erdoğan, qui a espéré maintenir les liens avec le gouvernement syrien, tout en favorisant le dialogue entre l’opposition et le régime d’al-Assad, tente de convaincre ce dernier d’entreprendre des réformes politiques afin de mettre fin à la crise. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la visite de Davutoğlu à Damas et sa rencontre avec le président syrien, en août 2011 ; mais l’entremise turque se solde par un échec…

L’approche sécuritaire du régime syrien, visant à résoudre la crise par la force et les mesures violentes appliquées à l’égard de ses propres citoyens, pousse la Turquie à abandonner sa position initiale et à réorienter sa politique dans la direction du changement de régime. Dorénavant, Ankara s’implique directement dans le soulèvement syrien, de plus en plus militarisé. Dans ce sens, des éléments de l’opposition syrienne s’organisent et se réunissent à Istanbul ; et des soldats déserteurs de l’armée régulière, pour constituer l’Armée syrienne libre (ASL), s’installent au sud-est du pays. Le gouvernement de l’AKP, qui demande à al-Assad de quitter le pouvoir, en novembre 2011, participe, au début de 2012, à la Conférence internationale des « Amis de la Syrie », mais sans réussir à convaincre les acteurs clés, dont les États-Unis, à intervenir militairement ou, au moins, d’établir une zone d’exclusion aérienne en Syrie. En même temps, les autorités turques doivent faire face au problème des réfugiés affluant des zones de conflit.

La crise syrienne soulève dès lors deux questions relatives à la politique étrangère du gouvernement turc, ainsi qu’à son engagement au côté de l’opposition syrienne majoritairement sunnite contre le régime d’al-Assad, réduit par Ankara à la minorité alaouite (10 à 12 % de la population) : le soutien aux Frères musulmans syriens et le dilemme kurde.

Déçue de voir l’inaction de la Communauté internationale, la Turquie opère dorénavant indépendamment avec les rebelles sur le terrain, notamment de concert avec le Qatar.

Alors que les États-Unis et l’UE défendent l’idée de créer une structure opposante inclusive au sein de laquelle toutes les composantes de la société syrienne seraient représentées, la Turquie n’accorde que peu d’attention à la diversité : son favoritisme à l’égard des Frères musulmans est flagrant.

Les racines de l’affinité de l’AKP avec les Frères musulmans se trouvent dans le mouvement islamiste turc Millî Görüş, fondé dans les années 1970 par Necmettin Erbakan, ancien premier ministre turc. Erdoğan, qui n’a jamais dissimulé son soutien à la Confrérie, aurait exhorté al-Assad de rouvrir la porte de la conciliation avec les Frères musulmans, en prélude de leur retour sur la scène politique nationale.

Dans le contexte du soulèvement, Ankara va encore plus loin dans son appui à l’opposition, dès que les Frères musulmans intègrent sa faction armée. Et cela peut s’expliquer par le soutien dont ils disposent au sein de la base électorale de l’AKP. La Turquie soutient d’abord la création du Conseil National Syrien, largement dominé par les Frères musulmans, puis elle apporte de l’aide logistique à l’ASL.

Peut-on décrire comme confessionnel le rôle de la Turquie dans le conflit ? Deux remarques semblent nécessaires à cet égard.

La première, c’est que le gouvernement de l’AKP a précédemment soutenu l’installation de gouvernements islamistes dans des pays arabes dont les sociétés sont religieusement homogènes ou presque (comme en Égypte) et en Lybie. En d’autres termes, le soutien de la Turquie aux islamistes a des fondements politiques et idéologiques.

La deuxième rappelle que le rapprochement entre Damas et Ankara, qui procédait notamment de liens personnels étroits entre al-Assad et Erdoğan, fut fondé sur la base d’intérêts communs divers, sans que le gouvernement de l’AKP tint aucun compte du fait que le président syrien appartenait à la communauté alaouite ou de la perception (erronée) selon laquelle le pouvoir syrien était fondamentalement dans les mains de cette minorité.

L’endurcissement postérieur de la politique de l’AKP envers al-Assad peut donc s’expliquer aussi par des motifs économiques, si l’on se fie à l’analyse de Dilek Yankaya, spécialiste de la politique étrangère turque, qui évoque l’influence de la bourgeoisie islamique de Turquie sur la politique syrienne d’Erdoğan. Selon Yankaya, en effet, cette bourgeoisie, dont les intérêts économiques semblaient inspirer la diplomatie turque au Moyen-Orient, s’est d’emblée positionnée pour le changement de régime en Syrie, régime qui constituait désormais une menace pour le développement économique de la région. L’écrivain truc Kadri Gürsel conclut : « La politique de la Turquie vise à imposer la domination absolue des Frères musulmans sur la Syrie entière. Mais ce scénario est très improbable. »

La question des Kurdes de Syrie, par ailleurs, est étroitement liée à celle des Kurdes de Turquie, une problématique régionale qui perdure depuis le traité de Sèvres, signé le 20 août 1920.

Des populations kurdes chevauchent la frontière turco-syrienne, un fait qui a créé des liens familiaux et des rapports de solidarité entre les Kurdes habitants des deux côtés de la frontière. Le rapprochement entre les deux pays a conduit à l’ouverture de la frontière et, par conséquent, au renforcement des liens existant entre les personnes appartenant à cette ethnie.

Étant donné les innovations qu’a connues le nord de la Syrie depuis 2011, le gouvernement de l’AKP redoute que l’autonomisation des Kurdes syriens n’ait un impact direct sur la stabilité de la Turquie. Le Kurdistan syrien autonome dans un cadre fédéraliste inquiète Ankara ; l’obtention par les populations kurdes de Syrie et d’Irak d’un statut de région autonome pourrait influencer les citoyens turcs d’origine kurde. En effet, Ankara interprète l’intensification des activités du PKK en 2011 et 2012 comme la conséquence du conflit en Syrie, alors que celui-ci les a justifiées par l’arrestation de milliers de ses activistes, et cela malgré l’ouverture démocratique annoncée par le gouvernement de l’AKP en 2009, aux termes du processus de paix engagé avec le PKK.

À l’été 2012, l’armée régulière de Syrie se retire de la majorité des zones habitées par les Kurdes, comme du canton d’Afrine, de celui de Kobanê (Ain al-Arab) et de Ras el-A’in, officiellement pour renforcer ses troupes à Alep, Homs et Damas, en s’assurant de laisser la place à l’Union démocratique du Kurdistan (PYD), équivalent syrien du PKK turc. Autrement dit, le régime syrien a confié une partie de la Syrie à l’ennemi numéro un de la Turquie…

Cette démarche est le résultat d’une entente entre le gouvernement syrien et le PYD, dans le cadre de laquelle Damas obtient la neutralité du parti kurde en échange d’une zone de facto autonome. Il faut rappeler que le PYD de Saleh Muslim a rejoint le Comité national de Coordination pour le Changement démocratique, connu pour sa position en faveur d’un compromis avec le régime syrien…

Pour compromettre les chances des Kurdes d’atteindre leurs objectifs, Ankara engage alors une campagne par procuration visant à réduire la force du PYD. Des groupes djihadistes, dont Jabhat al-Nusra, filiale syrienne d’al-Qaïda, et la brigade Ahfad al-Rassoul lancent des attaques contre des villes contrôlées par le PYD. Un officiel jordanien affirme que des armes provenant de la Turquie seraient « tombées » dans les mains de ces groupes islamistes… En 2013, des signes croissants attestent de la tolérance des autorités turques à l’égard des éléments du Jabhat al-Nusra présents sur leur territoire, utilisé comme base arrière pour ses opérations en Syrie. Notons aussi que la décision de l’administration Obama de mettre al-Nusra sur la liste des organisations terroristes internationales a fortement contrarié le gouvernement d’Erdoğan, qui y a vu un affaiblissement de l’opposition syrienne.

Plus récemment, lorsque l’État islamique (EI – en arabe : Daech) s’attaque à la ville de Kobanê, le gouvernement turc s’abstient de porter son aide aux combattants kurdes. Il conditionne sa participation aux efforts de la Communauté internationale visant à vaincre l’EI en Syrie à un fort soutien parallèle (instruction, entraînement et armement) des rebelles syriens pour faire tomber al-Assad, ainsi qu’à la création d’une zone tampon (buffer zone) comprenant quatre points sur le territoire syrien (l’un d’entre eux incluant la ville kurde de Kobanê), afin d’accueillir et protéger les réfugiés actuellement en Turquie. Au-delà des considérations humanistes du gouvernement de l’AKP, le but sous-jacent de cette zone est sans aucun doute de saper le projet de création d’une zone kurde autonome à sa frontière ; affaiblir le PYD et le parti frère turc, le PKK ; et protéger les zones contrôlées par les rebelles syriens opposés au régime d’al-Assad.

Peu de temps après le déclenchement de la crise, le gouvernement de l’AKP a abandonné la politique de « zéro problème » avec son voisin syrien. Cette politique, qui lui avait permis d’étendre son influence en Syrie pour en faire un État-client fiable.

Le même gouvernement turc, qui a tissé des liens étroits avec un pouvoir dit minoritaire, laïque et allié de l’Iran, appelle plus tard au changement de régime. La question qui se pose cependant est celle-ci : Erdoğan et Davutoğlu ont-ils pris en considération le fait que la guerre en Syrie s’installe dans la durée et celui que l’État syrien se transforme, peu à peu, en « failed state » ?

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Mamduh Nayouf

Sociologist and Political Scientist - Managing Editor for Arabic

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