« J’ai reçu un message de mon rédacteur en chef, pour me dire que la ligne éditoriale était de ne pas fustiger la France et le gouvernement de transition ! »Agressés, interpellés, arrêtés, mis sur écoute…Quelle justice pour les journalistes ?
« C’est ça le paradoxe ! On s’acharne contre les Sanogo, les Yamoussa, les Touré de la Sécurité d’État, les Siméon Keïta et d’autres, pour avoir commis de graves exactions, mais on traine les pieds quand il s’agit d’agressions contre des journalistes. »
De sa voix rauque, s’accoudant de temps à autre à son bureau, Birama Fall ne prend pas de gants quand il s’agit de parler des agressions, interpellations et arrestations qu’il a subies, avec nombre de ses confrères, il y a deux ans, dans les moments où ceux qu’on appelait ironiquement à l’étranger « les militaires de salon de Kati », Sanogo et sa bande, faisaient la pluie et le beau temps. Directeur de publication du bihebdomadaire Le Prétoire, récemment élu président de l’Association des Éditeurs de Presse privée (ASSEP), Birama Fall avait été interpellé par la Sécurité d’État en mai 2012. On lui reprochait des échanges téléphoniques avec un ancien ministre à propos de la publication d’un article qui révélait l’existence d’un charnier à Diago…
– Au lendemain de l’enterrement de ces militaires, les populations de Diago se sont plaintes auprès de leur député, l’ancien ministre Lanseni Balla Keïta. Il m’a appelé lui-même pour me dire qu’il allait me donner un scoop ; j’étais curieux de savoir de quoi il s’agissait. Comme il ne m’appelait pas, je l’ai relancé. Il m’a dit de venir à l’Assemblée nationale ; là-bas, il m’a remis une enveloppe en me disant qu’il avait déjà tout traité. A ma question, il a répondu : « Un charnier ! ».
J’ai ouvert l’enveloppe ; avec des détails très, très précis, les récriminations des populations, et les activités louches menées à Diago et dans ses environs.
De retour au journal, j’ai dit à mon rédacteur en chef qu’on ne pouvait pas traiter le sujet, le contexte ne le permettait pas. Je lui ai demandé de scanner et de détruire l’original. Il avait à peine terminé de scanner le document, que trois agents de la Sécurité d’État débarquèrent pour m’emmener, sous prétexte que je détenais des informations capitales sur le Mali.
Je ne comprenais pas. On venait de faire un papier sur la composition du premier gouvernement de Cheikh Modibo Diarra. J’ai pensé que c’était ça la cause. J’ai fini par me rendre compte qu’il s’agissait de l’affaire de Diago.
Le nom de Birama Fall a ainsi été ajouuté à une liste déjà longue de journalistes arrêtés, interpellés, agressés…
Le temps du « racisme anti-journalistes »
Juillet 2012. Une centaine de journalistes, de professionnels de médias publics et privés, des personnalités politiques et associations de la société civile sont descendus dans la rue pour exprimer leur refus de la terreur qui s’abattait sur le microcosme de la presse malienne. En seulement trois mois, le bilan faisait état de cinq interpellations de journalistes, dont deux avaient été violemment agressés.
À l’époque, la presse avait écrit que le gouvernement était dans l’obligation de faire la lumière sur cette situation, pour ne pas permettre au « Si tu portes plainte, on va te tuer et il n’y aura aucune suite ! » et au « Si tu lèves la tête, je te tue ! C’est vous qui semez la pagaille dans ce pays ! »d’imposer la loi de la terreur.
En effet, Abdrahamane Keïta, alors rédacteur en chef de L’Aurore, et Saouti Haïdara, directeur de publication du quotidien L’Indépendant, ont été enlevés puis violemment agressés.
Birama Fall explique : « Quant à Abdrahamane Keïta, le rédacteur en chef de L’Aurore, on lui reprochait ni plus ni moins ses accointances avec Dioncounda. Les militaires ne voulaient pas voir Dioncounda à la tête du gouvernement de Transition. Ils voulaient coûte que coûte mettre fin à son mandat. C’est un secret de polichinelle : Abdraham est l’ami de Dioncounda, et il écrivait des articles au vitriol contre Cheikh Modibo Diarra, contre Sanogo, contre tout ce qui se passait alors… Ils ont profité de ça pour lui tendre un piège devant le bureau du vérificateur général. C’est là-bas qu’ils l’ont enlevé pour l’emmener dans la zone aéroportuaire. Ils l’ont dépossédé d’un million cinq cent mille francs CFA, de son portable. Ils l’ont sérieusement bastonné. Après, la plainte a été dûment déposée, mais il n’y a jamais eu de suite.
Ce fut ensuite le tour de Saouti. Deux fois… D’abord, une interpellation. Ensuite, quand il a balancé un papier sur les bérets rouges. On a même dit qu’il avait reçu de l’argent à Dakar avec ATT et Semega, pour déstabiliser les jeunes militaires.
Saouti, ils ne l’ont laissé que pour mort. Il a été tellement battu qu’il a eu la clavicule cassée, et diverses autres blessures assez graves. »
Une arrestation de trop…
Alors que la situation devenait de plus en plus dangereuse pour les journalistes, le 6 mars 2013, l’interpellation de Boukary Daou, directeur de publication du Républicain, a sans doute été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Il a été arrêté pour avoir avalisé la publication d’une lettre ouverte adressée au président de transition, Dioncounda Traoré, rédigée par un militaire en mission sur le front (dans le nord du Mali). Le militaire dénonçait le salaire et les autres royalties offerts au capitaine Amadou Haya Sanogo, qui venait d’être bombardé président du Comité militaire pour le Suivi et la Réforme des Forces armées du Mali.
Boukary Daou a été interpellé par la Sécurité d’État, sans que l’on sache ce qu’on lui reprochait concrètement, d’autant moins que le ministère de l’Intérieur se refusait à tout commentaire. Même s’il n’était point besoin de réfléchir à l’infini sur les raisons d’une telle atteinte à la liberté de la presse, dans un pays qui, depuis le coup d’État du 22 mars 2012, était entre les mains de militaires et personnalités politiques évoluant dans un univers où le « racisme anti-journaliste » est la norme.
Une mise en garde sérieuse avait été adressée aux responsables d’organes de presse et aux professionnels de la communication, après que l’État d’urgence avait été décrété, le samedi 12 janvier 2013, sur toute l’étendue du territoire. Dans un communiqué de presse du ministère de la Communication, on pouvait lire : « (…) les décrets instituant cette mesure stipule en son article 14 les dispositions suivantes: conférer aux autorités judiciaires compétentes ainsi qu’au ministre de l’Intérieur, aux gouverneurs et aux préfets le pouvoir d’ordonner en tout lieu des perquisitions de jour et de nuit; habiliter l’autorité administrative compétente à prendre toutes les mesures appropriées pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques ou télévisées, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales (…) »
« Le dimanche 13 janvier, j’ai reçu un message de mon rédacteur en chef pour me dire que la ligne éditoriale était de ne pas fustiger la France et le gouvernement de transition. J’ai tout de suite été saisi par un violent mal de tête, au point que j’avais décidé de tourner le dos à la presse, la laisser entre les mains de ces ‘militaires de salon’ et de ces caciques carriéristes occupés à sauver leur peau. », confie un confrère qui a requis l’anonymat et pour qui l’interpellation de Boukary Daou n’était, pour ne pas dire autre chose, que l’arbre qui cache la forêt d’une volonté d’indiquer « à nos confrères si valeureux et si combatifs qu’ils étaient tous désormais sous une sorte d’épée de Damoclès qui ne disait pas son nom. Mais, ce qui était rassurant, c’était d’entendre cette presse dire qu’elle ne se laisserait pas marcher sur les pieds. »
La conséquence a été qu’à partir du mardi 12 mars 2013 a commencé une journée sans presse : les kiosques étaient vides, les rotatives n’avaient pas tourné, et les micros étaient restés éteints. Le mouvement devait perdurer tant que Boukary Daou n’aurait pas été libéré !
Qui était derrière ces menaces ?
Selon Birama Fall, c’était la junte militaire de Kati et la Sécurité d’État qui avaient ordonné ces agressions, avec l’enthousiaste complicité de certains hommes politiques.
– J’étais à Bruxelles avec Dioncounda. Dioncounda leur a fait croire -je suis témoin- que la presse malienne travaillait en amateur, que les journalistes n’étaient que des assoiffés d’argent, et que Boukary Daou méritait son sort.
Cela a été dit devant moi !
Quand j’ai parlé de Diago, il n’y a pas une autorité qui n’a pas tenté de nier les faits en disant qu’il n’y avait pas de charnier. Malheureusement un an après, le temps m’a donné raison.
C’est dire qu’il y a eu une collusion entre les militaires et les civils en son temps, rien que pour brimer la presse malienne, pour nous empêcher de faire notre travail.
Mais, ce que Birama Fall déplore le plus, c’est que, « depuis cette période où les gens de presse ont été agressés, et jusqu’à aujourd’hui, aucune société civile, aucune association de défense des Droits de l’Homme au Mali n’a levé le petit doigt pour combattre cette impunité. »
Impunité
Le mot est lâché. Outre Birama Fall, Saouti Haïdara, Boukary Daou, Abdrahamane Keïta, on peut ajouter à liste Chahana Takiou et Dramane Aliou Koné (actuel président de la Maison de la Presse).
La plupart de ces journalistes, après leur arrestation, agression, interpellation, ont introduit des plaintes devant la justice. Ces plaintes, sont restées en suspend ; et Birama Fall ajoute que nul ne sait où l’on en est dans le traitement de ces dossiers. Au ministère de la Justice, la réponse du préposé a été : « Je ne pourrais me prononcer sur ce sujet… ».
La seule certitude est que ces plaintes n’ont jamais eu de suite. À Birama Fall, qui a parlé de « d’omerta », Me Moctar Mariko, président de l’Association malienne pour la Défense des Droits de l’Homme (AMDH) répond : « À la suite du coup d’État, il y a eu une loi d’amnistie qui couvre une période bien déterminée. Toutes les victimes qui ne sont pas concernées par cette période ont le droit de porter plainte.
Moi, je n’ai pas connaissance d’une plainte de journaliste ici, parce que, généralement, quand les gens déposent une plainte, ils nous font une ampliation. Ce qui nous permet de la suivre. À part le cas de Boukary, je n’ai pas connaissance d’autres plaintes.
C’est-à-dire que ces plaintes ne nous ont pas été adressées de façon formelle. On n’a pas eu d’ampliation des plaintes déposées devant les tribunaux.
Mais c’est vrai : on peut aussi s’autosaisir de certaines affaires… »
Alors, pourquoi l’AMDH ne s’en est-elle pas « autosaisie » ?
– Vous savez, aujourd’hui, les conditions sont favorables à l’exercice de notre métier, poursuit Me Mariko. Il y a deux ans, je veux dire pendant les mois qui ont suivi le coup d’État, les conditions n’étaient pas réunies pour les organisations de défense des droits humains (…) C’est vrai qu’en dépit des conditions, les organisations de défense des droits humains doivent pouvoir travailler, mais parfois il faut être réaliste… Parce qu’on ne doit pas travailler pour se mettre en danger, mais pour alléger les souffrances, assister les victimes.
Agressés, arrêtés, interpellés, mis sur écoute… « Saouti a été gravement blessé. Il a fallu qu’on l’évacue vers le Sénégal pour le soigner. Boukary s’en est tiré, mais avec des séquelles. J’ai été le premier journaliste à le voir quand il est sorti des locaux de la sécurité d’État. Il m’avait appelé ; j’ai constaté son état. Même là, on l’a menacé pour l’empêcher de parler. », explique Birama Fall, comme pour dénoncer le fait que ces victimes n’ont pas bénéficié de prise en charge médicale et psycho-sociale.
– Toutes les exactions, toutes les violations graves des droits humains doivent être punies de la même manière.
Il n’y a pas de criminel de premier degré ou de criminel de second degré. Les militaires sont en train de payer aujourd’hui parce qu’ils font l’objet de poursuites. Que les civils qui les ont encouragés et appuyés répondent aussi de leurs actes. Sinon, c’est de la non-assistance à personne en danger. Leur complicité n’est pas active. Mais elle n’est pas passive non plus, car ils ont mené des campagnes de dénigrement à travers la sous-région, à travers le monde pour dire que si les journalistes étaient agressés, ils n’avaient qu’à s’en prendre qu’à eux-mêmes.
Le président l’a dit, le premier ministre avec plein pouvoir l’a dit, le ministre de la Justice en son temps l’a dit, tous l’ont dit !, s’insurge Birama Fall, tout en reprochant par ailleurs à la presse de ne pas se mieux défendre elle-même.
Aucune association de journalistes n’a porté plainte contre ces agressions ; et pourtant elles avaient les moyens de se constituer partie civile ou de porter plainte avec constitution de partie civile dans laquelle il y aurait eu des juges d’instruction. Ni la Maison de la presse, ni l’ASSEP, ni l’URTEL (Union des Radios et Télévisions libres), personne n’a bougé.
Une question demeure : la parole journalistique est-elle libre, aujourd’hui ?
Birama Fall est on ne peut plus précis : « Très, très libre. Mais la liberté dépend de ce qu’on veut en faire. Quand tu lies ta liberté au gain, tu ne mérites pas de l’avoir. Non, tu ne la mérites pas ! »