MALI (et Mauritanie) – Reportage exclusif – Afrique de l’Ouest : une guerre à venir (2/2)

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L’incapacité des autorités maliennes à reprendre le contrôle du nord n’est pas le seul défi sécuritaire auquel fait face le Mali. C’est tout le centre du pays qui est désormais en train de basculer dans le djihad, et des régions qui, début 2017 encore, étaient considérées comme sécurisées ont depuis lors été désertées par les représentants de l’État, mais aussi les forces onusiennes et françaises…

Le djihad aux portes de Bamako

Encore épargné il ya peu, le centre du Mali (la région de Mopti-Sévaré) est dorénavant en grande partie sous la coupe du mouvement djihadiste Ansar ed-Dine Macina.

À l’origine, ce mouvement insurrectionnel, le Front de Libération du Macina (FLM – en référence à l’empire théocratique musulman du Macina qui, au XIXème siècle, s’étendait dans la région centrale du Mali actuel), fondé en 2015 par le prédicateur islamiste Amadou Koufa, s’était présenté comme le défenseur des intérêts de la population peule : peuple d’éleveurs, régulièrement attaqués par des factions touarègues qui leur volent leur bétail, les Peuls souffrent aussi de la dérégulation du fleuve Niger, dont le débit est entravé par les barrages de retenue édifiés au Mali et en Guinée ; la conséquence en est la disparition des zones de pâturages, de moins en moins irrigués. Or, de même que le gouvernement de Bamako a négligé le sort des populations du nord, en proie à un manque d’eau chronique, de même n’apporte-t-il que peu d’attention aux problématiques économiques rencontrées par les Peuls dont les conditions de vie se sont sensiblement dégradées durant les vingt dernières années.

Le FLM s’est cependant rapidement islamisé sous l’influence de son leader, et s’est rallié au principal mouvement djihadiste malien, Ansar ed-Dine (« la Défense de la Religion », mouvement dirigé par Iyad Ag Ghaly et allié d’al-Qaeda au Maghreb islamqiue –AQMI), adoptant dès lors une nouvelle dénomination, Ansar ed-Dine Macina (aussi appelé Katiba Macina : « la Brigade du Macina »).

Amadou Koufa, en effet, n’avait jamais caché son appartenance au courant salafiste de l’Islam. Ce maître coranique a commencé par enseigner la lecture du Coran aux enfants à Konna, dans la région de Mopti-Sévaré, dans les années 1980. Dès le début de sa « carrière », il apparaît comme un homme très pieux, qui n’exploite pas ses élèves ; il se contente d’une aumône de leur part et vit très simplement. Sa réputation d’homme de Dieu se répand, et son influence augmente lorsqu’il commence à dénoncer les imams et marabouts qui font profession de la religion pour s’enrichir au détriment des villageois ; il critique par ailleurs vivement tous ceux qui, s’affirmant « musulmans », ne respectent pas les préceptes de l’Islam.

Amadou Koufa s’attire ainsi la sympathie des masses de paysans pauvres et de certains religieux qui adhèrent à sa vision rigoriste de l’Islam. Après que le président malien Moussa Traoré a imposé sa dictature (1985-1991), les prédicateurs trop hostiles au régime sont muselés ; c’est le cas d’Amadou Koufa, qui prêche en faveur de l’instauration d’une république islamique au Mali, seule option politique, selon lui, que peut souhaiter un Musulman. Mais lorsque l’insurrection touarégo-islamiste éclate en 2011, il y voit l’occasion de prendre sa revanche sur le gouvernement et la promesse de l’avènement du Califat au Mali.

Ainsi, Ansar ed-Dine Macina va progressivement prendre le contrôle de vastes zones du centre du Mali, tant au nord du Niger –et principalement à Diafarabe (région de Mopti), fief historique du mouvement d’Amadou Koufa– qu’au sud, où les villages majoritairement peuls ont rallié sa cause : Amadou Koufa et ses hommes assurent la sécurité des éleveurs peuls en transhumance.

Avec l’aide de contacts locaux, j’ai traversé les territoires peuls qui séparent Ségou de Mopti-Sévaré, les deux principales agglomérations du centre du Mali. Sur leurs conseils, j’ai dissimulé mon identité occidentale sous un chèche, le traditionnel turban porté par les Touaregs et certains groupes ethniques du centre-malien ; une coiffe-vêtement qui couvre tout le visage et ne laisse apparaître que les yeux, le moyen le plus adéquat de ne pas attirer l’attention. Au-delà de la petite ville de San, on entre en plein dans les zones peules ; la gendarmerie et l’armée maliennes en sont totalement absentes, et les check-points et postes de police ont été abandonnés par les autorités.

L’administration onusienne elle-même, qui avait réussi, jusqu’il y a peu, à rétablir l’État de droit dans la région de Mopti-Sévaré, a été contrainte de se replier sur Sévaré (où est basée la MINUSMA) et ne s’aventure même plus dans les villages alentours.

Il y a quelques mois, nous envoyions des magistrats dans toute la région, pour rendre la justice, m’explique un fonctionnaire des Nations unies avec lequel j’ai rendez-vous dans le camp fortifié de la MINUSMA à Sévaré. Et on assistait un peu partout les autorités maliennes qui se réinstallaient progressivement. On avançait bien en besogne ; c’était très encourageant. Mais, depuis lors, tout a changé. Ansar ed-Dine s’est implanté ici avec une rapidité déconcertante… Quand vous parlez avec les habitants, ils vous disent qu’ils ne sont pas d’accord avec les djihadistes. Mais en réalité, Ansar ed-Dine a des supporteurs dans toutes les couches de la population. On a donc dû se replier très vite sur le camp ; et 250 casques-bleus sénégalais ont été envoyés en renfort pour nous protéger… On en attend encore 500 ; on est en train de construire un nouveau camp pour les accueillir.

– Vous vivez donc désormais dans le camp ? A mon dernier passage, il y a à peu près un an, Sévaré était assez bien sécurisé pourtant… Mêmes les Occidentaux vivaient dans des appartements en ville…

– C’est terminé, tout ça… Aujourd’hui, ce n’est plus possible ; le danger est trop grand. On est tous logés dans le camp. Mais, bien sûr, il n’y a pas assez de place… Moi, ça fait des semaines que je dors dans mon bureau, ici, par terre… Et je me lave là, avec ce petit lavabo… Mais ça ne peut pas durer… Ils sont aussi en train de construire une extension au camp. Mais on a peur, surtout après ce qui s’est passé à Tombouctou le 14 août. En plus, ici, le camp est très mal protégé : vous avez vu, en entrant, la porte de fer ? Elle est fermée par une chaîne, une simple petite chaîne… Si un camion-bélier bourré d’explosifs fonce dessus, il entre sans difficulté jusqu’au milieu des installations, et on est tous morts.

– Et les autorités maliennes, dans la région ?

Même le gouverneur de Mopti, il ne passe plus la nuit en ville dans son palais. Pourtant, un détachement de la Garde nationale est cantonné juste à côté du gouvernorat. Mais les soldats ont eux-mêmes très peur et ils ne sortent pas la nuit ; ils se barricadent dans leur caserne. La nuit, des pick-up sillonnent Mopti, avec à leur bord les hommes d’Amadou Koufa : ils sont déjà chez eux, et ils pourraient entrer dans Mopti quand ils voudraient.

En fait, la ville est pour ainsi dire en état de siège. Toutes les routes au nord de Mopti sont contrôlées par le Macina. Le Niger est devenu la frontière entre le Mali et le Macina, et il est certain que l’objectif d’Amadou Koufa est de prendre la ville. L’étau se resserre.

Une situation de plus en plus évidente et admirablement résumée par un notable de Mopti, avec lequel je me suis entretenu, le temps de partager une bière avec ce dernier, dans le jardin complètement désert de l’hôtel Kanaga qui se dresse sur la rive méridionale du Niger, le plus prestigieux établissement de la ville, aujourd’hui vide de tout client :

La rébellion d’Amadou Koufa, elle pourrait être vidée de toute sa substance et de tous ses combattants… Si seulement l’État déployait –et pour peu de frais– un programme de développement des activités économiques existantes.

En relançant l’agriculture et l’élevage, des activités licites qui permettraient aux régions du centre d’accéder à des conditions de vie satisfaisantes, Bamako enlèverait un argument de poids aux djihadistes, qui dénoncent aussi la corruption du gouvernement et la misère de la population.

Mais ce n’est pas ce qui semble prévu ; et, en attendant, Amadou Koufa avance, lui. La Charia est devenu le nouveau repère, à la place de la constitution ; et c’est très bien accepté.

C’est bien simple, m’a-t-il lancé pour conclure notre entretien, le sourire en coin. D’ici, tu peux te rendre dans le Califat pour 50 francs (50 francs CFA, soit environ 0,08 euro).

C’est-à-dire ?, lui ai-je demandé, ne comprenant pas où il voulait en venir…

C’est le prix du passage : 50 francs ! C’est ce que coûte la traversée du Niger, avec le bac.

Des Islam soufi, animiste ou de pacotille… pour contrer le salafisme

Phénomène intéressant, que je constate un peu partout dans le centre du Mali, l’islamisme commence à gagner les esprits… et les cœurs.

Depuis que les djihadistes d’Al-Qaeda, d’Ansar ed-Dine, du MUJAO, etc., fraient dans le pays, beaucoup de Musulmans maliens s’interrogent… et commencent à s’intéresser au Coran.

Jusque là, ils connaissaient l’Islam à travers les prêches de l’imam de la mosquée du quartier ; ou bien ils s’adressaient au marabout du coin pour faire protéger la maison par une ou l’autre incantation ou se garantir d’engendrer un fils…

Depuis que les « islamistes » ont commencé à prêcher et à dénoncer les pratiques impies, nombre de citoyens se sont demandé si ce qu’affirment les « terroristes » est vrai ou non… et nombreux sont ceux qui se sont (enfin) décidés à lire le Coran.

Nos imams sont des ignorants profiteurs qui ne savent rien du Coran, et les marabouts s’engraissent sur l’ignorance des pauvres qui leur font confiance !, m’a lancé un habitant de Ségou. J’ai découvert que tout ce que les djihadistes disent est dans le Coran ! Ce sont eux, les vrais Musulmans ! Pas nous !

Et, en effet, la réalité du « clergé » local n’est pas reluisante…

À ma demande, une réunion s’improvise dans la mosquée d’un quartier populaire de Ségou, avec quelques imams : nous évoquons la situation religieuse et politique au Mali ; je joue le rôle de l’avocat du diable, défendant la lecture salafiste du Coran, face à ces religieux soufis (le soufisme est le courant de loin le plus répandu à Ségou).

À ma grande surprise, l’entretien ne durera que quelques minutes : immédiatement, je me rends compte que mes interlocuteurs connaissent mal le Coran, et qu’ils ignorent presque tout des Hadiths (témoignages qui rapportent les faits et gestes du prophète Mohamed et qui, avec les préceptes coraniques, constituent la Sunna, à laquelle est sensé se conformer tout Musulman).

Lorsque je leur récite les versets du Coran sur lesquels les islamistes s’appuient pour fonder leurs pratiques, mes braves hôtes se regardent, interdits, et affirment que ce n’est pas « exactement » ce qui est écrit dans le Livre, sans être cependant capables de citer les versets « exacts », ni même d’en retrouver les occurrences dans l’exemplaire du Coran qu’ils agitent pourtant « doctement » entre leurs mains…

Ils bredouillent dès lors quelques citations tronquées et incomplètes, qui correspondent certes à leur vision de l’Islam, mais pas au texte sacré. De même, lorsque je leur raconte le contenu de certains Hadiths, rapportant comment leur prophète a coupé les mains et les pieds des voleurs, obligé les femmes à se voiler intégralement, mené des guerres et exécuté des prisonniers… toutes pratiques qu’ils reprochent aux djihadistes… leurs yeux s’écarquillent et, après un moment d’hésitation, c’est l’énervement qui fait place à la manifestation de leur ignorance.

Inutile de  rester ici, me souffle à l’oreille l’ami qui m’accompagne. Ça va mal finir.

Nous nous levons donc, saluons et regagnons l’hôtel de l’Esplanade.

« Et voilà ! Tu as vu : c’est ça, nos imams ! », reprend mon ami. « Tu as vu comme ils sont gras ? C’est parce qu’ils apprennent par cœur quelques lignes du Coran, qu’ils te récitent en arabe sans rien y comprendre ; et puis, ils font les importants et donnent des conseils à tout le monde. Et les gens les nourrissent ; ils leur apportent du riz, des poulets… C’est pour cela qu’ils sont si gras ! », ajoute-t-il en s’esclaffant.

Ces gras imams dont la foi et la connaissance de l’Islam laissent à désirer ont toutefois des conséquences positives : leur soutien aux autorités maliennes et l’Islam soufi qu’ils professent, même plus mal que bien, tout en condamnant vertement les « excès » des salafistes dont la progression dans la région menace leur pitance, explique peut-être pourquoi la ville de Ségou constitue un îlot de résistance à la pénétration djihadiste dans le centre malien.

Mais pour combien de temps encore ? Incapables de contre-argumenter face aux prédicateurs islamistes qui maîtrisent admirablement le Coran, cet Islam de pacotille perd chaque jour des points au sein d’une population musulmane dont le sentiment religieux en éveil tend de plus en plus à se laisser séduire par un Islam « plus sérieux » et des prêches « moins intéressés ».

La Mauritanie, « maillon-traître » du « G5-LOL »

Poursuivant mon reportage dans les zones objectivement sous contrôle du djihad, j’ai parcouru les régions frontalières qui séparent le Mali et la Mauritanie…

Le « G5-LOL » ; c’est ainsi que, dans les bistrots populaires de Bamako, on a rebaptisé le G5-Sahel : réunissant des unités militaires issues de cinq pays du Sahel, au sud du Sahara (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso et Tchad), le G5S, fondé en 2014 –mais resté quasiment lettre morte jusqu’à ce que la France d’Emmanuel Macron relançât le projet en juillet 2017–, a pour but de coordonner les efforts des États qui s’étendent sur cette vaste région dans leur lutte contre le terrorisme et les trafics en tous genres, et principalement le djihadisme qui sous-tend le péril sécuritaire dans ces territoires.

L’expansion spectaculaire des mouvements djihadistes au Sahel dépasse en effet le potentiel de réaction des États concernés par la menace, et a commencé d’inquiéter Paris, dont la force d’intervention (l’opération Barkhane) est elle aussi prise au piège du bourbier sahélien, au Mali plus particulièrement. Dès lors, le président Macron a enjoint les chefs d’États de l’ancien espace colonial français (où les intérêts économiques et géostratégiques de la France sont toujours déterminants) à réactiver le G5S, par la création d’une force armée commune qui comprend entre 3.000 et 4.000 hommes. Leur rôle est essentiellement de mener des opérations ciblées dans les régions où djihadistes et trafiquants sont particulièrement présents et d’assurer le contrôle des frontières par la mise en œuvre de patrouilles communes.

Toutefois, au grand dam du président français qui s’arrache les cheveux sur le dossier sahélien, les rivalités qui persistent entre les officiers des différentes nationalités représentées au sein du contingent ont d’emblée montré les limites de l’efficacité opérationnelle de la force commune ; et les premières missions de déploiement sur le terrain se sont soldées par des échecs répétés que le chef de la force, le général malien Didier Dacko, a résumé en termes de « problèmes de communication ».

Par ailleurs, même si après de longues palabres et tergiversations, l’Union européenne, les États-Unis et (curieusement) les monarchies du Golfe persique, à l’appel d’Emmanuel Macron, ont mis la main à la poche et accepté de faire un petit geste en participant au financement de cette force commune, que les États impliqués n’ont en aucun cas les moyens de doter seuls, la totalité des fonds rassemblés reste très en deçà de la somme nécessaire à l’équipement des troupes engagées dans ce combat à grande échelle.

Mais, plus encore et surtout, c’est le double-jeu de la Mauritanie qui grève le fonctionnement du G5S.

Comme j’ai pu le constater lors de ce reportage, dans la zone frontalière entre la Mauritanie et le Mali, aussi bien les groupes armés rebelles (membres de la Coordination des Mouvements de l’Azawad –CMA) que les djihadistes d’Ansar ed-Dine franchissent librement la frontière mauritanienne et utilisent comme base-arrière les camps de réfugiés implantés sur le sol mauritanien, notamment dans la région de Nema.

Depuis que l’armée malienne, en 2012, a repris certaines positions dans le nord du Mali, et ce à la faveur de l’opération Barkhane et sous l’égide des forces françaises, une large partie de la population du nord, principalement touarègue et arabe (qui avait participé à la rébellion de 2011 et s’était à l’occasion associée aux djihadistes qui avaient emboîté le pas à l’insurrection), a trouvé refuge dans les États voisins, au Niger et en Mauritanie. Confrontées à la répression brutale menée par l’armée malienne et aux exactions nombreuses commises par les soldats maliens venus du sud et désireux de se venger des « peaux claires » (lors de leur marche vers le sud, le MNLA, le Mouvement national pour la Libération de l’Azawad, et les djihadistes d’Ansar ed-Dine avaient perpétré plusieurs massacres de militaires fidèles à Bamako, dont l’exécution d’une centaine de soldats à Aguelhoc, le 25 janvier 2012 ; Human Rights Watch avance le chiffre de 153 victimes, exécutées d’une balle dans la tête ou égorgées), Touaregs et Arabes ont quitté leurs foyers et demeurent depuis cinq ans entassés dans ces camps, en attendant que cessent les accusations portées contre eux et que s’estompe le risque d’emprisonnement ou de règlements de compte qu’ils pourraient encourir s’ils rentraient au Mali.

Fait remarquable, si le territoire malien se révèle peu sûr dès que l’on s’aventure au nord de Bamako (à l’exception de la ville de Ségou, où règne une relative sécurité), le territoire mauritanien est en revanche parfaitement sécurisé et aucun attentat ni enlèvement d’Occidental n’y a été commis depuis plusieurs années ; les personnels européens des différentes ONG qui y opèrent circulent ainsi sans risque dans cette zone mauritanienne frontalière pourtant très proche de régions maliennes contrôlées par al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) et son allié Ansar ed-Dine.

Ce fut l’objet de mon enquête de part et d’autre de cette frontière qui forme un angle droit (héritage des découpages négociés au XIXème siècle par les puissances coloniales) et s’étire sur plus de 700 km, depuis le poste frontière de Gogui jusqu’au désert qui sépare la Mauritanie de la région de Tombouctou…

Les langues se sont fait prier avant de se délier ; mais en Mauritanie, avec un peu d’habileté et en y mettant toutes les formes nécessaires, on parvient toujours, tôt ou tard, à tout acheter, si l’on a les poches bien fournies en ouguiyas.

Après plusieurs jours de pérégrination le long de la frontière malienne et à proximité des camps de réfugiés, le fin mot de l’histoire, qui a recoupé et par le fait confirmé mes soupçons fondés sur divers indices déjà rassemblés, m’a été donné à un check-point par un vieux sous-officier de gendarmerie qui, manifestement, était plus soucieux de préparer sa retraite que de contrôler mon véhicule.

Ainsi, tandis que ses subordonnés, après avoir longuement fouillé mes quelques bagages, s’affairaient à rédiger leur rapport, recopiant patiemment tous les détails qui figuraient sur mon passeport, le vieux m’a invité à partager le thé, trop heureux du « matabiche » que je lui avait glissé dans la main, pour le « remercier de son hospitalité », et peut-être plus encore de pouvoir faire la conversation après une interminable journée d’ennui à compter les vaches du village voisin qui traversent et retraversent la piste.

L’homme me parle dans un français assez correct ; c’est devenu chose rare en Mauritanie où les jeunes ont abandonné la langue des colonisateurs au profit de l’anglais :

Tu peux aller partout sans aucune crainte, tant que tu restes en Mauritanie. Si tu passes la frontière, tu entres dans un pays en guerre. Au Mali, tu dois le comprendre et faire très attention à ça : c’est la guerre ! Les douaniers te feront signer la décharge : tu sais que tu quittes la Mauritanie et que tu risques ta vie en allant dans un pays où c’est la guerre. Ce fut le cas, en effet, quelques jours plus tard, lorsque je rentrai à Bamako : le document me fut présenté, avec beaucoup de solennité.

Mais, en Mauritanie, alors… Aucun danger ?

– Non, aucun ! Crois-moi sur parole ! Tu es libre d’aller où tu veux ; il ne t’arrivera rien. Jamais !

– C’est bizarre… Parce qu’il pourrait y avoir des incursions depuis le Mali, dans la zone de la frontière… Si des islamistes décidaient de franchir la frontière, d’enlever un Occidental, puis de repasser au Mali… Ce serait facile. La frontière est très étendue ; chaque kilomètre ne peut quand même pas être surveillé par la gendarmerie mauritanienne…

– Non, bien sûr… Mais ce n’est pas ça… Le gouvernement a un accord avec AQMI et Ansar ed-Dine. Tu vois : eux, ils ne font pas d’attaques chez nous ; et, nous, on ne les embête pas. Ils peuvent aller et venir, mais ils doivent laisser leurs armes au Mali. Nous, on a ordre de ne pas les arrêter. À la frontière, on contrôle juste qu’ils n’aient pas d’armes. Et parfois, même s’ils en ont… Ils peuvent passer quand même. Mais ils doivent se comporter correctement dans notre pays.

– Et il n’y a jamais eu d’incidents ? Jamais aucun groupe n’a commis d’attentat contre des Occidentaux en Mauritanie ?

– Jamais ! Le jour où ils feraient ça, c’est fini pour eux. Ils n’auront plus aucun endroit où se réfugier. Et l’armée mauritanienne va leur courir après. L’armée mauritanienne, ce n’est pas l’armée malienne : le jour où on leur courra après, ils seront foutus.

– Et leurs armes… Où les laissent-ils lorsqu’ils entrent en Mauritanie ?

– À la frontière… À l’est… Il y a des forêts… C’est là qu’ils les cachent. Puis, ils viennent se reposer et se ravitailler à Néma, dans les camps… Après, ils repartent ; ils reprennent leurs armes, et ils font ce qu’ils doivent faire. Et ils reviennent ensuite.

– Donc, la Mauritanie aide des « terroristes » ?

Le vieux m’a regardé dans les yeux ; et, après avoir passé, l’air malicieux, deux doigts sur ses lèvres qu’il pinçait en signe de mutisme, il se mit à rire aux éclats.

La réalité de la situation est connue, en Mauritanie, mais aussi au Mali, où les agents des douanes ne se font pas prier, eux, et n’ont pas besoin d’être payés pour la dénoncer :

Tout le monde sait ça ! Les (douaniers) mauritaniens, ils ne pensent qu’à se faire de l’argent, et ils protègent les terroristes !, me déclare sans ambages un officier du poste de Gogui. Parfois, on doit travailler avec eux ; c’est comme ça, avec les nouveaux accords. Mais ils ne partagent jamais les informations.

Ce jour-là, les douaniers mauritaniens avaient fermé la frontière. « C’est le temps de la pause-déjeuner. », m’a expliqué l’un d’eux sur un ton très sérieux. «  La frontière n’ouvre qu’à cinq heures. »

On peut bien évidemment passer la barrière, mais en gratifiant le responsable d’un substantiel matabiche. Aussi, la plupart des routiers attendent ; aujourd’hui, ce n’est pas dans leurs moyens. Tout ce petit monde se retrouve donc dans les boui-bouis qui bordent la route pour y avaler quelques boulettes de riz et du poulet qui mijote dans de grandes marmites posées sur des feux de bois, à même le bas-côté de la chaussée. On engage la conversation en payant quelques bières fraîches que des commerçants avides vendent dix fois leur prix en se frottant les mains (les agents des douanes prélèvent « leur part » ; c’est tout un système…).

C’est souvent comme ça ?

– Très souvent. Ils font leur business, me répond un chauffeur de poids-lourd qui s’en retourne à Bamako. Quand tu viens dans ce sale pays, tu dois prévoir deux choses : du temps à perdre et de l’argent à perdre. Tu entres avec les poches pleines, tu ressors tout nu.

– C’est un pays très corrompu ?

– Très ! Ils sont tous comme ça. Ils viennent à toi avec le sourire, tu crois qu’ils veulent t’aider. Mais ils te dépouillent.

– J’ai entendu dire qu’ils s’arrangent aussi avec les rebelles et les djihadistes qui viennent du Mali se réfugier en Mauritanie…

– C’est vrai ! Ce sont des traîtres ! Ils aident les assassins du nord ! Je vais te raconter une histoire : il y a quelques semaines, moi j’étais bloqué à la frontière. Des enturbannés (c’est souvent par ce terme que l’on désigne les « peaux claires » du nord, Arabes et Touaregs, à Bamako et dans le sud du Mali) avec des kalachnikovs sont arrivés dans trois pick-up. Moi, les Mauritaniens m’ont arrêté, ils m’ont fait sortir toutes les caisses du camion ; ils les ont toutes ouvertes. Eux, ils leur parlaient et ils rigolaient comme si c’étaient des frères, et ils riaient, ils se tapaient dans le dos et se saluaient. Je suis sûr que ce n’était pas la première fois qu’ils se voyaient ; ils se connaissaient. Tu vois, ils font ça, les Mauritaniens. C’est des Arabes ! Tu ne peux jamais leur faire confiance ! »

Et les types ont pu passer la frontière ? Avec leurs kalachnikovs ?

Oui, eux, ils n’ont pas eu de problème pour passer.

Enfin, la faiblesse du G5S, c’est aussi l’hostilité manifeste que l’Algérie voue à ce projet français.

Alger, en effet, ne supporte plus l’ingérence française à ses frontières. C’est pourquoi le gouvernement algérien avait appelé les pays du Sahel à la création d’un état-major commun dans le but de coordonner l’action antiterroriste indépendamment du déploiement français en Afrique saharienne.

Cette coordination militaire avait vu le jour en 2010, avec la participation du Mali, du Niger et de la Mauritanie, sous l’appellation de Comité d’état-major opérationnel conjoint (CEMOC), basé à Tamanrasset, dans le sud de l’Algérie, et placé de facto sous le contrôle de l’armée algérienne. Mais cette organisation fantôme n’a débouché sur rien : seuls quelques bâtiments préfabriqués ont été aménagés dans le désert, pour accueillir les officiers de coordination sans mission aucune à coordonner, car aucun contingent digne de ce nom n’a été mobilisé, ni aucune opération menée concrètement.

Ainsi, plusieurs années après la création du CEMOC, il s’avère qu’il s’agissait surtout dans l’intention d’Alger d’une opération à caractère plus politique que militaire, dont le but presqu’avoué était de détacher les pays du Sahel de l’influence française… Ce qui, semble-t-il, n’a pas plaidé, du point de vue de Paris, en faveur de l’intégration de l’Algérie au projet du G5 Sahel ; le G5S par le biais duquel, selon d’aucuns, Paris aurait également pour objectif de ramener les États du Sahel dans son camp et de les soustraire définitivement aux velléités algériennes.

Or, le fait est que le G5 Sahel ne peut se passer d’une coopération avec l’Algérie –d’où sont d’ailleurs originaires une partie des djihadistes qui contrôlent des milliers de kilomètres de frontières avec la Mauritanie– le Mali, le Niger et la Libye.

Début novembre, la première opération de la force a mis à nu des failles. De fait, le Tchad et la Mauritanie n’ont pas participé à cette première opération, baptisée « Hawbi », qui a consisté à organiser des patrouilles communes dans les zones désertées par les États, dans le Liptako-Gourma.

Peut-être la réponse armée une nouvelle fois proposée par Paris et le G5S n’est-elle pas la solution la plus adéquate aux problématiques qui déstabilisent régulièrement et depuis longtemps déjà la région du Sahel.

Une politique de développement économique détacherait sans aucun doute des mouvements djihadistes et des factions criminelles les populations en voie de paupérisation accrue.

Mais le G5 Sahel n’a identifié pour le moment que deux menaces, à savoir les groupes armés terroristes et la criminalité organisée. Ce qui conduit à une mise en avant de la solution militaire, au détriment du développement pourtant inscrit depuis 2014 dans les objectifs du G5 Sahel.

L’esclavage, un non-dit culturel

Pour terminer ce long périple à travers le Mali et la Mauritanie, je me rends à Nioro du Sahel, dans le but d’y rencontrer le maître de la région, auquel on prête une immense influence. Peut-être pourra-t-il assurer ma protection et, à tout le moins, me donner quelques informations sur le développement de la crise sécuritaire dans cette région la plus occidentale du Mali.

Mais l’homme est très âgé, malade, et ce sont ses fils gèrent son « charisme » ; c’est dorénavant un business, et les naïfs qui se pressent à Nioro pour y rencontrer le chérif se font délester de quelques liasses de francs CFA, en échange d’une bénédiction ou d’un porte-clefs, d’un stylobille… sur lequel le chérif a posé la main, et, objet devenu « magique », est sensé leur assurer bonne santé et prospérité dans leurs affaires.

Le chérif possède ainsi les trois-quarts des commerces de la ville ; et la plupart des habitants lui mangent dans la main… Mais j’en trouve tout de même quelques-uns qui m’expliquent que je ne pourrai rien en tirer : « Il est lui-même en cheville avec les djihadistes et les trafiquants », m’affirme un fonctionnaire originaire d’une autre région du Mali. « Il partage le gâteau avec eux ! C’est comme ça qu’il a récemment fait libérer un otage Sud-africain… »

Et de fait, le chérif est un personnage important à Nioro ; une importance qu’il cultive : il n’est pas aisé de le rencontrer, même pour le seul reporter européen venu l’interviewer depuis longtemps. C’est ainsi que j’ai poireauté plusieurs jours, hébergé sous la tente d’un commerçant arabe, dans son campement, installé à la porte du chérif.

L’occasion pour moi de me rappeler ce mode de vie ancestral, et la hiérarchie qui prévaut au sein de la vaste « famille » qui s’active en permanence autour du chef « peau claire », couvert de salamalecs par ses « serviteurs » noirs.

Ce sont en effet les descendants des familles d’esclaves qui, depuis des générations, vivent en marge de la caste dominante, essentiellement arabe et touarègue. Des hommes, des femmes et des enfants, qui accomplissent toutes les tâches dans le campement, préparent le feu, cuisinent, soignent les animaux, se rendent au marché… Sous la supervision du maître. Ils sont libres, mais ils n’ont aucune éducation et ne sauraient où aller ni comment survivre s’il leur venait d’imaginer quitter un jour cette « famille ».

Une forme de servitude traditionnelle, qu’on rencontre un peu partout dans le nord également, et qui persiste dans le Sahel, inexorablement. Autre facteur encore de division entre deux cultures, « sudiste » et « nordiste », qui rendent le Mali irréconciliable.

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À Bamako, on a bien des chats à fouetter ; et la crise économique importe plus au gouvernement, à la veille de l’échéance électorale présidentielle, que tous les problèmes du Sahel réunis. La pauvreté est en effet en plein essor dans la capitale malienne, où la majorité des gens n’ont pas l’eau courante et où, sur 19 millions d’habitants, 800.000 seulement ont l’électricité.

La délinquance, les vols, la violence urbaine explosent, sans que l’État puisse enrayer le processus ; et les lynchages publics aussi se multiplient. « L’article 320 » est désormais la règle : 300 francs CFA pour deux litres d’essence et 20 pour la boîte d’allumettes. Toutes les semaines, plusieurs voleurs sont brûlés vifs par la foule en colère. Surtout les voleurs de mobylettes. Quand un voleur est repéré, quelqu’un crie : « Voleur de mobylettes ! » ; la foule s’en saisit, et il « passe au charbon ». Parce qu’à Bamako, tout le monde roule en mobylette. Et la foule s’attroupe, pour faire des vidéos, avec les téléphones portables… C’est un nouveau phénomène : les gens font la justice eux-mêmes ; ils n’ont plus confiance dans le gouvernement…

Six ans après l’insurrection touarègue et l’islamisation de la rébellion qui a déstabilisé le Mali, ni l’opération Serval, ni l’opération Barkhane, ni le déploiement coûteux de la MINUSMA n’ont eu gain de cause face aux réalités politiques, culturelles et religieuses qui minent le pays depuis l’indépendance.

Bien au contraire, les forces françaises et onusiennes sont de plus en plus critiquées par les populations du Mali, tandis que l’immixion des salafistes dans le tissu social ne cesse de progresser au détriment d’un Islam « soft » qui perd régulièrement du terrain dans les esprits.

Une situation dont le Mali est l’épicentre, mais qui se généralise peu à peu à tout le Sahel.

Le Sahel où s’annonce la prochaine guerre à venir.

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Pierre Piccinin da Prata

Historian and Political Scientist - MOC's Founder - Editorial Team Advisor / Fondateur du CMO - Conseiller du Comité de Rédaction

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