KURDISTAN – La deuxième armée de l’OTAN donne le coup de grâce à un siècle de résistance

0

Entre octobre 2006, date de la création de Daesh (l’État islamique en Irak et au Levant), et juin 2014, date à laquelle le Califat a été déclaré, dans une mosquée de la ville de Mossoul qui venait d’être conquise en quelques heures par les djihadistes, le monde a découvert l’histoire séculaire de cette région du Moyen-Orient, son histoire récente également, une histoire dense et finalement assez bien résumée dans le slogan du parti Baas : « une nation arabe unie, détentrice d’un message immortel ».

*        *        *

Dans les médias du monde entier, se sont dès lors brusquement imposés des termes tels que « chiisme », « sunnisme », « wahhabisme », « jihad », « Sykes-Picot » ; puis aussi les adjectifs « yézidi », « kurde », « ottoman »… Ils s’imposent désormais avec force dans les débats, et ce à coups de voitures piégées, de massacres collectifs, d’assassinats, de viols d’esclaves sexuelles ; ils s’imposent grâce, aussi, aux milliards de dollars gaspillés dans les achats de matériels militaires, et à coups de milliers d’images sur les réseaux sociaux.

Les noms de localités jusques alors inconnues commencent à résonner comme une routine quotidienne dans les oreilles des opinions publiques distraites ; des localités qui deviennent les pâturages des avions, des drones, et des satellites.

Des personnalités tout aussi inconnues deviennent en quelques semaines des vedettes des médias…

En seulement huit ans, Daesh s’est imposé comme un monstre contre lequel une armée (mondiale) doit se mobiliser, pour le défaire militairement (et seulement militairement ; son idéologie demeure) ; tandis que, parallèlement, un autre monstre grandit : le califat est mort, mais un califat-bis s’est mis en marche, à Ankara.

L’étrange phénomène « Daesh »…

La domination de Daesh sur les autres formations jihadistes et le contrôle total développé par cette organisation sur un vaste territoire en Iraq et en Syrie, outre une présence importante dans le monde musulman (et non musulman, en Occident), n’ont pas émergé et réussi à triompher par « chance ».

Certes, il ne faut pas sous-estimer certains facteurs inhérents à l’organisation : la conviction qui animait les soldats de Daesh, l’audace dont ils faisaient preuve dans les combats, leur discipline parfaite, la violence inouïe de ces guerriers de l’islam qui a permis cette domination absolue… Mais tout cela ne suffisait pas : les services de renseignements de certains pays ont préparé, appuyé, sinon la création de Daesh, à coup sûr son ascension. Daesh, à 100% sunnite, a reçu le soutien de gouvernements qui avaient un intérêt vital à endiguer le chiisme… et le nationalisme kurde.

C’est l’implication d’un de ces pays, en particulier, qui a pu donner une dimension universelle à un conflit à ce point régional voire même local que celui généré par la guérilla islamiste de Daesh, focalisé dans un combat anti-chiite et anti-kurde : l’entrée en Syrie et, de là, en Irak de milliers de combattants islamistes s’est faite via « l’autoroute turque du jihad ».

En effet, après la chute de Saddam Hussein en 2003, deux forces ont commencé à grandir en Irak : les chiites et les Kurdes. L’idée d’un axe chiite Téhéran–Bagdad-Damas-Beyrouth était insupportable à la monarchie saoudienne ; et la marche kurde vers une entité autonome qui aurait débordé les frontières de l’Irak devint le cauchemar du maître de la Turquie.

Dans ce conflit aux acteurs multiples, aux motivations multiples, aux enjeux multiples (aux jeux multiples), les Kurdes se sont montrés être les protagonistes les plus fiables et efficaces pour combattre Daesh. Bien sûr, la mobilisation populaire chiite en Irak (et d’autres forces) a courageusement combattu Daesh et a contribué à sa défaite ; mais il s’agit de factions confessionnelles, et la coalition internationale menée par Washington s’appuyait davantage sur les Kurdes qui, en Syrie surtout, firent office de troupes au sol pour suppléer celles que l’Occident n’osa pas déployer face au jihadistes.

La confiance acquise et la bonne réputation dont les Kurde jouissaient dorénavant dans les opinions publiques à travers le monde ont encouragé certains leaders kurdes, en Irak, lesquels avaient des choses à se reprocher, à exploiter cet environnement favorable pour oser organiser le « référendum pour l’indépendance du Kurdistan », le 25 septembre 2017…

Le référendum

L’indépendance, le « rêve du peuple kurde », anime les esprits et les conversations depuis au moins un siècle.

Ce rêve a coûté et coûte encore très cher à ce peuple. Les révoltes, incessantes, ont coûté des centaines de milliers de vie, de toutes parts, et ont fait gaspiller des sommes colossales dans les dépenses militaires et la ruine des infrastructures.

Estimant que les éléments internes et externes sont réunis et le moment, propice, la direction kurde en Iraq (Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan) décide, malgré les réticences d’une bonne partie des Kurdes eux-mêmes et l’avertissement de plusieurs gouvernement étrangers, de tenir le référendum.

Ces réticences qui émanaient de certains partis politiques (notamment de l’Union patriotique du Kurdistan, l’UPK, rival du parti de Barzani, le Parti démocratique du Kurdistan, PDK) et d’une partie de la population découlaient du fait que le moment n’était pas adéquat : le parlement kurde était paralysé par les dissensions entre les deux formations dominantes (PDK et UPK) ; par ailleurs, l’économie kurde est entièrement dépendante du pétrole et à la merci des pays voisins, notamment de la Turquie et de l’Iran, et la corruption est généralisée, générant un sentiment populaire d’injustice sociale… En outre, les injonctions provenant de pays dits amis, de ne pas recourir à cette démarche hasardeuse, n’ont pas été prises en considération.

L’entêtement du Massoud Barzani et de son entourage à vouloir procéder au référendum à tout prix était à ce point évident et grotesque que les opposants au référendum se sont demandé (à juste titre) si les motivations du clan Barzani ne procédaient pas de quelques calculs politiciens néfastes, comme de créer une diversion par rapport à la question du poste de président du Kurdistan (Barzani avait outrepassé la durée de son mandat et, de plus en plus contesté, repoussait la tenue de nouvelles élections) ou de favoriser une manœuvre du président turc Erdogan (ami et allié du PDK) visant à justifier une action militaire turque en Irak. Après tout, c’est dans la logique de choses : pêcher dans les eaux troubles, la règle d’or des politiciens perfides qui grouillent sur la scène mondiale.

Jalal Talabani (leader de l’UPK) était beaucoup plus réaliste lorsqu’il affirmait qu’un « État indépendant du Kurdistan était un rêve de poète » ! Lui, qui avait combattu toute sa vie pour ce rêve, connaissait bien les écueils de la question…

La débâcle de Kirkuk

On ne connaît pas tous les détails de ce qui s’est réellement passé le 16 octobre 2017 et durant les quelques heures qui ont précédé la retraite (entendre « la débandade ») des forces kurdes de toutes les frontières du vaste territoire qui était passé sous le contrôle kurde à la faveur de la guerre contre Daesh qui avait affaibli le gouvernement irakien.

Ces nouvelles frontières englobaient tout le territoire, dit « territoire disputé » (ou le « territoire de l’article 140 », article de la constitution irakienne faisant état notamment de Kirkuk), que les Kurdes revendiquaient et dont ils s’étaient emparés pendant que Bagdad était occupée ailleurs.

Mais, depuis l’été 2017, Mossoul était tombée et Daesh n’existait plus… L’armée irakienne (et les milices chiites qui l’appuyaient) étaient disponibles pour faire face aux velléités indépendantistes des Kurdes…

Aussi, à l’exception du PDK de Massoud Barzani, aucun parti kurde n’était certain de la pertinence de proclamer unilatéralement l’indépendance. Certains dirigeants de l’UPK ont tout fait, jusqu’à la dernière minute, pour empêcher cette erreur et sa conséquence certaine : une guerre perdue d’avance. Ils souhaitaient éviter que Kirkuk ne devienne la Mossoul kurde…

Le 16 octobre 2017, après quelques heures de résistance (sanglante), les unités kurdes se sont retirées de Kirkuk et la villa a été reprise par l’armée irakienne dans la journée. La majeure partie de la population kurde de Kirkuk a quitté la ville, pour se réfugier dans les villages, loin des forces irakiennes. L’effet de cette retraite s’est répercuté tout de suite sur tous les fronts du Kurdistan ; et les Kurdes ont ainsi perdu près de la moitié du Kurdistan irakien au profit du gouvernement de Bagdad, qui ne cesse depuis lors de rappeler (très poliment, très sournoisement, très dangereusement) aux Kurdes… leur échec cuisant.

La nouvelle donne généra une situation dramatique au Kurdistan. Certaines milices chiite (turkmènes pour la plupart) ont pillé, incendié et violé dans certaines localités du Kurdistan, comme à Duz Khurmatou (à 70 km au sud de Kirkuk).

À l’angoisse et au déplacement de milliers de personnes (et à la situation économique déjà difficile), s’est donc ajoutée une fracture supplémentaire dans la société kurde, où les deux principaux partis du gouvernement régional du Kurdistan (le PDK et l’UPK) s’accusent mutuellement d’irresponsabilité, qui a mené à la débâcle actuelle, et même de trahison au profit de pays voisins.

Afrin

C’est uniquement après la défaite de l’État islamique (EI) à Kobané, fin janvier 2015, que les médias turcs ont commencé à employer le terme « Daesh » pour désigner l’EI ; « Daesh » : une abréviation irrespectueuse aux yeux des jihadistes.

Rapidement, les médias officiels de Turquie ont commencé d’utiliser le terme « terroriste », mis au pluriel, pour associer, toujours mentionnés ensemble, Daesh et le YPG (les milices kurdes de Syrie, une émanation du PKK).

Ce n’était pas innocent. Le temps passant, le YPG, force majoritaire dans la coalition multiethnique qui constitue les Forces démocratiques syriennes (FDS – YPG, milices chrétiennes, certaines tribus arabes…) est devenu de facto la force de frappe contre Daesh. Une chose qui ne plaisait pas du tout à la Turquie… C’était le moment pour Erdogan d’entrer en action lui-même contre cette force naissante à ses frontières méridionales.

La tentative de coup d’État en Turquie (juillet 2015), le référendum kurde en Irak, le programmes des Américains de créer une force régulière de 30.000 hommes dans le nord de la Syrie (sur base des FDS), la victoire irakienne à Mossoul… Tout cela cumulé risquait de marginaliser le rôle de la Turquie, de faire avorter le rêve personnel d’Erdogan, celui de la renaissance de l’Empire ottoman, et même la division de la Turquie.

En parallèle « d’efforts diplomatiques » considérables -chantages envers les uns (l’Europe –chantage aux réfugiés- et les États-Unis –menaces de quitter l’alliance atlantique) et caresses à l’intentions des autres (la Russie et l’Iran)-, la Turquie a lancé ses troupes sur Afrin, ville peuplée majoritairement de Kurdes, située dans le nord du gouvernorat d’Alep, en Syrie, et qui est l’un des trois cantons kurdes de Syrie, que les Kurdes syriens espéraient constituer en une entité fédéralisée partiellement autonome, la « Syrie du Nord ».

Erdogan a qualifié le YPG « d’organisation » terroriste ; c’est ainsi qu’il a justifié cette opération militaire, baptisée « Rameau d’Olivier », commencée en janvier 2018.

Malgré le courage des combattants du YPG, qui ont retenu l’armée turque le temps nécessaire à l’évacuation de la ville par la population kurde, Erdogan a réalisé ses prédictions de prendre Afrin en quelques jours, et l’armée turque (et les reliquats de la révolution syrienne qui l’accompagnent, ce qu’il reste de l’Armée syrienne libre, l’ASL, désormais inféodée à Ankara) a brisé la résistance kurde.

Afrin n’est pas Kirkuk

La résistance d’Afrin, comme celle de Kobané redonne avant tout une certaine fierté aux kurdes d’IraK, qui a été malmenée à Kirkuk…

Afrin, n’a cependant pas pu résister à la deuxième armée de l’OTAN, qui a attaqué le YPG, allié de l’Occident dans la guerre contre Daesh, mais n’a subi aucune pression internationale (ni de la part des Russes, ni des Américains, les parrains du chaos).

Mais la défaite d’Afrin, c’est une forme de victoire, car elle a rappelé la vivacité kurde et reçu la sympathie des démocrates dans le monde. La volonté et la résistance d’Afrin résultent d’un travail de longue haleine de la part des cadres instruits et disciplinés du Parti de l’Union démocratique (PYD – dont le YPG est la branche armée), essentiellement inspiré des idées d’Abdullah Ocalan, le leader historique du PKK (dont l’idéologie est fondamentalement marxiste).

Des dizaines de cadres politiques… comme Saleh Muslim, que le régime d’Erdogan rêvait d’enfermer sur une île, comme Ocalan. En Syrie, ils ont préparé le peuple kurde aux agressions, et ce depuis longtemps.

Qui est Saleh Muslim ?

Né en 1951, dans un village proche de Kobané, Saleh Muslim est un ingénieur chimiste, diplômé de l’université d’Istanbul en 1977. Sensible à la cause de son peuple, il s’est intéressé à la politique lorsqu’il était au lycée à Alep.

Le soulèvement kurde en Irak, en 1975, a eu un impact énorme dans toutes les parties du Kurdistan, et l’échec de la révolte a incité la jeunesse kurde à explorer d’autres voies pour continuer la lutte. Saleh Muslim a ainsi fait connaissance avec des membres du PKK, en 1980, dans ce contexte. Il a milité parmi les ouvriers kurdes en Arabie Saoudite, où il a travaillé pendant quelques années, et il est ensuite retourné en Syrie pour continuer son combat.

Le PYD a été créé en 2003, et Saleh Moslim en est devenu membre du bureau exécutif. Il a été arrêté par le régime syrien et emprisonné pendant un an en 2004, puis durant trois mois en 2006, échappant enfin de peu à raid de la sécurité syrienne sur sa maison en 2009 (son épouse avait été arrêtée à sa place et incarcérée pendant neuf mois).

En 2010, il a été élu président du PYD, une fonction qu’il a occupée jusqu’au dernier congrès du parti, en 2017. Il est depuis lors responsable des relations internationales du Mouvement pour une Société démocratique (TEV-DEM).

Pourquoi son arrestation maintenant ?

Saleh Muslim avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt international en novembre 2016 (pour son « implication dans un attentat terroriste en Turquie » ; une accusation prête à l’emploi qui sert, dans la Turquie d’Erdogan, pour tout et n’importe quoi). Il a été arrêté à Prague, fin février 2018.

Or, il voyageait régulièrement en Europe ; il avait même été reçu en mai 2017 par le président de la république française, François Hollande, à l’Élysée.

Pourquoi a-t-il été arrêté maintenant ?

L’arrestation de Salih Muslim à Prague s’inscrit dans le cadre de la guerre totale que le régime d’Erdogan a déclenché contre le peuple kurde. Une guerre qui a pris une ampleur sans précédente depuis la défaite de Daesh (qui fut un temps l’instrument du régime d’Ankara dans la mise en œuvre de son projet de récupérer les terres perdues à la fin de la première guerre mondiale, dans le nord de la Syrie et d’Irak).

La Justice de la République tchèque a toutefois refusé de jouer le jeu d’Erdogan ; elle a refusé d’extrader Saleh Muslim vers la Turquie, et il a été remis en liberté.

*        *        *

Saleh Muslim a été l’une des personnalités clef de la résistance kurde en Syrie et un acteur engagé dans la défaite de Daesh. Il fait partie d’une génération de dirigeants politiques kurdes qui peuvent transformer la lutte nationaliste primitive des Kurdes en une lutte plus en accord avec les idées d’Ocalan, dans le but de créer une confédération démocratique des peuples de la région, rejetant dès lors un conflit communautariste stérile et sans fin. Un conflit dont l’histoire d’un siècle de révoltes kurdes a prouvé l’insuffisance et l’inefficacité.

Mais l’invasion du  nord de la Syrie par la deuxième armée de l’OTAN, qui a commencé d’exterminer le YPG, semble sonner le glas de la confédération des peuples ; et elle fait l’affaire du régime toujours en place à Damas qui, après avoir réduit les dernières poches encore tenues par les diverses factions jihadistes, tournera son regard noir vers les cantons kurdes, dont le potentiel de résistance aura été affaibli par l’opération turque.

Après la ruine du projet d’indépendance des Kurdes d’Irak, c’est donc probablement la fin du rêve fédéral des Kurdes de Syrie qui se joue en ce moment.

Share.

About Author

Shakour BAYEZ

Écrivain (Kirkouk – Kurdistan - IRAK)

Leave A Reply