ALGÉRIE – De la « démocratie » en Algérie, et partout…

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Si les analystes avaient l’honnêteté de reconnaître que les systèmes de pouvoir sont d’abord des expressions économiques, dont le mode de distribution des richesses génère une diversité d’attitudes politiques, la vérité ne s’en porterait que mieux.

Las, nous sommes loin du compte, car les faiseurs d’opinion ont surtout pour mission de produire la fumée nécessaire à masquer la réalité. C’est ainsi que le concept de « démocratie » a été installé, en tant que référence fondatrice des entreprises guerrières des États-Unis et de leurs satellites et vassaux. Concept qui se conjugue autoritairement, en sous-main, avec celui de « libre-entreprise » ; tandis que l’Europe découvre le règne des banques, servies par des « élus du peuple », fussent-ils les héritiers parricides de Jean Jaurès (alias les « socio-démocrates »).

C’est dans ce contexte que l’Algérie a vu naître sa « démocratie » (bien avant l’avènement des « printemps arabes »), contre la « légitimité historique » portée par ceux qui ont hérité du pays et les crises de chapelles qui ont succédé à son indépendance.

Il en fut ainsi.

À la fin des années 1980, le Front de Libération Nationale (FLN) a cessé d’être un parti unique, son « socialisme spécifique » a été remisé, et son sigle a même failli être restitué au peuple et à son Histoire, pendant qu’une euphorie irrépressible enfantait des dizaines de partis, dont…. le Front islamique du Salut (le FIS), qui a drainé l’essentiel du mécontentement et capté la révolte des plus radicaux des laissés pour compte de la libéralisation économique rampante d’alors.

À ce moment-là, l’Algérie avait 26 milliards de dollars de dette et il ne restait presque pas un rond de liquidité dans les caisses de l’État.

Pour bénéficier de « facilités de remboursement », Alger s’est vu imposer comme condition l’adoption d’un « plan d’ajustement structurel » (PAS) décidé par le FMI, la Banque mondiale et la plupart des créanciers. Ce plan était assorti de la promesse qu’il constituerait la rampe de lancement de l’économie algérienne, dont les résultats devaient être à la hauteur des exigences de l’endettement !

Le résultat a été… « flamboyant » : en 1990, 1,4 million d’employés travaillaient dans le secteur industriel et les services ; en  2017, ils ne sont plus que 450.000. Tandis que la population active employée dans le secteur du commerce, qui représentait 8,4% de l’emploi total en 1987, a aujourd’hui atteint 16,60%.  En 1990, les effectifs des travailleurs de l’industrie se montaient à  plus de 1,5 fois ceux du commerce. En 2000, ce rapport s’est inversé, au point que l’industrie n’emploie plus que l’équivalent de neuf dixièmes des travailleurs actifs dans le commerce.

Le secteur industriel, dont on devait attendre les miracles et qui était au cœur de la restructuration, a donc sombré. En revanche, le commerce a prospéré, mais au détriment du pays, dont la balance économique est négative et dont l’économie est étouffée par les importations.

Heureusement, tout au long de cette période de transition, pendant que la destruction des emplois productifs battait son plein, les prix du pétrole se sont mis à flamber. Ce miracle a profité à la consommation, donc au commerce ; il a aussi permis de rembourser la dette dont le PAS avait en fin de compte aggravé le poids. Mais les miracles ne durent qu’un temps…

Sur le plan politique, la « démocratie », décrétée par un pouvoir aux abois, mettait au jour les divergences mortelles qui traversaient la société. Elle donnait aux islamistes du FIS l’occasion de rêver à une dictature théocratique, versus une « démocratie » vaporeuse, aux contours indéfinis ; ils avaient à leur avantage une forte capacité de mobilisation et pouvaient se rallier une bonne part de l’électorat, grâce à leur ancrage social, par le contrôle des mosquées, et en ayant récupéré les revendications sociales, face à des « démocrates » qui ronronnaient sur « les libertés publiques » et autres noumènes, à des années-lumière des préoccupations des foules.

Intervint alors, en porte-voix, une presse privée (ou « indépendante », c’est selon) dirigée par les journalistes de l’ex-presse unique et devenue dominante, à coups d’apports gouvernementaux faramineux, en matériels et en  financements. La même presse qui portera, plus tard, l’emphase du « printemps » dit « arabe » et qui continue de servir la propagande néolibérale et atlantiste contre le « populisme » et les « primes à l’émeute » du pouvoir actuel.

S’est dès lors répandue dans les rues et les salons la cacophonie de dizaines de partis, sans impact social autre, pour la plupart, que d’occuper les espaces d’expression, alors que la peur d’une déflagration ou d’une victoire du FIS gagnait une partie de la population.

Aux élections communales, le FIS emporta la majorité des mairies, lors des premières élections pluralistes. Il les baptisera « communes islamiques » en lieu et place de la devise officielle : « la révolution par le peuple et pour le peuple » ; et de revendiquer des élections présidentielles anticipées, sans cacher ses intentions d’instaurer un Califat. Ce faisant, il use (abuse ?) de l’hégémonie idéologique de l’Islam, dont le pouvoir a fait la « religion de l’État ».

Le premier tour des législatives, en décembre 1991, le conforte dans son aveuglement : avec seulement 25% des voix des inscrits (le FIS occulte alors la perte d’un million d’électeurs depuis les communales), en remportant la majorité des sièges par le truchement des circonscriptions électorales et une abstention record (50% des Algériens, pour de multiples raisons, ne se sont pas sentis concernés par la « démocratie »), menaçant d’acquérir une majorité absolue au parlement, le FIS réitère ses promesses d’abolition de la « démocratie » impie.

La suite est tragique.

Le coup d’arrêt aux ambitions du FIS, par « l’interruption du processus électoral » (sic), et la transformation d’un large pan de son appareil militant en guérilla sanglante vont lourdement affecter les conditions de la construction d’un espace de débat démocratique. Ce sera l’origine du retour -en force !- de la « légitimité historique » : les plébiscites en faveur du général Liamine Zeroual, en 1995, puis et d’Abdelaziz Bouteflika, en 1999…

La première leçon est tirée de l’erreur fatale du FIS, qui a été de s’être auto-proclamé parti de l’ensemble du peuple algérien, sur base de sa vision de l’Islam. Il lui en aura coûté d’avoir cru être en disposition de prendre le pouvoir sans coup férir.

La deuxième leçon, c’est l’échec du Front des Forces Socialistes de Hocine Ait Ahmed,  resté prisonnier de son ancrage régional et de sa vision « policière » de la politique (la sécurité militaire ou le Département du Renseignement et de la Sécurité, son héritier, étant érigé en ennemi principal).

La troisième, c’est l’OPA criminelle du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD) sur le Mouvement Culturel Berbère, désormais détruit, qui portait les promesses immanentes de refondation du substrat culturel et historique de la nation algérienne, en particulier, et de l’Afrique du nord, en général.

La quatrième : le déferlement d’une cinquantaine de sigles, sortis pour la plupart de réunions de familles, d’amis ou de villages, autant de factions dès lors lancées à l’assaut des tribunes politiques et brouillent les pistes dans la division généralisée.

Dans les faits, la brève histoire du pluralisme édicté nous donne l’expérience d’une « démocratie », menée au pas de charge, qui prouve que les formations sociales obéissent, dans leurs péristaltismes, à des processus bien plus complexes que les schémas des « experts » et autres « spécialistes » de plateaux télévisés. Les faits imprimés en lettres de sang des Sans-culottes, des Chouans, des Canuts ou des Communards en ont pourtant donné la matérielle logique…

Complétant ce désastreux tableau, la centrifugeuse de l’appareil du pouvoir a fait des miracles à son tour : des « personnalités », qui ont traversé toute la période autoritaire en occupant les postes de commandement, se proposent au choix populaire, et ils ne s’épuisent pas à persister dans cette voie.

Il n’est pas étonnant, alors, de constater que l’opinion publique a très peu compté et n’a pas beaucoup pesé dans le cours des choses, sauf à former un très vaste marais qui ne s’est librement manifesté, partiellement, que pour dire oui, deux fois (à Zéroual, puis à Bouteflika), contre, de toute évidence,  la « démocratie vécue » et pour le retour aux certitudes connues et éprouvées.

De tout point de vue, cette démocratie-là ne compte pas. Les derniers débats publics, sur la non-limitation des mandats présidentiels, ont apporté la preuve éclatante que les urnes, donc l’opinion, sont méprisées par ses thuriféraires patentés.

À ce propos et en son temps, j’écrivais ceci : « Tout étant relatif par ailleurs… Ils sont contre un mandat, ils ont accepté par anticipation que ‘le candidat du pouvoir’ soit élu, tout ce qu’ils voulaient c’était de voir ‘élire’ quelqu’un d’autre. Tout le ‘changement’ [du point de vue des « opposants »]se résume à une permutation d’hommes, tandis que tout reste en place. Sinon, on aurait eu l’exposé du comment l’autre à qui Bouteflika aurait laissé la place aurait fait et par quel mécanisme Bouteflika lui aurait laissé la place. Bref… Une simple histoire de remplacement d’une clientèle par une autre, une simple histoire de convoitise de sinécures perdues où à conquérir. »

Les jeunes émeutiers ont apprécié, ils ne votent plus pour personne.

J’écrivais, aussi : « L’avance qu’avait le peuple algérien est que, tout de suite, du moins là où c’était le plus visible, il a refusé l’entourloupe et a pu conserver la gratuité de l’éducation de ses enfants, la gratuité des soins médicaux, la couverture médicale du travail et de très nombreux emplois du secteur public économique qui devaient être supprimés en application du dogme de la libre-entreprise. Il lui reste à imposer de ne plus recourir à l’émeute pour faire valoir ses droits, à comprendre que la différence est aussi un droit et que sa liberté dépend de celle des autres. La démocratie pourra, à ce moment-ci, pointer son nez. »

Alors… L’Algérie… Une « démocratie » ? Une « dictature » ?

El Watan, le fleuron médiatique de la « démocratie » « printanière » avait commandé et publié un sondage, du très sérieux et reconnu cabinet Ecotechnics, sur les législatives de mai 2012 ; en voici la synthèse : « Le FLN dégagerait un bon score (une moyenne d’environ 25% des suffrages que nous retrouvons dans toutes les régions). Le RND viendrait en deuxième, mais très loin derrière le FLN (une moyenne d’environ 5% des suffrages). Viendraient ensuite le Parti des Travailleurs avec une moyenne de 4%, l’Alliance verte avec une moyenne de 2% et le FFS avec 2%, mais se concentrant essentiellement à Alger et en Kabylie où il obtiendrait, dès à présent, 7% et 19% des voix. »

Ce qui, bien sûr, n’empêche pas de crier à la fraude, même en dépit du fait que ceux qui ont ensuite voté ont confirmé ces tendances ; et de relayer ce qui ressemble bien à une propagande sur le « truquage des élections » et sur une « dictature » supposée…

Mais reste toujours à savoir ce que l’on entend par le mot « démocratie », quand Syriza piétine le « non » du peuple grec aux conditions de l’Union européenne, que celle-ci met sur un piédestal l’inénarrable Makhzen marocain présenté à Bruxelles comme un « modèle de la démocratie » dans la « région », ou que les théocrates et sanguinaires potentats du Golfe participent à la « démocratisation » de la Syrie après avoir aidé… à « démocratiser » la Libye.

 

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Ahmed Halfaoui

Chroniqueur de presse (Alger)

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