MONDE ARABE – Arabie-Iran : une carte américaine et des faiblesses onusiennes

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Les pays du Monde arabe font partie de cette vaste région souvent désignée par l’acronyme « MENA » (Middle East and North Africa), qui s’étend du Maroc à l’Iran. C’est un monde aussi foisonnant que divers, et qui connaît aujourd’hui une transition géopolitique majeure ; une région qui comprend des pays pétroliers riches et qui présente une extrême volatilité politique, sujette depuis longtemps à des crises géopolitiques et humanitaires, et à des changements radicaux dans les rapports de force qui s’y exercent.

Depuis la désintégration de l’empire ottoman et la colonisation franco-britannique,  les divergences religieuses se sont érigées en un point de discorde qui allait être la cause principale de tous les différends et conflits qui ont déstabilisé la région, d’autant plus après l’indépendance des États arabes et, plus tard, l’émergence d’un régime chiite en Perse.

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La révolution islamique en Iran, un régime à tendance expansionniste

La révolution iranienne de 1979 et la reconfiguration du jeu politique iranien qu’elle a induite -mais aussi le remodelage stratégique que connut alors la carte du Moyen-Orient- ont mis en lumière l’importance première des relations arabo-iraniennes comme facteur déterminant dans la bonne compréhension du changement politique que connaît constamment  la région.

Cette révolution entraîna des réorientations majeures dans la politique extérieure iranienne, notamment à l’égard des pays arabes, du fait de la volonté de ceux qui ont pris les  commandes à Téhéran de bâtir une superpuissance à même de jouer le rôle de gendarme régional. En fait, cette volonté expansionniste existait avant même l’arrivée des islamistes au pouvoir, en ce  sens qu’après la disparition des derniers vestiges coloniaux, le Shah avait ambitionné de remplir ce vide, le retrait des forces britanniques ayant favorisé son ambition en la matière.

C’est ainsi que l’Iran occupa trois îles stratégiques dans le Golfe persique : Abu Moussa et les petite et grande Tunb. Mais ensuite, pour rassurer les Arabes et apaiser leur crainte, le Shah renonça à une revendication de longue date, en tournant la page une fois pour toute sur la question de Bahreïn, ce pays qui avait des liens historiques avec l’Iran dont la suzeraineté s’était exercée pendant des siècles sur cette île. Toutefois, les nationalistes iraniens continuent à éprouver du mal à accepter la perte de ce territoire, un sentiment que reflètent manifestement leurs stratégies actuellement mises en œuvre dans ce pays (où ils s’appuient sur la minorité chiite pour essayer de déstabiliser l’État), qui ont pour conséquence la peur des alliés arabes, qui essayent de maintenir le Bahreïn dans l’orbite saoudienne, et ce par tous les moyens, y compris la prévention militaire, d’où la promotion d’une armée commune des pays du Golfe.

Antérieurement, l’intervention du Shah en Oman au moment de la guerre du Dhofar, en 1976, avait été une des causes de cette inquiétude arabe de voir l’Iran étendre son influence, malgré le fait que le déploiement de l’armée iranienne avait eu lieu à la demande du sultan d’Oman, qui voulait se débarrasser de la rébellion marxiste du Front populaire de Libération d’Oman et du Golfe arabe. Redevable au soutien iranien, Oman garde aujourd’hui encore une très bonne relation avec les Perses, et le sultan joue toujours le rôle de médiateur dans toutes les crises arabo-persiques.

Un autre événement aussi important que sanguinaire a été le conflit irako-iranien (1980-1988), qui ne fut qu’une nouvelle phase du long conflit opposant Perses te Arabes. Cette guerre aux facettes multiples présente une dimension religieuse, outre les différends frontaliers et politiques qui l’ont initialement motivée : les Arabes revendiquaient depuis longtemps la province pétrolière de Khûzistân et demandaient une souveraineté totale sur le Chatt-el-Arab (le delta commun du Tigre et de l’Euphrate). Ce sont les ambitions irakiennes sur cette région qui constituèrent la cause principale de la guerre, étape importante dans l’histoire de la relation conflictuelle entre le monde arabe et les Perses.

L’Arabie Saoudite et l’Iran : un affrontement éternel, en quête d’un leadership régional

L’empire perse a un ennemi sans égal dans le monde arabe : l’Arabie Saoudite.

L’hostilité entre les deux États a pour cause principale une différence idéologique d’ordre religieux et la volonté de chacun d’imposer son leadership au niveau de l’Organisation des Pays exportateurs de Pétrole (OPEP).

Idéologiquement parlant, deux courants s’opposent : d’un côté, le sunnisme, qui est majoritairement adopté par les pays arabes et qui se considère comme la base par excellence de la religion musulmane, duquel sont sorties les quatre doctrines de l’Islam (sunnite), les Saoudiens prônant le wahhabisme fondamentaliste. De l’autre côté, le chiisme, qui reste fermement lié au nationalisme iranien. Cela étant, chacun consacre ses efforts (et ses richesses) à faire triompher ses plans politico-religieux.

Immédiatement après la réussite de la révolution de 1979, l’ayatollah Khomeiny a voulu lui donner une portée transnationale, pour qu’elle puisse incarner le principe de « pax islamica ». En réalité, le régime de Téhéran s’est assigné un objectif primordial, à savoir d’imposer et de répandre le chiisme partout dans le monde arabe. Par conséquent, une guerre religieuse secrète se déclenchait entre les wahhabites saoudiens et la faction chiite iranienne.

Et en effet, depuis 40 ans, les deux parties s’entraînent mutuellement dans un conflit religieux qui a pris les formes d’une guerre diplomatique et militaire, un conflit livré actuellement par procuration, dans d’autres pays.

Au Yémen, en particulier, la crise a muté en un conflit intra-étatique qui a provoqué des milliers de morts et laisse un pays ravagé. La coalition arabe sunnite rassemblée par Riyad (comprenant l’Égypte, les Émirats arabes unis, le Koweït, le Soudan…) vise comme à l’accoutumée à arrêter la propagation de l’idéologie iranienne dans la péninsule arabique. Cette confrontation a pris une autre ampleur, début 2018, après le lancement de missiles balistiques par les rebelles Houthis (soutenus par l’Iran) vers le territoire saoudien. Face à cette tentative iranienne de bombarder le « berceau de l’islam » par l’intermédiaire des Houthis, les Saoudiens se sont immédiatement rapprochés d’Israël, avec l’intention de se retrancher derrière sa force colossale (l’ennemi de mon ennemi est mon ami).

Le prince héritier Mohammed ben Salman est allé plus loin encore, en tentant d’obliger le premier ministre libanais Saad Hariri (sunnite), « convoqué » à Riyad, de présenter sa démission, en imputant sa décision à l’action du Hezbollah (chiite et soutenu par l’Iran) dans son pays ; mais, après le tollé qui a résulté de cette affaire incroyable et sans précédent, Saad Hariri est revenu sur sa décision, soit – comme l’affirment ses partisans – en défiant courageusement les Saoudiens (grâce au soutien du président français Macron qui a probablement sauvé sa carrière politique et lui a évité une cuisante humiliation), soit – plus probablement – en se mettant d’accord avec Riyad sur un plan pour l’avenir, grâce aussi à la même médiation.

L’avenir dira quels chemins prendra cette nouvelle politique saoudienne qui vise à resserrer l’étau sur le Hezbollah, le bras droit de l’Iran au pays du cèdre, et de lutter contre les partis ou mouvements pro-Iran dans chaque recoin du Monde arabe.

La panique de Riyad,  les États-Unis et les contrats d’armement

Depuis longtemps, la région MENA fait l’objet d’ambitions stratégiques ; c’est un centre vital que tous les empires on voulu contrôler.

Selon l’historien Geoffrey Moorhouse,  aucun État n’a eu autant de connexion avec les Arabes que le Royaume-Uni, qui fut le premier à supporter un leadership saoudien au Moyen-Orient, sensé contribuer à la « pax britannica ». En ce temps-là, les relations entre les Émirats arabes unis (EUA) et l’Arabie saoudite étaient minimales ; c’était avant que des personnalités américaines commencent à entretenir des relations privées avec la famille du roi Ibn Saoud, et notamment les responsables de la compagnie CASOC (California Arab Standard Oil Company), dont le fameux Charles Crane, lesquels ont participé à cimenter une association entre les deux nations.

Cette coopération commença par une mission agricole américano-britannique ; elle visait à montrer aux Arabes les bénéfices qu’ils pouvaient retirer d’un tel rapprochement. Petit à petit, les Américains devinrent pour les Saoudiens un allié de même que les Anglais, sinon plus ; d’autant que les richesses pétrolières des pays du Golfe excitent la convoitise de l’Oncle Sam…  Ce qui a valu à toute la région du Moyen-Orient de devenir un théâtre d’action par excellence de la politique étrangère américaine.

Le pacte du Quincy, passé en 1945 entre le président Roosevelt et le roi Saoud, a ainsi scellé une alliance non seulement saoudo-américaine, mais beaucoup plus que cela, en ce  sens que l’Arabie Saoudite est un leader arabe qui dicte et impose aux autres pays, « satellites », ses stratégies coopératives et les partenariats. En fait, ces deniers restent fidèles à leurs engagements,  afin qu’ils puissent continuer de bénéficier des donations saoudiennes qui les confortent et réduisent le déficit permanent de leurs économies. Exception faite bien évidemment des pays non alliés, qui n’ont jamais sinon peu de fois essayé de cajoler les émirs de La Mecque : la Syrie, l’Irak et l’Algérie).

Il est arrivé que des crises ont affecté la nature privilégiée de ce partenariat saudo-américain ; mais la vitalité des liens économiques entre les deux pays laissent percevoir que Washington et Riyad sont décidés à faire primer leur intérêts sur les conflits qui secouent ces dernières années la région MENA. À l’ère du président Trump, les relations sont au beau fixe et elles ont repris leur rythme ordinaire et routinier d’une manière assez rapide, ce qui pourrait apparaître étonnant après le désaccord qui a caractérisé la période de la présidence d’Obama, lequel avait fait pencher la balance du côté de l’Iran en signant l’accord sur le programme nucléaire et en dénonçant les implications du régime saoudien dans le financement des attentats de 11 septembre 2001.

Mais le retour en grâce de Riyad ne fut pas totalement sans contreparties. Des concessions historiques ont été faites par le régime, désormais guidé par un jeune prince prêt à tout changer pour plaire aux Américains en vue de les garder de son côté contre la puissance iranienne. Ainsi, il aura fallu donner officieusement le feu vert aux Américains et aux Israéliens, de prendre Jérusalem pour capitale de l’État hébreu ; c’est dire que les grandes questions sur lesquelles il y avait un consensus dans le Monde arabe ne sont plus d’actualité, et que le conflit avec l’Iran est à présent le problème le plus important, devenu la priorité principale pour les oligarques du Golfe.

Dans ce contexte, la crise survenue entre les pays du Golfe et le Qatar est tombée bien à point, qui a relégué la question palestinienne au second plan… Donald Trump en a profité énormément, pour faire passer sa décision sur la capitale d’Israël. La famille Al-Thani qui règne sur le Qatar, à Doha, s’est en effet rapprochée de l’Iran, à la surprise des Saoudiens.

Pour les États-Unis, cette crise sert aussi à épuiser les réserves de changes des émirs de Riyad et d’Abu Dhabi, en les encourageant à s’armer face à l’expansionnisme iranien, qui cherche à installer un régime chiite à Sanaa.

L’Iran fait face désormais à une campagne américaine visant son programme nucléaire, et l’accord passé sous l’égide de l’administration Obama va du moins être modifié, sinon annulé, si les Saoudiens versent plus d’argent, et font plus de concessions : la panique saoudienne suite aux progrès militaire du « monstre khomeinien » rend le pouvoir émirien docile, prêt à accepter toutes les recommandations venues de la Maison blanche. Ce processus va sûrement  déboucher sur d’autres surprises de la part du futur roi, Mohammed ben Salman…

L’ONU : échec des stratégies préventives proactives, et efficacité précaire de ses plans réactifs

Quoi qu’elle ait été créée, en 1945, pour protéger les générations futures des affres de la guerre, l’ONU échoue souvent à trouver une solution proactive à ce qui se passe au Moyen-Orient.

Elle traîne derrière elle des échecs retentissants, cela concernant aussi bien ses stratégies proactives que réactives.

Proactivement, plus particulièrement, l’ONU n’a jamais réussi à prévenir les crises.

Elle n’a pas pu empêcher la première guerre dévastatrice entre l’Iran et l’Irak, huit années effroyables, malgré les prémices de la résurgence des hostilités que l’accord d’Alger avait antérieurement peiné à calmer, et bien que les signes de leur recrudescence étaient toujours évidents. En effet, la diplomatie préventive onusienne a échoué à éviter le déclanchement du conflit, démontrant son incapacité à prévenir proactivement une crise potentiellement dangereuse.

Cette faillite est due à plusieurs facteurs. D’abord,  un manque de soutien de la part des deux grandes superpuissances de l’époque, dont l’industrie militaire enregistrait un record de  ventes. En effet, l’URSS et les États-Unis vendaient en même temps aux deux états, un commerce dont les bénéfices rendaient la tâche de l’ONU très difficile, d’autant plus que les deux membres permanents du Conseil de Sécurité n’avaient pas de positions claires, puisqu’ils votaient d’une côté l’embargo sur les armes et, de l’autres,  ils continuaient à signer de plus en plus de contrats de vente d’armements. Une pratique qui représentait une violation flagrante du droit international, et une atteinte à l’action onusienne, dont s’est révélée, souvent,  la dépendance à la bonne volonté des Russes, mais plus encore du géant états-unien.

En ce qui concerne le Moyen-Orient, tant que l’intérêt vital des États-Unis n’est pas menacé,  la Maison blanche n’a cure du reste. Cette politique de deux poids deux mesures bloque la mise en œuvre des stratégies préventives onusiennes. Actuellement, au Yémen, les mêmes facteurs entravent les plans de l’ONU et ses efforts de médiation ; la situation d’impasse dans laquelle s’est rapidement trouvée sa mission diplomatique a même poussé le représentant spécial du secrétaire général, Jamal Benomar, à choisir la démission, plutôt que de rester coincé, prisonnier d’un cercle vicieux, qui ne montrait aucune volonté de désamorcer la crise.

L’ONU reste incapable de dire non aux États-Unis et de réaliser la paix au Moyen-Orient ; et l’existence d’Israël dans cette région rend sa tâche très complexe.

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Peut-être certains analystes avaient-ils raison, lorsqu’ils affirmaient qu’un « nouveau Sykes-Picot » était en train de redessiner la carte du « grand Moyen-Orient », non pas pour remplacer l’arbitraire Ottoman par la loi de l’Occident, mais cette fois-ci pour prétendument mettre en place des régimes démocratiques. Pour ce faire, la première puissance « démocratique » du « Monde libre » se serait engagée à évincer le président Bashar al-Assad, pour bâtir une « démocratie » syrienne. D’autres avançaient un plan plus radical encore : Washington aurait voulu diviser la Syrie régions et communautés autonomes. Et le Yémen devait connaître le même sort ; et les Houthis auraient ainsi l’opportunité de gouverner à Sanaa, aux portes de l’Arabie Saoudite, pour la plonger dans un état de panique éternelle, qui la ferait plier aux ordres des gouvernements américains.

Quoi qu’il en soit de la réalité de ces complots et manœuvres, bien réels ou hypothétiques, voire imaginaires, ce « plan » ne s’est pas réalisé.

En revanche, la crise arabo-perse se poursuit et s’amplifie, et elle ne se terminera qu’au moment où les empires khomeinien et saoudien s’effondreront… ou lorsque les différends céderont la place à la coopération.

Y aurait-il un « plan » américain, pour que perdure la zizanie entre Perses et Arabes ?

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Maska EL MAHJOUB

Politologue - Chercheur en Relations internationales (Université de Cady Ayyad - Marrakech – MAROC)

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