MONDE ARABE – En attendant la paix

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Le Proche et le Moyen-Orient demeurent essentiellement un champ de bataille géopolitique, le rôle des États et sociétés de la région se limitant à assurer les intérêts de puissances étrangères ; et leur développement propre n’est souvent qu’une variable d’ajustement.

Ces régions sont parmi les principaux épicentres géopolitiques de la planète. En équilibre instable, s’y déchaînent les passions ; ils fournissent le terreau à de nombreux mouvements extrémistes, souffrent de guerres meurtrières, et ce malgré la diplomatie des instances internationales qui veillent à la justice, à la liberté et à la paix indispensables à la dignité et au développement humains dans le monde.

Il règne ainsi dans ces régions un étrange sentiment de chaos qui a maintenant laissé la place à une période d’incertitude et de violence…

Chaos

Un mot qui, à lui seul, résume la situation dans laquelle se trouvent le Proche et le Moyen-Orient : « chaos ».

Plus de quatre ans après le début des soulèvements populaires de 2011, le Proche et le Moyen-Orient se trouvent bien isolés, seuls face à des crises politiques et sécuritaires sans précédent et n’évoluant guère. Et ce, malgré les nombreuses initiatives diplomatiques internationales qui se succèdent, en vain. La Syrie connaît une guerre civile sanglante et brutale dans laquelle le pays se vide un peu plus chaque jour de sa population. Au Yémen, les combats entre les Houthistes et les partisans du Président Abd Rabbu Mansour Hadi, renversé en janvier 2015, ont plongé le pays dans une crise politique et humanitaire dramatique, aggravée par l’intervention saoudienne. L’Irak reste prisonnier d’un état de crise chronique dû à une flambée de violence terroriste entretenu aujourd’hui par l’État islamique (EI). En Afghanistan, l’arrivée au pouvoir du président Ashraf Ghani n’a pas mis fin aux exactions des Talibans et, au contraire, les Afghans se dirigent vers une nouvelle étape d’incertitude sécuritaire. Le conflit israélo-palestinien –désormais à peine évoqué par les médias qui ne savent plus où donner de la tête dans à cet immense désordre- reste quant à lui un « casse-tête chinois » : aucune initiative n’a jamais permis de mettre fin à ce conflit qui dure depuis près de soixante-dix ans (depuis 1948) et qui empoisonne les relations entre l’État hébreu et le reste des États arabes.

À cela s’ajoute le nouveau grand jeu du moment, dans lequel se déploient les rivalités des empires et des puissances régionales émergentes. Dans ce champ conflictuel, où les différents acteurs défendent unilatéralement leurs intérêts, l’insécurité surmédiatisée n’est que la partie visible d’une lutte sourde, souterraine et violente.

Le Proche et le Moyen-Orient sont-ils condamnés à l’instabilité et à la guerre à perpétuité ? Peut-on espérer mettre fin à cette spirale infernale et destructrice, non seulement pour ses acteurs, mais également pour la Communauté internationale, celle-ci n’étant pas immune aux ondes de chocs générées par ces volcans en activité ?

Des tensions régionales persistantes

Dans le processus de bouleversements qui travaille et redessine le Proche et le Moyen-Orient, les jeux des différentes puissances doivent être mis en balance pour comprendre leur impact sur la situation actuelle. La réalité du terrain révèle une diversité de légitimités qui se concurrencent, s’enchevêtrent et se recoupent, sans qu’aucun des acteurs (internes ou externes) n’arrive à prendre le dessus et à prolonger son autorité sur l’autre.

La chute du régime de Saddam Hussein a particulièrement rabattu les cartes au Moyen-Orient. Les conséquences imprévisibles de l’effondrement de l’État irakien à remis sur la scène régionale la lutte pour l’hégémonie à laquelle se livrent l’Iran et l’Arabie Saoudite. Ces deux puissances sont engagées au travers d’interminables et féroces guerres par procuration, de Damas à Sanaa, en passant par Beyrouth et Bagdad.

La réhabilitation de Téhéran sur la scène internationale depuis l’accord sur son programme nucléaire signé avec les grandes puissances est une source d’inquiétude pour l’Arabie Saoudite, qui se voit menacée dans son environnement régional. Ryad et ses alliés arabes sunnites redoutent les visées hégémoniques de Téhéran et se sentent plus menacés que jamais par le réveil du chiisme d’obédience iranienne.

Ces tensions récurrentes s’observent aussi entre Israël et les territoires palestiniens. Ces dernières années, le conflit israélo-palestinien est devenu un enjeu majeur au Moyen-Orient, comme dans d’autres régions du monde. Les Occidentaux, avec la création d’Israël, se sont « débarrassés » des Juifs, exportant le problème au Moyen-Orient. Israël, marqué au fer rouge par les tragédies des Juifs, s’est bâti comme une forteresse tout en multipliant les colonies dans les territoires palestiniens. Les épisodes de violences se multiplient dès lors et accentuent la méfiance des dirigeants israéliens vis-à-vis  de la création d’un État palestinien indépendant et viable. Cette question palestinienne enracine également chez les Arabes un sentiment d’injustice et bloque tout processus de conciliation entre Israël et plusieurs États arabes. Cette situation n’est pas sur le point de se simplifier et devient désormais une cause politique qui n’est plus seulement régionale ou géopolitique pour les États arabes. La résolution de ce conflit constitue en effet désormais un défi immense pour la Communauté internationale. Tous les efforts doivent être déployés afin de réaliser une paix juste, fondée sur le droit et permettant une réelle coopération entre des partenaires désireux de partager les fruits de cette paix et non les ruines de l’occupation et de la guerre.

Dans cet « Orient compliqué » (pour reprendre cette expression chère au Général de Gaulle), se pose enfin la question kurde et l’imbroglio turc dans la région. Le problème du Kurdistan est à la fois « un facteur de convergence étatique et de déstabilisation de la région » (Mohammad Ismail Javid, 2015). Les Kurdes, qu’on désigne parfois comme « une nation sans État », sont répartis entre la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran. Ils revendiquent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et veulent créer un État kurde. S’il n’y a pas pour le moment de revendication nationale kurde transfrontalière, les événements en cours en Irak et en Syrie ont montré qu’une solidarité inter-kurde existait bel et bien. L’irruption en force de l’EI à Mossoul en juin 2014, puis à Kobané en juillet de la même année, a poussé les Kurdes à une entente cordiale de facto pour lutter contre cet ennemi commun. Si l’expression politique des mouvements kurdes est diverse, partagée entre courants autonomistes et indépendantistes, amenant à s’interroger sur la faisabilité d’un seul État kurde, la question kurde sera sans doute l’enjeu majeur de l’après-Daech. Il n’y aura pas d’autre choix que de reconsidérer les légitimités en dépassant les vieux clivages et des intérêts contradictoires entre Kurdes de Syrie, d’Irak et de Turquie afin de fonder une paix durable au Moyen-Orient.

Eu égard à ce qu’était devenu la Turquie, à sa réussite économique, son abandon pacifique du Kémalisme des militaires et son intégration à l’Alliance atlantique, l’évolution de la situation politique qui prévaut désormais en Turquie ne manque pas de préoccuper : l’autoritarisme et le nationalisme ombrageux de l’homme fort du pays, Recep Tayyip Erdogan, font surgir une Turquie tiraillée entre le modernisme ouvert des villes, l’attachement des nouvelles classes moyennes aux valeurs de l’Islam et le conservatisme des campagnes. Les hésitations et volte-faces de l’AKP au pouvoir au sujet de Daech, de la question kurde, de la crise syrienne et des relations opaques entretenues avec les rebelles qui essaiment en Syrie n’ont fait qu’accroître cette situation délétère qui déstabilise la région. En n’étant pas parvenu à apporter de solution politique au problème kurde au cours des deux dernières législatures et en adoptant, à l’automne de 2014, lors du siège de la ville syrienne de Kobanê par des combattants de l’EI, une attitude paradoxale à leurs égards, le gouvernement turc s’est mis à dos les combattants kurdes et les jihadistes, qu’il a lui-même fort imprudemment encouragés et financés. Par ailleurs, la Turquie entretient au niveau géopolitique, des relations complexes avec ses différents voisins. Et ses rapports avec ses alliés occidentaux, sont de plus en plus minés par la polémique et le malentendu.

Le rôle des grandes puissances

Le rôle des grandes puissances au Proche et au Moyen‐Orient depuis le déclenchement des révoltes arabes constitue enfin un facteur aggravant qui structure le chaos.

La région demeure essentiellement un champ de bataille géopolitique, le rôle des États et sociétés de la région se limitant à assurer les intérêts de puissances étrangères (hydrocarbures, présences militaires, contrôle de l’immigration, maîtrise des violences sub-étatiques), leur développement propre n’étant qu’une variable d’ajustement.

Cette lutte pour des intérêts stratégiques s’appuie sur des moyens croissants et sur un large panel de canaux pour atteindre les divers objectifs. Dans cette instrumentalisation du développement chaotique aux fins de davantage maîtriser le devenir du Proche et du Moyen-Orient, la vérité s‘inscrit toujours en négatif des apparences mises en scène. La totalité du réel est réellement renversée en totalité, jusqu’à faire de chaque vérité un simple moment du faux, partout fallacieusement réécrit et constamment retranscrit spécieusement, comme inverse de ce qui est vraiment.

Les acteurs de ce grand jeu sont à la fois des États, mais aussi des individus et, plus particulièrement, des groupements d’individus.

On observe que l’état des forces et des jeux d’influences proviennent tout d’abord des majors (USA, France, Grande-Bretagne) suivis des puissances tierces (Russie, Iran, Turquie) et des monarchies du Golfe comme les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, le Qatar.

En Irak, la désagrégation actuelle due à la « guerre contre le terrorisme » décrétée par le président Bush en 2003 a abouti à une situation politico-sécuritaire calamiteuse, menaçant l’état actuel du pays et son devenir. Régis Debray a rappellé que l’invasion de ce pays, sans résolution de l’ONU, a été menée par une coalition représentant moins de 9 % de la population mondiale.

La Libye est dans le même état de déliquescence violente que l’Irak et a produit des métastases terroristes dans toute la zone sahélienne. Le renversement du régime de Mouammar Kadhafi, capable à la fois de radicaliser et dé-radicaliser, mobiliser et contenir des acteurs régionaux non étatiques, a produit des effets dévastateurs au-delà de ce seul État.

En Syrie, l’instrumentalisation du conflit a débouché sur une déstabilisation des pays de la région avec un effet domino pour les pays européens qui sont aujourd’hui les premiers réceptacles des syriens fuyant la guerre.

Le Yémen est tragiquement en proie à une invasion militaire abusive organisée et mobilisée par l’Arabie Saoudite (avec le soutien des grandes puissances), en privant la Communauté internationale de son juste respect. La principale motivation de l’agression de la coalition « otanesque » arabe menée par l’Arabie Saoudite est la suivante : ramener le Yémen dans le giron atlantiste, voire sioniste, de la même manière que les saoudiens l’avaient fait –avec entre autres le Qatar– au Bahreïn, en écrasant la révolte de 2011 qui menaçait le régime, dont le renversement était vu d’un mauvais œil par les États-Unis qui possèdent une base militaire sur l’île.

L’expérience libyenne a laissé des traces fortes en Russie. Hantée par les risques persistants d’instabilité régionale et animée par le refus de l’ingérence militaire, Moscou est donc particulièrement vigilante quant à l’avenir de ces régions du Proche et du Moyen-Orient. Et son implication sur le dossier syrien et dans l’affaire du nucléaire iranien est une démonstration parfaite que la Russie n’entend plus jouer les seconds rôles dans ces régions. Quitte à contrarier les plans des autres acteurs intervenants dans ces espaces. Sa présence au Proche et au Moyen-Orient démontre qu’elle est redevenue un acteur majeur et indispensable pour la paix et la stabilité internationale.

Exacerbation des réflexes confessionnels

La confessionnalisation de la carte politique régionale est un autre facteur à prendre en considération. S’il n’est pas nouveau dans la région, il a pris des dimensions alarmantes dans ce contexte régional changeant, ces dernières années.

Il n’y a pas lieu ici d’insister sur les processus qui transformèrent les confessions en entités d’appartenance premières, sinon exclusives, des individus et des collectivités, encore moins sur leur militarisation au cours d’un processus conflictuel dans certains pays arabes. Il importe en revanche de souligner qu’alors qu’il ne renvoie pas à un domaine de croyance en tant que tel, le confessionnalisme peut mobiliser de nombreuses ressources de sacralité, exigeant vengeance et sacrifice. Force est de constater que les individus ou les communautés ne sont pas les seules à prendre en considération ce registre vitaliste mortifère. Les États y jouent également un grand rôle, chacun en fonction de ses intérêts.

De nombreuses analyses de ce confessionnalisme se concentrent sur les divergences religieuses et politiques entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite. Or, de nombreux régimes attisent le confessionnalisme tout en négligeant d’autres clivages tels que les spécificités régionales des programmes, un manque de respect pour les Droits de l’Homme, la corruption et de mauvaises conditions économiques.

Les Saoudiens et les Iraniens sont des rivaux stratégiques régionaux. De la même façon, les autres pays arabes du Golfe s’inquiètent des relations de l’Iran avec les Arabes chiites ainsi que de l’influence croissante de Téhéran dans la région, notamment dans l’Irak de l’après Saddam, et de ses alliances avec le gouvernement syrien et le Hezbollah libanais. Face à l’Iran, territoire perse et chiite, on trouve une multitude de monarchies arabes à majorité sunnite, la plupart devant gérer la présence délicate de communauté chiite sur leur territoire (Koweït, Bahreïn, Arabie Saoudite, Émirats arabes unis). Ils constituent des réseaux transnationaux que le pouvoir iranien peut efficacement activer et utiliser à son profit (cf. Mohammad Reza Djalili et Thierry Kellner, 2012). Par ailleurs, les révoltes arabes de 2011 ont intensifié la rivalité entre l’Arabie Saoudite et l’Iran.

Lorsque le Printemps arabe ouvrit de nouvelles perspectives d’influence régionale, les tensions entre l’Iran et les pays du Golfe s’accrurent.

Téhéran exprima initialement sa satisfaction concernant le renversement de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Égypte. À Bahreïn, qui est gouverné par une minorité sunnite, les émeutes anti-régime dominées par les Chiites conduisirent le gouvernement bahreïni et ses alliés à accuser l’Iran d’ingérence et de tentative de déstabilisation politique du royaume. Du point de vue iranien, la décision prise par les populations arabes d’évincer leurs gouvernants pro-occidentaux fut une bonne nouvelle.

L’attitude de Téhéran changea toutefois quand des émeutes éclatèrent sur le territoire de son allié arabe le plus fidèle, la Syrie. Cela confirma les soupçons des pays arabes du Golfe, pour lesquels l’unique raison ayant conduit l’Iran à louer les soulèvements fut qu’ils lui offraient la chance d’atteindre ses intérêts stratégiques. La fragilisation de ces États -et par ricochet de leurs parrains- permettrait à l’Iran de se positionner comme un acteur majeur et indispensable au Proche et au Moyen-Orient. Vu qu’il se considère comme le seul État qualifié pour répondre de la sécurité régionale dans la région du Golfe sans être soumis à l’ingérence extérieure (cf. Simon Mabon, 2015).

Cependant, depuis le renversement de certains de leurs pairs autoritaires, les gouvernants arabes ont tenu à éviter deux sortes de contagion : changement révolutionnaire de régime et perte de cohésion sociale par affrontements interconfessionnels.

La vague de soulèvements populaires qui débuta en Tunisie a affecté la plupart des pays arabes, à de rares exceptions près. Les gouvernants arabes menacés ont, en soulignant leur propre importance dans le maintien de la stabilité, simultanément endigué et instrumentalisé les tensions d’origine confessionnelle. Brandir l’argument du confessionnalisme est un outil puissant car il effraye de nombreuses communautés du Monde arabe. Les tensions aussi bien interconfessionnelles qu’interreligieuses entre Chrétiens et Musulmans offrent des scénarios menaçants dans plusieurs pays, y compris entre Coptes et Musulmans sunnites en Égypte, ainsi qu’au Liban et en Irak, où les divisions interconfessionnelles se reflètent dans les institutions publiques.

Il y a toutefois dans ce domaine un certain manque de cohérence : en général, la défense potentiellement digne de louanges par les pays occidentaux des droits des minorités semble être moins ardente quand il s’agit de défendre ceux des Chiites…

La Communauté internationale a, par exemple, fait la sourde oreille aux demandes de changement formulées par les communautés chiites au Bahreïn, en Arabie saoudite et au Yémen. En particulier, les affrontements violents entre les armées bahreïnis et saoudiennes d’une part et des manifestants chiites d’autre part, en 2011 et 2012, n’ont donné lieu à aucune condamnation internationale aussi sévère et résolue que dans le cas syrien.

En Libye, la division entre groupes a été implicitement encouragée plutôt qu’évitée. Les pays occidentaux desservent leur propre cause lorsque leurs actions amènent à les soupçonner de vouloir diviser pour régner. Les affrontements interconfessionnels ne représentent toutefois pas le défi le plus pressant auquel le Monde arabe d’aujourd’hui est confronté.

La multiplication de tels affrontements a favorisé l’émergence de groupes terroristes qui menacent de saper les perspectives d’établissement de sociétés démocratiques pacifiques et stables dans le Monde arabe mais aussi, au-delà.

L’État islamique, entre menaces et amalgames

L’EI… Menace terroriste ou manœuvre stratégique des puissances régionales ou extérieures ?

« L’hydre Daech » n’a pas encore livré tous ses secrets…

Qu’on le considère comme un groupe criminel ou un État en puissance, l’EI est parvenu, en quelques mois, à transformer radicalement la carte de la Syrie et de l’Irak. Ce chaudron terroriste « règne sur la moitié de la Syrie et le tiers de l’Irak, régit la vie quotidienne de 6 millions d’habitants, bat monnaie, possède une banque centrale à Mossoul, deux forces de police (l’une religieuse, l’autre classique’), un drapeau, et même un système d’immatriculation pour les véhicules » (Jihâd Gillon et Olivier Marbot, 2015). À cela s’ajoute une véritable armée de militants et de cyber militants aguerris, qui font régner la terreur par les atrocités les plus sévères qui conduisent tout observateur sain d’esprit à se demander quelle forme de psychologie collective s’est développée chez les djihadistes de l’EI. Crucifixions, décapitations, viols, mutilations, massacres, minorités opprimées et massacrées, destruction d’antiquités millénaires, militarisation des enfants… Les exemples d’atrocités ne manquent pas. La présence de ce nouveau mouvement terroriste contribue à aggraver le chaos dans ce « Grand Orient » dont l’issue reste incertaine.

Si cette organisation perturbe, elle représente par ailleurs, une menace réelle pour le Proche et le Moyen-Orient…

Menacée à sa frontière par les combats qui font rage au Yémen entre les rebelles houthistes et ceux qui soutiennent le président Abd Rabbu Mansour Hadi, l’Arabie Saoudite est confrontée au « piège Daech » : la dynastie qui règne à Riyad est considérée par l’EI comme corrompue, alliée des mécréants et indigne de régner sur les deux villes saintes de l’islam, La Mecque et Médine. De nombreuses attaques de l’EI ont d’ailleurs ensanglanté le royaume wahhabite depuis janvier 2015.

La Libye est déjà en partie contrôlée par les troupes ou les milices qui ont prêté allégeance à l’EI, lesquelles ont su profiter de la guerre civile qui oppose les différentes factions qui se disputent la gestion du pays.

Des répercussions immédiates dues à la militarisation du conflit syrien et à l’effondrement de l’État en Libye se font également sentir en Egypte. Précisément dans le Sinaï, où le groupe armé Ansar beit al-Maqdis a rejoint l’EI et poursuit sa campagne de déstabilisation contre l’État égyptien.

Le retournement de la Turquie contre l’EI qui a longtemps affiché une complaisance face cette organisation fait planer un sentiment de vengeance de la part des membres de ce groupe terroriste. Les attentats perpétrés à Suruç (dans le Sud du pays) le 20 juillet 2015, qui ont fait 34 morts, et ceux du 10 octobre 2015 à Ankara, qui ont fait 102 morts, constituent des signes avant coureurs.

Le Liban aussi est sur la liste. Il abrite le Hezbollah, ennemi mortel des Sunnites de l’EI avec lequel ils sont engagés dans des combats en Syrie. De même que l’Iran, où l’État islamique n’est plus simplement une menace mais un danger stratégique à cause du soutien politique et militaire au régime de Bachar al-Assad et parce que les Sunnites iraniens, mécontents de l’omniprésence chiite, sont susceptibles d’adhérer à l’État islamique.

Enfin, quant à la fragile Jordanie, elle est officiellement en guerre contre l’EI depuis la mort de son pilote brûlé vif par les membres de l’organisation.

Face à cette situation, il est clair que les ambiguïtés et les contradictions qui entourent la lutte contre l’EI représentent des défis majeurs pour éviter le chaos.

Il faut que les acteurs (puissances externes et internes) impliqués dans la guerre contre ce groupe terroriste surmontent leur différends et jouent le jeu, et considèrent que ce « califat » à l’ambition démesurée est une menace pour leur sécurité et leur stabilité. Sa destruction devrait être un objectif prioritaire l’emportant sur leurs autres préoccupations, aussi justifiées soient-elles.

Mettre fin au chaos

Pour éviter le pourrissement et le morcellement des États du Proche et du Moyen-Orient de demain, il faut réconcilier les légitimités et sortir du schéma impérial en faveur d’une logique d’équilibre et de négociation.

L’enjeu est la construction ou la reconstruction d’un Orient sortant de l’ombre des empires pour enfin mener une existence adulte. Le chantier est vaste, le chemin très long, demandant d’abord aux peuples de ces régions et à leurs dirigeants de méditer leur histoire, de ne plus l’expliquer seulement par des manipulations de l’extérieur, mais aussi par des blocages propres, comme l’emprise du religieux, la mauvaise gouvernance (politique et socio-économique) ou le poids des liens du sang.

Quoi qu’il en soit, l’âge impérial est révolu. La Communauté internationale devrait tirer un certain nombre d’enseignements de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Syrie et de la Libye. Les puissances extérieures et régionales doivent cesser de voir le Proche et le Moyen-Orient dans une optique confessionnelle et viser plutôt à renforcer la cohésion interne des États-nations.

De même, la géopolitique des intérêts, sur fond de rivalités croissantes, avec des stratégies de positionnement, de prise de contrôle, d’encerclement et de contre-encerclement doit être dépassée, au risque de saper les perspectives d’établissement de sociétés démocratiques pacifiques et stables dans le Monde arabe.

Deux issues sont donc possibles : le chaos durable ou la mise sur pied d’un « Grand Orient » qui s’assume. La concrétisation d’une telle perspective exige beaucoup de conditions : des classes dirigeantes arabes convaincues qu’il n’y a pas pour elles d’autre futur que la démocratie, la coopération, la concertation et la solidarité indispensables pour la sécurité et la stabilité ; un Occident intelligent, se libérant des clichés sur l’Islam, religion qui serait incompatible avec la démocratie ; et enfin et surtout, un authentique décollage économique du Proche et du Moyen-Orient opérant une rupture avec le « printemps arabe ».

L’ensemble de ces constats devrait appeler à une remise en cause profonde du Monde arabe, cristallisateur d’une prise de conscience panarabe, peut être l’ingrédient indispensable pour une construction démocratique du Proche et du Moyen-Orient.

Au-delà de ces peurs plus ou moins fondées de voir le Proche et le Moyen-Orient basculer dans un chaos éternel, il est important de souligner que les dégâts causés par ces crises incessantes sont déjà considérables.

Ces régions se sont transformées en des « zones de guerre à outrance », marquées par le nombre de ses conflits sanglants et par leur simultanéité –mais également par la participation directe des armées occidentales.

Dans ce contexte, les États de la région, déjà affaiblis par des décennies d’instabilité et d’insécurité, voient leur rôle amoindri. Dans certains cas, ils ont purement et simplement disparu, comme en Libye.

L’impasse politique en Palestine, la dislocation des États en Irak, en Syrie et au Yémen, les interventions militaires successives de certaines puissances régionales ou extérieures favorisent un désespoir suicidaire et apportent des arguments à la surenchère de l’État islamique. Il est donc impératif que chaque acteur évalue ses véritables intérêts, et agisse en conséquence.

Ceci suppose sans doute un dialogue et une action concertée sans exclusion entre des pays ou des régimes qui se sont diabolisés réciproquement, parfois de façon systématique. La négociation reste la seule issue possible et serait un facteur propre pour ramener la paix qui échappe depuis longtemps au Proche et au Moyen-Orient.

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About Author

Rodrigue NANA NGASSAM

Politologue – Université de Douala (Cameroun) Chercheur-associé au Groupe de Recherche sur le Parlementarisme et la Démocratie en Afrique (GREPDA) et à la Société africaine de Géopolitique et d’Études stratégiques (SAGES) Chercheur au Canadian Network for Research on Terrorism, Security and Society (TSAS)

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