MONDE ARABE – La diplomatie culturelle française au Proche-Orient

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C’est au XVIème siècle que la France recommence à s’intéresser au « Levant » (nom donné à l’époque au Proche-Orient).

La politique française vis-à-vis de l’Empire ottoman, puis du monde arabo-musulman deviendra une des plus anciennes constantes de sa diplomatie.

Cinq siècles de présence française en Orient

La première « capitulation », traité d’alliance signé par François Ier et Soliman le Magnifique en 1536, marque un tournant dans la politique étrangère française, qui est désormais d’avantage dictée par la raison d’État que par des considérations religieuses. Motivée par l’hostilité commune à l’encontre des Habsbourg d’Autriche, cette alliance franco-ottomane aura également d’importantes répercussions culturelles et commerciales, avec l’essor des « échelles du Levant » [ndlr : ports ottomans du Proche-Orient et d’Afrique du Nord dont la gestion avait été partiellement cédée à la France].

Le droit de protection des ressortissants européens que lui reconnaissent les capitulations et que la France étendra aux Catholiques d’Orient conforte son influence au Levant. Les capitulations ont par exemple d’importantes répercussions sur les relations qu’entretiennent le royaume de France et la région du Mont-Liban.

Certes, les liens religieux entre les Maronites et le Saint-Siège ainsi que les relations commerciales entre le Liban et les républiques maritimes italiennes et Florence font qu’à l’époque c’est l’italien qui fait office de « lingua franca » en Méditerranée orientale.

Mais les intérêts de la monarchie française dans l’Empire ottoman entraînent d’importants développements culturels.

Répondant au besoin de la monarchie de se doter d’un corps de diplomates-traducteurs, chargés des relations avec les autorités ottomanes, l’État français prend en charge la formation de « drogmans » qui, pour connaître le turc ottoman (très éloigné du turc moderne), l’arabe et le persan, doivent se familiariser avec la littérature orientale. Parallèlement l’État soutient le développement d’un véritable orientalisme autour du Collège royal (futur Collège de France) et de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

Ce n’est que plus tard, au XIXème siècle, que la France commence à s’intéresser au Proche-Orient arabe. Bonaparte, lors de l’expédition d’Égypte, inaugure une politique d’ouverture vers le monde arabo-musulman qui deviendra un trait important de la diplomatie de ses successeurs. Les découvertes archéologiques effectuées durant l’expédition déboucheront sur l’école d’égyptologie française. Sur le plan culturel, l’orientalisme (en tant que discipline scientifique), qui était né à l’époque des Lumières avec la création de l’École des Langues orientales en 1795, prend un nouvel essor : sa contribution théorique à une meilleure connaissance de la civilisation et des sociétés musulmanes est complétée par celle, plus pratique, des drogmans.

Diplomatie culturelle et systèmes d’influence, l’action de la France au Levant correspond à une politique d’influence (« soft power »). Elle combine les dimensions économique, religieuse et culturelle à l’action politique proprement dite, dont elles sont indissociables.

La France fait de la culture l’un des principaux vecteurs de sa politique étrangère. On peut même dire que la diplomatie culturelle est une invention française. Déjà l’Ancien Régime protégeait l’action des missionnaires, quoique ce fût d’avantage dans un souci religieux que linguistique. L’envoi au Levant de religieux français est favorisé par l’État. En 1763, les Jésuites ayant été interdits en France, plusieurs d’entre eux s’étaient établis au Liban où ils fondèrent plusieurs établissements d’enseignement.

À partir de la Monarchie de Juillet, le Quai d’Orsay, en accordant des subventions au système scolaire francophone, en fait un instrument majeur de sa politique. C’est en effet la langue qui apparaît comme mieux à même d’asseoir durablement l’influence française.

Quand commence l’ère des réformes, l’Empire ottoman adopte le français comme seconde langue administrative et bien sûr comme langue de la diplomatie, ce qui est d’ailleurs le cas partout dans le monde. Sous le second Empire, Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique de Napoléon III, soumet au sultan un projet de réforme de l’enseignement débouchant sur la création de lycées dont le premier sera celui de Galatasaray. Dispensant majoritairement un enseignement en langue française, il deviendra par la suite l’université la plus prestigieuse d’Istanbul.

Dès lors ce ne sont plus seulement les Chrétiens mais les élites musulmanes qui se mettent au français, par besoin, et celui-ci devient la langue d’accès à la modernité par excellence.

La Troisième République crée en 1883 le réseau des Alliances françaises, avec la mission de favoriser la propagation de la langue et de la culture française dans le monde. En 1901, elle fonde la Mission laïque française, ayant pour tâche de créer des lycées dont la vocation est d’attirer d’avantage de non-chrétiens. En 1903, elle expulse les ordres religieux, ce qui entraîne la fermeture de leurs collèges et oblige les enseignants à quitter la France. Mais son idéologie laïque et la séparation de l’Église et de l’État ne l’empêchent pas de soutenir l’œuvre des missions catholiques en Orient : « L’anticléricalisme n’est pas un objet d’exportation », affirme Gambetta.

À la veille de la première guerre mondiale, la France jouit dans l’Empire ottoman d’un prestige et d’une influence culturelle qu’aucune autre puissance ne saurait égaler. Les moyens financiers très importants consacrés par le Quai d’Orsay au rayonnement de la politique culturelle sont gérés par le Bureau des Écoles et Œuvres françaises à l’étranger, créé en 1909, et qui devient, le 15 janvier 1920, le Service des Œuvres Françaises à l’étranger. Même après avoir été évincée politiquement d’Égypte en 1880, par l’Angleterre, la France y conserve une influence culturelle prépondérante, les Anglais étant bien plus soucieux de promouvoir leurs intérêts politiques et économiques que leur langue et leur culture. En 1914, le Quai d’Orsay subventionne dans l’Empire ottoman un réseau considérable d’écoles. Il y a au moins cent mille élèves ottomans qui fréquentent les écoles missionnaires ou laïques françaises. Et l’ensemble de la Méditerranée orientale adopte le français comme langue étrangère de culture et de communication.

C’est particulièrement vrai au Levant où naît une civilisation levantine d’expression française dont les ports cosmopolites de Beyrouth et d’Alexandrie sont l’exemple le plus achevé.

« Le rôle des écoles françaises est primordial au milieu des populations que nous voulons gagner à notre sympathie. Cet enseignement fait plus que vulgariser notre langue et répandre nos idées, il crée en la personne de chaque étudiant promu avocat, médecin, professeur ou prêtre, un foyer d’influence, un auxiliaire de propagande, un instrument d’action », écrit Gaston Bordat dans L’influence française en Orient.

Le Liban

Le cas du Liban au sein de la communauté des pays francophones est unique.

L’introduction du français, qui date du XIXème siècle, n’y est pas liée à la domination coloniale, mais s’est faite à travers les missions catholiques relayées par le clergé local.

La Monarchie de Juillet marque un net renouveau de l’influence culturelle française, qui devient prépondérante au Liban. À partir des années 1830, Le développement accéléré des missions catholiques encouragé par les autorités françaises permet au français d’y supplanter définitivement l’italien comme langue européenne privilégiée.

En 1860, l’intervention militaire française au Liban, décidée par Napoléon III, y conforte l’influence française. La Troisième République consolide la position privilégiée de la France au Liban. La présence culturelle française s’affirme avec le développement des établissements d’éducation francophones permettant l’extension du bilinguisme franco-arabe qui constitue une composante importante de l’identité culturelle libanaise. Ces établissements formèrent aussi une pléiade d’intellectuels qui sont à l’origine de la littérature libanaise d’expression française. Fondée en 1875 par les Jésuites, l’Université Saint Joseph sera exaltée par Maurice Barrès pour qui « cette maison fameuse qui s’épanouit au sommet de l’édifice scolaire de toutes nos missions d’Orient, constitue le phare spirituel de la Méditerranée orientale et peuple de ses élèves formés intégralement à la française, l’ensemble de la région ».

La loi française de séparation de l’Église et de l’État de 1905 profite aux écoles religieuses du Liban, qui reçoivent l’appoint d’un grand nombre d’enseignants à la suite de la fermeture de nombreux établissements d’enseignement religieux dans l’Hexagone. Le Liban connaît également à cette époque une intense activité culturelle qui en fait le principal foyer de culture en Orient.

La période du mandat voit l’intensification de l’action de la France dans le domaine de l’instruction publique. Entre 1920 et 1940, le nombre d’écoles enseignant le français a été multiplié par quatre. L’enseignement primaire et secondaire est principalement dispensé par les écoles privées, généralement de meilleure qualité que les écoles publiques, dirigées par des congrégations religieuses libanaises ou françaises subventionnées par la France. L’enseignement supérieur francophone passe par l’université Saint Joseph de Beyrouth (USJ). Plusieurs étudiants libanais poursuivent leurs études en France.

La disparition de la censure ottomane favorisa une renaissance de la presse libanaise d’expression française qui jouera un rôle important dans la vie politique du pays. Le contact culturel avec l’Occident, particulièrement la France, influence profondément la vie et la production culturelle libanaise. La littérature libanaise d’expression française continue de s’enrichir. Un des ses plus éminents représentants à l’époque est Charles Corm qui, dans La Montagne inspirée, défend en vers alexandrins avec des accents barrésiens l’idée que les racines de la nation libanaise sont bien antérieures à l’invasion arabe et remontent aux Phéniciens.

Après l’accession du Liban à l’indépendance, la Quatrième République, soucieuse du maintien de l’influence française, fait du Liban le grand foyer de la francophonie au Proche-Orient. Les relations entre les deux pays connaissent une période faste sous les présidents francophiles Fouad Chéhab et Charles Hélou…

La guerre civile libanaise a fait perdre au pays son rôle de partenaire économique privilégié de la France au Moyen-Orient et de porte d’entrée vers la région. Les intérêts économiques français dans les pays pétroliers sont désormais bien plus importants qu’au Liban.

Cependant, le pays reste une vitrine importante pour les produits et l’art de vivre français. Et les hommes d’affaires et les cadres libanais établis dans la région y apportent une contribution non négligeable à la présence économique et culturelle française.

Toutefois, sur le plan culturel, même si l’influence et le rayonnement de la France reste considérable, une certaine érosion se fait jour, due à plusieurs facteurs : le fait que le Liban ait profondément changé de visage, son intégration croissante à son environnement arabe, la progression de l’anglais et l’hégémonie planétaire de la culture de masse américaine auquel la francophonie a du mal à résister.

Je me rappelle par exemple les vaines tentatives de l’association des publicitaires francophones d’enrayer le déclin de l’utilisation du français dans les campagnes publicitaires au profit de l’anglais que Jacques Séguéla qualifiait de « cocacolonisation ». Celle-ci se traduit entre-autres par la malbouffe auquel répond la diplomatie gastronomique qui fait désormais partie de la mission des ambassades de France. Tandis que la création à Beyrouth de l’École supérieure des Affaires (ESA) montre que les business schools anglo-saxonnes n’ont pas le monopole de l’enseignement d’excellence du management, même si l’anglais est devenu la langue internationale des affaires…

Le recul de l’influence française

La proximité culturelle a incontestablement favorisé les relations économiques entre la France et le Liban ainsi que l’aide française à la reconstruction du pays après une guerre civile de quinze années, à travers les conférences de Paris I, II et III.

Mais si, aujourd’hui, la France reste un partenaire économique de premier plan du Liban, on peut se demander dans quelle mesure la dimension francophone y contribue encore, à part sans doute dans le domaine des industries culturelles et du luxe.

Dans la plupart des secteurs, la concurrence des autres pays est vive. Celle de l’Italie, et des États–Unis, qui bénéficient de la fascination des jeunes pour « l’american way of life », et surtout celle de la Corée et de la Chine, qui montre que les affaires sont d’avantage une question d’intérêts et de compétitivité que d’affinité culturelle.

Au-delà du Liban, un des vecteurs importants de l’influence française en orient, l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), a pour mission de donner corps à une solidarité active entre les États qui en sont membres et revêt une triple dimension politique économique et culturelle. Elle vise aussi bien à défendre la langue et la culture française qu’à promouvoir les valeurs de la francophonie et la diversité culturelle.

C’est ainsi, par exemple, que des chaînes de télévison comme TV 5 diffusent des chansons et des films arabes et africains.

Un autre instrument de la diplomatie culturelle française est le réseau mondial d’Instituts français qui œuvre dans le même sens pour la promotion des cultures locales.

L’influence culturelle de la France déborde maintenant le cadre traditionnel du Levant et touche les pays du Golfe, où il y a un réel engouement pour la culture française comme en témoigne l’ouverture prochaine d’une antenne du musée du Louvre à Abu-Dhabi.

Cependant, les changements géopolitiques intervenus sur la scène internationale font que la France peut moins mener une politique indépendante au Moyen-Orient, comme le montre sa mise à l’écart sur le dossier syrien.

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Devenue une puissance moyenne, la France est davantage amenée à inscrire son action dans le cadre de l’Union européenne, même si cette dernière peine à définir une politique étrangère commune.

C’est pourquoi il appartiendra toujours à la France de jouer un rôle propre dans la région et au Liban en particulier, où aucun autre pays européen n’a autant d’intérêts, et d’être le moteur principal du rapprochement entre les rives nord et sud de la « Mare Nostrum », malgré l’échec du projet d’Union pour la Méditerranée initié par Nicolas Sarkozy.

Un des principaux défis que la France devra relever sera de démentir la prophétie du « choc de civilisation ». Tâche où la « diplomatie douce » (soft power) a un rôle capital à jouer.

 

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Ibrahim TABET

Historien et Écrivain - Beyrouth (LIBAN)

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