MONDE ARABE – Le retour des bailleurs humanitaires du Golfe

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Les conflits armés et crises humanitaires qui sont apparus dans le sillage du « Printemps arabe » — la guerre en Syrie et son débordement sur les États et sociétés avoisinants, la guerre civile yéménite, la désintégration de la Lybie, ainsi que l’Irak affectée par l’essor et ensuite l’effondrement de l’État islamique (EI) — absorbent aujourd’hui à peu près 45% de l’aide humanitaire officielle mondiale.

On y observe un retour actif de financiers et d’acteurs humanitaires du Golfe arabo-persique.

Un aperçu des tendances… et des mobiles.

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Même si les financements humanitaires dans lesdits contextes de crise sont clairement dominés par les États et acteurs du  groupe-CAD (Comité d’Aide au développement -30 États) de l’Organisation pour la Coopération Économique et le Développement (OCDE) —la « première classe » de grands bailleurs mondiaux, avec les États-Unis, l’Europe occidentale-centrale, la Commission européenne et le Japon en tête —, plusieurs pays du Golfe arabo-persique y occupent un place importante parmi les bailleurs et initiateurs de diverses formes d’aide humanitaire, et ce depuis 2011.

En 2013 et 2014, par exemple, le Koweït fut le troisième donateur d’aide humanitaire à la Syrie, après les États-Unis et la Grande-Bretagne. En 2016 et 2017, le Qatar fut le cinquième donateur à la Libye, le premier demeurant la Commission européenne. Et l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont respectivement le deuxième et le cinquième bailleur humanitaire au Yémen.

Aide (in)formelle

Le volume financier global de l’assistance humanitaire déversé par l’Arabie saoudite et rapporté aux instances onusiennes chargées du suivi de ces flots s’élève à 2,85 milliards de dollars pour la période de janvier 2011 à mars 2018.

Il est suivi par celui des Émirats arabes unis (EAU), avec 2,43 milliards ; le Koweït, avec 1,49 milliards ; et le Qatar, avec 639 millions de dollars.

Les contributions rapportées pour la même période de la part de l’Oman et du Bahreïn, qui s’élèvent respectivement à 61,3 et 18,7 million de dollars, étant comparativement limitées, l’aide provient donc principalement des quatre états mentionnés.

En tout, cela fait environ sept milliards et demi d’aide déversée, dont une grand partie est destinée à la Syrie (ce qui inclus les réfugiés syriens en Jordanie et au Liban) et au Yémen.

Sur le plan des destinataires, on note une claire préférence pour un appui financier aux organisations onusiennes et aux fonds d’urgences spéciaux placés sous l’égide de l’ONU, à diverses organisations caritatives islamiques jugées suffisamment « loyales », aux différentes sections nationales du Croissant-Rouge aussi bien dans le Golfe arabo-persique que dans les pays destinataires, ainsi que directement aux gouvernements yéménite et jordanien.

Cependant, à l’aide officielle et étatique rapportée aux instances internationales, il faut ajouter un montant d’aide inconnu (considérable mais pas toujours évident à identifier du fait du caractère souvent informel des canaux de mobilisation) financé par la société civile. Il s’agit notamment de contributions de personnes privées, via une panoplie de réseaux caritatifs, des ou d’organisations politico-religieuses, de collectes et de financements participatifs, ou encore d’envois de fonds par les nombreux travailleurs immigrés originaires des sociétés affectées  qui  résident dans le Golfe arabo-persique.

Une partie des moyens mobilisés dans ces sphères plutôt informelle (plus que des financements étatiques) a probablement servi à financer des activités humanitaires dans les territoires antérieurement tenus par l’EI où les acteurs humanitaires conventionnels n’ont pas eu accès pendant ces années de présence jihadiste.

Ce n’est pas que l’activité humanitaire et l’aide au développement international venant du Golfe arabo-persique forment une nouvelle donne. Loin de là ! Dans les années ‘70, entraînées par une augmentation rapide des revenus pétroliers et, très important également, par une vision idéologico-diplomatique, les contributions de la région du Golfe (plus celle de la Lybie — devenue elle-même depuis lors une destination d’aide internationale, suite au coup d’État contre le colonel Kadhafi en mars 2011 et de la désintégration étatique) s’élevaient, selon l’année, à 10 à 25% du volume de l’aide mondiale.

Malgré une diminution systématique à partir des années ‘80, l’Arabie saoudite, le Koweït, les EAU et la Lybie continuèrent à apporter une assistance humanitaire et une aide au développement irrégulières mais substantielles, et ce au Pakistan, à la Cisjordanie et à Gaza, à l’Afrique saharo-sahélienne, au Soudan, en Somalie (et au Somaliland) et à d’autres régions en difficulté encore.

« Sous-traitance » de réfugiés

La recrudescence avérée des contributions et efforts humanitaires du Golfe arabo-persique depuis fin 2011— qui contient toute la panoplie d’activités classiques : aide alimentaire et médicale, eau et sanitaire, infrastructure pour déplacés, reconstruction d’urgence, etc. —est essentiellement ancrée dans cinq logiques et tendances.

Pour commencer, on peut faire état d’une « politique de puissance-douce » (soft power), qu’on pouvait d’ailleurs observer déjà bien avant le « Printemps arabe » et le début de la guerre syrienne. Dans le cas des Émirats arabes unis, le fait de devenir le pays-donateur principal de la région doit ajouter au rayonnement du modèle hyper-mondialiste de développement rapide mis en avant par Abou Dabi, à sa capacité de « hub international », et à l’image de l’oligarchie au pouvoir.

La quête de « puissance-douce » de la part des monarchies du Golfe permettent également de comprendre le sens de plusieurs démarches, au cours de ces dernières années, visant à acquérir une  respectabilité  internationale dans le domaine humanitaire, comme la création d’un pôle logistique humanitaire à Dubaï, l’alignement des EAU avec le groupe-CAD et ses principes de travail et de transparence, la façon dont certaines ONG qataries s’inspirent des ONG internationales, ou encore l’accueil et l’animation par le Koweït de trois conférences internationales de mobilisation de fonds pour la Syrie.

Par ailleurs, l’aide humanitaire encadre une évidente « sous-traitance » de l’accueil et du suivi des réfugiés syriens à des États arabes à moindres revenus, comme la Jordanie et le Liban.

Aucun État du Golfe arabo-persique n’est signataire de la convention de l’ONU relative au statut des réfugiés de juillet 1951 et du protocole de 1964. Ce qui signifie que ces États n’ont pas de politique précise ou conventionnelle d’accueil et de reconnaissance des réfugiés et des demandeurs d’asile. Alors même qu’il y a quelques 1.700 demandeurs d’asile au sens strict dans la région, les États concernés n’ont accueilli quasiment personne depuis le début de la guerre en Syrie, s’attirant ainsi d’âpres critiques pendant la crise migratoire méditerranéenne.

Une des raisons de cette attitude procède de considérations sécuritaires : crainte d’infiltration par l’EI ou par des « agents iraniens », « contamination » des minorités chiites par l’esprit du « Printemps arabe », tensions et heurts communautaires entre réfugiés et populations de souche…

Cependant, il y avait déjà bon nombre de travailleurs immigrés syriens au Koweït, au Qatar et surtout en Arabie saoudite avant début de la guerre en Syrie. Une partie de ces travailleurs s’y est retrouvée bloquée depuis lors. On ne connaît pas leur situation : travaillent-ils ? Ou bien sont-ils assistés ; et si c’est le cas, par qui ? Sont-ils exploités du fait de leur statut incertain ?

Vecteur d’influence

L’aide humanitaire est-elle, enfin, une « composante d’une politique interventionniste » plus large ? Affirmatif !

C’est ce qu’on peut clairement constater au Yémen, une des principales destinations de l’assistance humanitaire officielle saoudienne, émiratie et qatarie. Et surtout le pays où tous les États du Golfe arabo-persique (hormis l’Oman) sont impliqués, dans une intervention militaire arabo-sunnite contre la résistance houthiste perçue comme soutenue par l’Iran et d’autres opposants du pouvoir en place.

Dans ce sens, l’aide doit y être comprise comme un appui au régime du président Hadi et comme un moyen de gagner « les cœurs et les esprits » de la population yéménite.

Parlant de cœurs et d’esprits, l’assistance humanitaire serait-elle aussi un instrument et un vecteur d’influence idéologique, plus spécifiquement de propagation du sunnisme wahhabite-salafiste, de soutien à des structures associées aux Frères musulmans ou à des causes sunnites en général ?

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À priori, toute aide humanitaire, qu’importent ses origines, est explicitement ou implicitement dictée par une vision idéologique et par une volonté de promotion d’un système de valeurs et d’un projet de société.

Le cas des monarchies du Golfe ne fait pas exception. L’organisme humanitaire semi-officiel de l’Arabie saoudite, al-Igata, est lié à la nébuleuse wahhabite-salafiste.

L’Organisation caritative islamique internationale, une structure non-gouvernementale liée à l’origine aux Frères musulmans, est un partenaire-clé de la politique humanitaire officielle du Koweït, où l’association est basée. Et dans les pays-destinataires, de surcroît dans les contextes issus du « Printemps arabe », plusieurs associations majeures bénéficiaires de l’aide venant du Golfe arabo-persique sont également liées au Frères musulmans.

Dernière considération : l’essor humanitaire est-il « une forme d’entrée dans l’économie de reconstruction » d’après-guerre ?

Anticipant le fait qu’un jour les hostilités s’arrêteront et qu’il faudra (qui que ce soit qui en sorte vainqueur) procéder à la reconstruction, ce marché est effectivement considérable.

Et, dans ce sens, ces terrains de guerre où s’exerce l’aide humanitaire offrent de succulentes opportunités pour des économies pétrolières en plein effort de diversification.

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About Author

Bruno DE CORDIER, Dr.

Political Scientist – Conflict Research Group - Departement of Conflict and Development Studies (Faculty of Political and Social Sciences -Ghent University - BELGIUM)

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