MONDE BÉDOUIN – De l’instrumentalisation des Bédouins

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« Les pauvres sont les jouets des riches et la chair à canon des puissants. » À ce jeu macabre, les Bédouins sont décimés, avec une constance qui n’intéresse pas l’Occident.

Le scénario est connu, la mécanique est bien huilée, et le processus est désormais parfaitement lisible.

Étape 1 : Daesh décide de s’installer, ou de s’agrandir, à cheval sur deux pays, la Syrie et l’Irak, en s’implantant d’abord dans des espaces isolés, des régions peu peuplées, habitées seulement par des tribus bédouines, au cœur de petits villages où tout le monde appartient au même clan (le clan est une sous-division de la tribu).

Étape 2 : les djihadistes massacrent rapidement une bonne moitié des habitants de ces villages, afin que tout le monde comprenne bien, dès lors, qui est le nouveau maître ; et ils font savoir à tous que ceux qui voudront bien indiquer les endroits où se trouvent les caches d’armes (les Bédouins sont traditionnellement fortement armés, pour la chasse, mais aussi et surtout pour leur sécurité, du fait de leur isolement géographique) ne mourront pas, eux, et auront même de « charmantes » compensations. Ils brisent par cette politique la hiérarchie interne, ancestrale, celle du clan. Cette rupture de la tradition sociopolitique du clan, dans une culture spécifique où la mort est un pis-aller, mais où demeure le sens de l’honneur, encore archaïque, est probablement la plus dramatique des conséquences de la politique de Daesh à l’égard des Bédouins.

Étape 3 : Daesh profite de l’anarchie complète qui, ainsi, dévore le clan, pour embrigader quelques jeunes qui connaissent bien la région. Leur enrôlement se fera discrètement, très loin des yeux des autres membres du clan, qui s’exilent, en groupe, en Jordanie ou ailleurs. En général, les tribus syriennes et irakiennes se sont déplacées en Jordanie, où le fait bédouin est honorable et constitue même un faire-valoir (par opposition au Liban, où les Bédouins sont méprisés et socialement exclus).

Étape 4 : la communauté onusienne fait miroiter un avenir possible en Jordanie à ces tribus déplacées, puis elle constate que, malheureusement, c’est bien plus compliqué… Le miroitement a cependant eu pour conséquence d’extraire les Bédouins des camps officiels de l’ONU (ce que chacun ne peut faire qu’avec soulagement, le camp de Zaatari, par exemple, étant, pour cause de surpopulation, une favela en tissu ; de surcroît, les équipe de l’aide alimentaire, le PAM, ont mis la clef sous le paillasson, et l’eau distribuée est non-potable). Chacun trouve donc des solutions comme il peut. Les Bédouins, livrés à eux-mêmes, s’organisent entre eux, et s’entre-aident pour sortir de l’enfer du camp. Désormais en mal de repères ancestraux, ils se regroupent sous l’enseigne d’une manne créée pour l’occasion : le « Rassemblement des tribus syriennes et jordaniennes ». Mais la manne a des inconvénients : d’une part, ils doivent verser 500 euros pour avoir le droit de rester en Jordanie, et sans plus bénéficier du statut de réfugiés ; d’autre part, ils sont dès lors fichés et « traçables » (par d’autre agents que ceux de l’ONU, qui n’a de toute façon « plus de moyens »).

Étape 5 : certains chefs d’État, intéressés, viennent puiser dans cette réserve de forces vives. On fait quelques cadeaux (tentes et autres…) à ces gens qui ont tout perdu ; on leur distribue quelques « honneurs », à l’occasion de grands banquets offerts (les Saoudiens sont experts en banquets avec « honneurs ») ; on distribue aussi un peu d’argent (l’État irakien, au bord de la banqueroute, a toutefois encore quelques réserves…) ; on joue sur la virilité et la foi (les rebelles syriens et l’EI sont prêts à tout).

Le discours est toujours le même, à peu de choses près : « Retourne chez toi, car c’est ta terre. Nous t’aiderons. Plus tard, tu te souviendras que je t’ai beaucoup aidé, mon frère. Oh ! Comme ton fils est beau et vaillant ! »

Et le clan, déçu, démolit dans sa structure interne de prise de décision, qui n’est pas en mesure de payer la taxe jordanienne, se laisse séduire par les sirènes du pouvoir et de l’argent des uns ou des autres… Il repart en Irak ou en Syrie, avec enfants et espoirs, par des chemins bien incertains et pour un avenir bien improbable, mais désormais au service d’un des camps qui s’y affrontent.

Qu’on arrête le grand cinéma « Sunnites versus Chiites ». On parle ici d’hommes au combat, sur le terrain ; et parmi eux, les plus précieux pour les manipulateurs, ce sont ceux qui le connaissent, ce terrain… par cœur.

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Adeline Chenon Ramlat

Journaliste (Spécialiste des tribus bédouines du Proche-Orient)

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