URGENT / AFGHANISTAN – L’Offensive du Têt des Talibans

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Lorsqu’il négociait avec l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), le premier ministre israélien Yitzhak Rabin affirmait qu’il fallait « combattre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de négociations, et négocier comme s’il n’y avait pas de terrorisme ».

C’est bien cette contradiction -pour ne pas dire ce grand écart- que doit gérer le gouvernement de Kaboul, qui fait face à une nouvelle offensive militaire des Talibans, au moment même où le président Ashraf Ghani tend à l’insurrection le rameau d’olivier – le président afghan a proposé une nouvelle trêve, à l’occasion de la fête de l’Aïd el-Kébir, la plus grande fête musulmane, qui aura lieu le 21 août 2018.

De leur côté, les Talibans laissent entendre qu’ils pourraient accepter cette seconde trêve (après celle de trois jours observée à la mi-juin 2018), alors qu’ils viennent tout juste de se retirer de Ghazni après cinq jours de durs combats (l’assaut sur la ville avait commencé le 9 août 2018 en soirée) et que, le même jour, un poste militaire tombait en leurs mains dans le nord du pays.

La question est de savoir dans quelle mesure l’actuelle offensive militaire de l’insurrection talibane contredit, fragilise, voire nie les efforts menés par le gouvernement de Kaboul et l’administration Trump pour ouvrir des négociations de paix, ou au contraire si elle peut paradoxalement les favoriser.

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L’« Offensive du Têt » des Talibans

Au terme d’une bataille de cinq jours (9-14 août 2018), les forces armées afghanes ont repris le contrôle de Ghazni, située à un peu plus de cent kilomètres au sud-ouest de Kaboul. Septième ville en importance du pays et capitale de la province du même nom, Ghazni est située sur l’axe majeur Kaboul-Kandahar, et elle contrôle l’accès au sud et à l’ouest du pays.

Les affrontements auraient fait plusieurs centaines de morts, dans les rangs de l’armée afghane comme dans ceux de l’insurrection, mais aussi dans la population, victime collatérale des combats, et des exactions des Talibans qui auraient recherché les fonctionnaires du gouvernement pour les exécuter. Selon les rapports de sources locales, les Talibans auraient en outre détruit une bonne partie des bâtiments publics dans la ville.

Au même moment, les Talibans prenaient, dans le nord du pays, une base de l’armée afghane occupée par une centaine de soldats, dont une quarantaine auraient été tués. Attaquée le dimanche 12 août (lorsque l’attention était focalisée sur la bataille de Ghazni et qu’aucun renfort ne pouvait être envoyé aux soldats assiégés), la position est tombée mardi 14, le jour où le gouvernement annonçait avoir repris la capitale de province.

Une attaque triplement conséquente

En premier lieu, l’attaque de Ghazni a pris par surprise le gouvernement et démontré par là-même l’insuffisance de son système de renseignement, incapable de connaître avec un peu d’avance le déclenchement d’une action à laquelle les responsables locaux s’attendaient pourtant.

En second lieu, alors que toute la stratégie du gouvernement afghan (partagée par l’administration américaine) est désormais de sécuriser les villes en retirant les forces de sécurité (armée comme police) des campagnes peu peuplées (quitte à laisser de vastes zones aux mains des Talibans), l’attaque de Ghazni démontrer la faiblesse de cette tactique : après les attaques suicides menées dans Kaboul, l’attaque d’un centre urbain stratégique a une nouvelle fois montré que les villes, même les plus importantes, ne sont pas « imprenables ». Les villes peuvent être conquises par les Talibans, même s’ils en sont chassés au bout de quelques jours par les forces gouvernementales appuyées par l’aviation américaine. Mais si l’objectif des Talibans est non pas de « prendre » des villes pour les conserver, mais de terroriser les populations, il est atteint par le fait de ces attaques, quelles que soient les pertes qu’elles causent dans les rangs de l’insurrection.

Enfin, la chute du poste militaire dans le nord du pays a montré la faiblesse des moyens réellement mobilisables par le gouvernement, qui a été incapable d’envoyer des renforts secourir les soldats assiégés au moment où il concentrait tout ce dont il disposait sur Ghazni.

De façon très révélatrice, CNN concluait un article relatif à l’attaque de Ghazni par ces mots : « (…) America’s longest war is no nearer its end » (« la plus longue guerre de l’Amérique ne se rapproche pas de sa fin »). Une formulation qui fait écho aux mots prononcés par le grand-reporter Walter Kronkite lors de l’offensive du Têt de janvier-février 1968, pendant la guerre du Vietnam.

Quelles conséquences pour les négociations de paix ?

Trois interprétations sont envisageables, dans la perspective des négociations de paix que l’on annonce imminentes entre les Talibans et le gouvernement afghan.

La première souligne la contradiction entre cette offensive et ces négociations, contradiction plus ou moins sérieuse selon les analyses qu’on peut en faire.

Au mieux, cette offensive montrerait que le mouvement taliban n’est pas uni, et que les « durs », non seulement ne renonceront jamais à leur rêve de renverser le gouvernement, mais qu’ils sont prêts à faire capoter les discussions que la direction du mouvement a engagées. La division du mouvement taliban entre « colombes » et « faucons » serait soit verticale, soit horizontale : verticale si c’est la direction même du mouvement, la Shura de Quetta, qui est divisée, avec par exemple un réseau Haqqani hostile à ces négociations ; soit horizontale, si ce sont les commandants militaires, sur le terrain, qui mènent leur propre guerre et qui ignoreraient les mots d’ordre de la direction.

Au pire, ces attaques seraient la démonstration que c’est en fait l’ensemble des responsables talibans qui ne veulent pas la paix, que leur affichage de bonne volonté n’a d’autre but que de leur permettre de gagner du temps, un temps qu’ils utilisent à affaiblir davantage encore le gouvernement du président Ashraf Ghani et à faire douter l’administration américaine de l’utilité d’aider indéfiniment ce pouvoir décidément incapable de maîtriser la situation.

Car si le président Trump a renforcé le contingent américain en Afghanistan (contrairement à ce qu’il avait annoncé pendant sa campagne), rien ne garantit que, sous l’effet d’une impulsion dont il est coutumier, il ne retirera pas brusquement le tapis sous les pieds du gouvernement afghan en considérant que « le jeu a assez duré ». L’opinion américaine pourrait en effet avoir un rôle décisif à cet égard, un peu comme elle l’a eu pendant la guerre du Vietnam.

C’est bien pourquoi la presse américaine parle aujourd’hui de « l’offensive du Têt des Talibans », faisant le parallèle avec celle lancée par la guérilla communiste en janvier 1968 pendant la guerre du Vietnam : si elle a été un échec militaire cuisant pour les révolutionnaires vietnamiens, dont elle a décimé les cadres, l’Offensive du Têt a représenté une formidable défaite médiatique et politique pour l’administration Johnson, car en faisant douter l’opinion publique américaine de l’issue de la guerre, elle a cassé la volonté de Washington de mener celle-ci jusqu’à la victoire.

Selon une seconde interprétation, cette attaque ne change rien aux données du problème.

L’issue de cette « bataille de Ghazni » conforte en effet l’analyse selon laquelle les Talibans sont contraints de négocier (directement avec l’administration américaine, indirectement avec le gouvernement du président Ghani) parce qu’ils savent pertinemment qu’ils ne pourront in fine l’emporter militairement sur le pouvoir de Kaboul et le renverser.

Sous cet angle, l’important n’est pas tant le fait que, par la surprise, les Talibans réussisent à prendre temporairement le contrôle d’une partie de certaines capitales régionales ; il est qu’ils ne parviennent pas à conserver ce gain plus de quelques jours durant, et que chaque bataille non seulement se solde par un échec, mais se traduit par des pertes importantes dans leurs rangs. C’est ce qui s’était passé avec la ville de Farah, en mai 2018, comme cela avait été le cas avec celle de Kunduz, en septembre 2015.

Formée, équipée, aidée, conseillée, appuyée au sol et dans les airs par les Américains (à Ghazni, des membres des forces spéciales américaines auraient aidé sur le terrain à coordonner les frappes aériennes et les opérations au sol), l’armée afghane -et d’abord ses commandos- apparaît en mesure de répliquer à chaque nouveau coup porté par l’insurrection, même si c’est parfois avec retard et en subissant des pertes.

Troisièmement, enfin, on pourrait envisager que cette offensive d’été des Talibans n’est en rien contradictoire avec les négociations qu’ils mènent avec l’administration américaine et, indirectement, avec le gouvernement de Kaboul ; elle en est un élément.

Il est en effet classique que, dans toute négociation qui vise à mettre fin à une guerre, chaque camp cherche à renforcer sa position en durcissant les opérations militaires contre l’adversaire avec lequel il est en train de négocier. Le principal effet de cette offensive de l’insurrection talibane serait ainsi de mettre à mal l’idée que les Talibans, parce qu’ils seraient en position défavorable sur le terrain, seraient prêts à d’importantes concessions pour arriver à un accord de paix. Ayant refait, avec leurs récentes attaques, la preuve de leurs capacités offensives et de leur pouvoir de nuisance, les Talibans peuvent entrer avec une meilleure position dans les négociations à venir.

Á l’inverse, le gouvernement, pressé par la population afghane de tout faire pour mettre fin à cette guerre de bientôt quarante ans, pourrait être contraint de lâcher dans les prochaines négociations beaucoup plus qu’il n’entendait jusqu’alors.

Notons aussi que, en démontrant une nouvelle fois la capacité du gouvernement à empêcher la prise prolongée des centres urbains qui concentrent l’essentiel de la population afghane, ces attaques pourraient paradoxalement favoriser ceux qui, chez les Talibans, veulent négocier. En effet, si le gouvernement était en mesure de « tenir la distance » encore quelques années, il remporterait par là-même la guerre, puisque les Talibans seraient dans l’incapacité d’atteindre leur but, qui est de renverser le gouvernement en place et de rétablir leur émirat islamique.

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Ce n’est pas en termes militaires que la situation actuelle en Afghanistan doit être analysée, mais avec les outils de la théorie des jeux et de la psychologie. Le camp qui l’emportera ne sera pas celui qui gagnera sur le terrain militaire (les deux camps en présence se révélant incapables de vaincre), mais celui qui réussira à croire le plus longtemps à la victoire et à persuader son adversaire qu’il ne peut pas gagner.

Les victoires ou les défaites sur le terrain ne comptent que sous cet angle.

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Bruno SENTENAC

Juriste - Conseiller du Parlement afghan en 2009-2010 (France)

1 Comment

  1. Pour gagner une guerre il faut gagner les coeurs et les esprits et il est impossible de les gagner vraiment quand on est le produit d’une invasion étrangère. C’est une des lois fondamentales de l’histoire depuis l’Antiquité. Un gouvernement légitime est un gouvernement issu d’un processus souverain, populaire, national et authentique, pacifique ou insurrectionnel. Ce qui explique pourquoi des pays comme la Chine, l’Iran, Cuba, la Corée du nord, le Vietnam, le Yemen ou la Syrie tiennent et s’affirment, et ce qui explique la faiblesse congénitale de la plupart des Etats néocoloniaux. L’Afghanistan qui a joué un rôle important tout au long du XXe siècle dans la modernisation des idées dans le monde musulman avait tout pour progresser jusque dans les années 1970 lorsque Brzezinski selon sa propre déclaration au Nouvel Observateur est parvenu à en faire un piège pour les Soviétiques, d’où découle la guerre sans fin actuelle …qui donne aux talibans une légitimité nationale …et régressive.

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