Editorial – Version française

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« Je m’en fous si, pour le moment, les médias occidentaux ne parlent plus de la Syrie… Ils en reparleront, tu verras, quand l’État islamique attaquera leurs pays ! »

LOGOUne cinquième année de guerre totale commence en Syrie… Tandis que, trop occupée, désormais, à se défendre de l’État islamique qui fait tache d’huile jusque dans les capitales du Maghreb et de l’Europe, la Communauté internationale a renoncé à toute tentative de trouver une solution à cette révolution avortée, noyée dans une double guerre civile et de religion qui a réduit en ruines la plupart des villes et villages du pays et en a partout mutilé les populations. Mais elle se demande aussi si, tout compte fait, Bashar al-Assad ne devrait pas être réhabilité et si les discours médiatiques qui ont été tenus à son propos, souvent à tort et à travers, ne devraient pas être astucieusement réalignés…

Le 15 mars 2011, commençait en Syrie une contestation pacifique, certes minoritaire et attentiste, mais qui, face aux promesses non tenues d’un régime trop sûr de sa capacité à intimider les réfractaires et à jouer des divisions du patchwork communautaire et ethnique syrien devait se muer, un an plus tard, en une insurrection populaire armée presque générale. Ce sont en effet les « élections libres » promises par Bashar al-Assad et attendues avec patience par une large partie de la population, confiante en son jeune président, qui ont constitué le grand tournant de l’histoire de ce « printemps syrien ». Une échéance dont l’enjeu a échappé à la plupart des observateurs étrangers… Le 7 mai 2012, lorsque le scrutin eut enfin lieu, la guerre, déjà, ébranlait le pays, depuis quelques semaines, depuis la publication des listes électorales, dont les candidats avaient été triés sur le volet par le régime… En juillet de cette année-là, la rébellion, qui s’était organisée en Armée syrienne libre (ASL), s’est engagée dans deux grandes batailles, à Damas, la capitale politique du pays, et à Alep, son poumon économique. Prouvant à la Communauté internationale sa capacité de mobilisation pour renverser le régime batthiste et espérant dès lors recevoir le soutien matériel des démocraties occidentales. Il n’en fut rien… Fin août 2012 déjà, à bout de souffle par manque de moyens militaires, l’ASL fondait comme neige au soleil, supplantée par les factions islamistes financées par les monarchies du Golfe. Bashar al-Assad et son régime, dont tous les analystes avaient depuis belle lurette vendu la peau, allaient encore connaître de longues années de règne.

Aujourd’hui plus encore qu’auparavant, l’ASL est oubliée de tous. Elle ne compte plus pour rien aux yeux des chancelleries et les médias ne l’évoquent plus guère, eux non plus.

Je m’en fous si, pour le moment, les médias occidentaux ne parlent plus de la Syrie… Ils en reparleront, tu verras, quand l’État islamique attaquera leurs pays !, m’a lancé notre correspondant à Alep, avec lequel je m’entretenais par téléphone, à l’occasion du cinquième anniversaire du déclanchement du « printemps syrien ».

Oui, mais voilà… Peut-être les médias occidentaux n’en reparleront-ils plus dans les mêmes termes que ceux qui, en 2011, appelaient à la chute du régime baathiste : aujourd’hui, comme l’a récemment démontré la chaîne de télévision France 2, l’un des principaux médias publics français, il n’est plus de mauvais ton pour des journalistes « mainstream » de produire un reportage « embedded » avec les troupes syriennes de Bashar al-Assad et d’en montrer « l’héroïque résistance » face aux « barbares » de l’État islamique…

Les temps changent, les alliances varient et le petit monde des médias suit le vent là où il souffle ; du moins essaie-t-il…

Car c’est là toute la difficulté, lorsque l’on est habitué à servir un discours simple et que l’on se retrouve confronté à la « subtilité » de ce conflit syrien aux arcanes inextricables : les révolutionnaires qui se sont soulevés contre le régime baathiste et le président Bashar al-Assad pour finalement s’organiser en Armée syrienne libre (ASL) ne représentent plus aujourd’hui que la portion congrue de la belligérance et ont été contraints, pour survivre, de s’allier avec le Front islamique, qui regroupe les reliquats des factions islamistes syriennes qui, tout en prônant l’instauration de la Charia en Syrie, s’opposent cependant à leurs frères maudits de l’État islamique (EI), avec lesquels ils s’entretuent ; une alliance naguère inimaginable, entre ces fous de Dieu et les laïcs démocrates de l’ASL qui, il y a deux ans encore, clamaient leur volonté de se débarrasser des religieux radicaux dès qu’ils en auraient eu fini avec la dictature. L’ASL, dont certaines brigades se dispersent par ailleurs dans le banditisme et le kidnapping, industrie florissante au pays du Sham, lutte principalement contre l’armée régulière syrienne (celle de Bashar), mais aussi contre l’EI, dont les moudjahidines affrontent eux aussi les soldats de Damas. L’armée régulière syrienne, désormais alliée objective des Kurdes de Syrie, le PYD, mais pas tout à fait de l’YPG, armée aux composantes ethniques multiples qui prétend à l’autonomie du Rojava (le « Kurdistan syrien », mais c’est moins simple en réalité, car, si les Kurdes y sont majoritaires, ils doivent compter avec d’autres communautés). Le PYD qui, très lié au PKK (le mouvement des Kurdes de Turquie) se méfie d’Ankara, qui lui tire dans le dos et soutient indirectement l’EI, mais aussi du PDK, le mouvement kurde du président Barzani, chef du gouvernement autonome du Kurdistan irakien, allié de la Turquie, lui-même rival de l’UPK, l’autre mouvement kurde irakien, allié du PKK et du PYD et soutenu par Téhéran. Le PDK qui a reçu l’appui de la Coalition internationale menée par Washington contre l’EI, au grand dam de la Turquie, qui s’est fait tirer l’oreille par Barack Obama, lequel a rappelé au président Erdogan que son pays, membre de l’OTAN, était un allié des États-Unis. Les États-Unis qui ne rechigneraient pas à convoler en justes noces avec l’Iran du nouvel élu, Hassan Rohani, moins social et plus libéral, plus « commerçant » que son prédécesseur, Mahmoud Ahmadinejad, un changement d’attitude de Téhéran dont Ryad et Tel-Aviv ne veulent rien entendre, surtout pas Tel-Aviv, dont le faucon tout récemment reconduit au pouvoir, Benjamin Netanyahou, tient à conserver le cap d’une politique sécuritaire outrancière, son principal gagne-pain, qui empêche Washington de se montrer franchement plus amical avec le Perse. Une alliance entre Washington et Téhéran qui semble d’autant moins improbable que la Coalition internationale a besoin d’alliés capables d’envoyer contre l’EI des troupes aux sol, ce à l’idée de quoi les chancelleries occidentales se refusent pour elles-mêmes, alors que l’Iran, qui a tout récemment assis son influence à Sanaa et Beyrouth, envisage désormais de profiter du chaos irakien pour, tout en prenant la défense des Chiites d’Irak, imprimer durablement son empreinte à Bagdad… Reste à comprendre quelle sera dans ce jeu-là l’attitude de la Russie, qui continue de soutenir son protégé, le maître de Damas, présenté par Moscou comme le seul rempart à la fureur dévastatrice de l’EI, un point sur lequel le président Obama pourrait se mettre d’accord avec son homologue Vladimir Poutine, tout en continuant cependant d’attiser les flammes d’un autre conflit qui, un peu plus loin de là, dresse les deux hommes l’un contre l’autre et embrase l’Ukraine. Un consensus de plus en plus avoué sur le rôle prééminent de Bashar al-Assad, face à l’EI, qui participe également au rapprochement de Washington et Téhéran, l’autre grand allié de Damas et protecteur du Hezbollah libanais, mouvement chiite dont les miliciens se battent aux côtés des soldats de Bashar contre les Sunnites de l’ASL, de l’EI, du Front islamique et des brigades de Jabhet al-Nosra, l’al-Qaeda syrien, dont certains groupes ont rejoint l’EI… et d’autres pas… Dans ce vaste panier de crabes, les milices chrétiennes syriaques, nouvelles venues, ont bien du mal à trouver leur place… cavaliers seuls…

On le voit, la Syrie, aujourd’hui, c’est un tableau un peu compliqué à débrouiller… Peut-être une des raisons pour lesquelles les médias « grand public » ont lâché prise.

Mais un tableau qui ne présente, en fin de compte, rien de vraiment très inhabituel… pour qui connaît un peu le Moyen-Orient… Celui-là ne s’étonne guère que les pétales fragiles d’un printemps rêvé s’y soient fanés à tout jamais, dès que les chefs de guerre, aiguisant leurs appétits locaux et excités par leurs mentors internationaux, ont levé leur cimeterre étincelant dans l’air brûlant de l’été devenu torride.

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Pierre Piccinin da Prata

Historian and Political Scientist - MOC's Founder - Editorial Team Advisor / Fondateur du CMO - Conseiller du Comité de Rédaction

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