Editorial (version française)

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« Le XXIème siècle sera celui du Monde arabe. » Cette assertion, qui était contestée par d’aucuns il y a trois ans, s’est muée en évidence.

Les printemps arabes –je l’écris bien : « les » printemps arabes- ont ébranlé l’ordre mondial et renversé nombre des fondamentaux qui structuraient les relations entre l’Orient et l’Occident, généralement construites sur le principe de la domination économique et/ou militaire du second sur le premier.

Mais ces bouleversements n’ont pas toujours emprunté les chemins que les éditorialistes leur avaient rêvés…

Ils sont en outre bien plus considérables qu’il n’y paraît encore aujourd’hui : maints observateurs de l’instantané n’en ont toujours pas pris la juste mesure, par manque de prospective dans leurs analyses, parce qu’ils sont confrontés à des changements en devenir ; mais aussi parce que, trop souvent, les phénomènes qui s’entrelacent dorénavant et se tissent à travers tout le Monde arabo-musulman, de Rabat à Kaboul, ne sauraient être démêlés dans une perspective occidentalo-centriste, à l’aune d’échelles et de grilles de lecture inadéquates et à travers des prismes ciselés à des lieues des réalités singulières du Maghreb et de l’Orient.

Une fois dépassée l’euphorie médiatique des premiers mois du « Printemps arabe », l’heure est à présent aux analyses moins optimistes : les sociétés civiles imaginées par les chroniqueurs de presse –ces « sociétés civiles » qui devaient entraîner dans leur essor tous les États arabes, vers un modèle politique calqué sur les démocraties européennes et états-unienne- n’existent pas… Tout au contraire, les velléités « démocratisantes » que certains ont cru déceler dans les motivations socio-économiques profondes des révoltes arabes sont, au mieux, en recul, quand, plus réellement, elles n’ont pas été d’emblée supplantées par l’islamisme ou, plus précisément, les islamismes : l’islamisme politique, celui des Frères musulmans, en Égypte, ou d’Ennahdha, en Tunisie, par exemple ; et l’islamisme salafiste, dont les rhizomes vivaces et souterrains se sont étirés à travers la Syrie, la Libye, l’Algérie, la Jordanie aussi, s’enracinant d’avantage au Yémen, n’épargnant pas non plus Tunis ou Le Caire, atteignant jusqu’au Mali et provoquant l’effroi des monarchies saoudienne et qatarie, qui l’avaient pourtant soutenu de leurs pétro et gazo-dollars.

Face à l’émergence soudaine et brutale de ces phénomènes, l’Occident, comme stupéfait et décontenancé, cherche des interlocuteurs.

Mais les tendances qui s’opposent aux islamismes ne sont pas non plus démocratiques. Le coup d’État militaire égyptien en a magistralement illustré la réalité ; et, même en Tunisie, où un parlement provisoire vient de s’accorder sur une nouvelle constitution, derrière les apparences et l’enthousiasme médiatique benoît, se cachent un texte mal ficelé, dont les zones d’ombre laissent la porte ouverte à des interprétations dangereusement liberticides, et le retour probable des forces anciennes, celles de la dictature, qui attendent l’heure de la revanche.

Partout, les régimes anciens et nouveaux se crispent ; en Égypte, la « révolution » a cessé de s’exprimer et l’emprisonnement et la peine de mort menacent ceux qui ne l’ont pas encore accepté, tout comme claque le fouet des muletiers qui courent quotidiennement tout le long des berges du Nil. La démocratie n’a pas germé ; le dialogue s’est interrompu.

Au Yémen ou en Libye, à la faveur de l’effondrement de l’État central, les antiques pratiques claniques ont ressurgi : pillages, enlèvements, vendetta et brigandage… rendent ces pays plus perméables que jamais aux réseaux djihadistes. Et l’Algérie se déchire dans un imbroglio électoral sans solution.

Le retrait des forces occidentales d’Afghanistan –aux accents de débandade penaude-, dans un contexte électoral à haut risque, laisse, livré à lui-même, un pays morcelé par les chefs de guerre et dévasté par le banditisme, où, là aussi, le salafisme ne manquera pas de réimplanter immédiatement ses bases à vocation internationales…

En Turquie, alors qu’Ankara n’a pas réussi à remplacer Le Caire comme nouveau pivot régional, le courant kémaliste s’inquiète de la dégradation de l’État de droit et s’interroge sur la parade à adopter face aux coups de boutoir successifs et de plus en plus violents de l’AKP. Au Mali, soustraits au regard indiscret de l’opinion international par les discours triomphalistes de Paris, les djihadistes du Sahara poursuivent une guérilla acharnée qui frappe chaque jour et multiplie les victimes.

Tandis qu’un « printemps irakien » ambigu, aux relents de guerre civile sunno-chiite, est étouffé, dans le plus grand silence médiatique, à coups de canons et sous les chenilles des chars du gouvernement pro-occidental qui, depuis 2003, gouverne plus mal que bien un État tout près de la scission. À Falloujah, on compte les morts par centaines…

Quant à l’Iran, qui, d’une lèvre, souffle le chaud et le froid sur la Syrie et le Liban, de l’autre, elle se rabiboche spectaculairement avec le « Grand Satan » de Washington, renversant les perspectives régionales, au grand dam des faucons de Tel-Aviv.

C’est dans ce contexte général, celui d’une ère nouvelle qui animera pour longtemps les relations internationales et les rapports entre l’Orient et l’Occident, qu’est né le principe de cette publication, dont voici la première édition.

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Pierre Piccinin da Prata

Historian and Political Scientist - MOC's Founder - Editorial Team Advisor / Fondateur du CMO - Conseiller du Comité de Rédaction

1 Comment

  1. Le franc-tireur on

    Bravo, vos objectifs sont louables. Pourvu que le pluralisme que vous revendiquez persiste dans les mois qui viennent. Que les diverses opinions puissent être exprimées librement. Que les textes soient de bonne qualité. J’encourage tout votre équipe à poursuivre dans cette voie. Je voulais aussi vous dire que le design de votre site est très réussi.

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