EDITORIAL – Version française

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Il n’y a plus une chambre d’hôtel libre à Téhéran !

La capitale iranienne semble s’être soudain muée en umbilicus Mundi, « the place to be », désormais davantage bondée que Bethléem le soir de la naissance du Messie.

Les émissaires des chancelleries du monde entier, chefs d’État en tête et à la pelle, Français, Italiens, Suisses, Coréens du Sud… les chercheurs, les touristes et, plus encore, les représentants des multinationales de toute la planète s’y bousculent, comme les pèlerins autour de la Kaaba le neuvième jour de dhou al-hijja.

C’est que l’Iran n’est plus « l’État voyou » que Washington et Bruxelles sanctionnaient en chœur il y a quelques mois encore : depuis la signature, le 14 juillet 2015, rapide et soudaine, des « accords sur le nucléaire iranien », l’Iran, en quelques jours, en quelques heures même, en un trait de plume, est redevenu très honorable, dorénavant objet de toutes les cajoleries. Des accords survenus après douze années de tergiversations et de renâclements occidentaux, et dont la soudaineté et l’empressement s’expliquent probablement par le contexte de la lutte contre l’État islamique que l’on sait, où Téhéran, seule puissance régionale disposée à déployer des troupes au sol, s’est de facto imposée comme « le » partenaire de la Coalition internationale conduite contre l’EI par les États-Unis.

Outre sa participation active et déterminée dans la guerre qui se poursuit contre l’État islamique (une guerre dans laquelle les vieux alliés des Occidentaux dans le Golfe ne veulent pas s’impliquer, la très sunnite Arabie Saoudite étant l’une des monarchies pétrolières les plus rétives à combattre ce qu’elle a contribué à créer, précisément pour contrer la montée en puissance des Chiites en Irak et leur allié alaouite en Syrie), l’Iran nouveau d’Hassan Rohani se montre disposé à toutes les compromissions commerciales et financières susceptibles d’aiguiser l’appétit du capitalisme atlantique, dont les leaders, dès lors, ont promptement mis de côté les griefs nombreux et divers qui fleurissaient naguère aux lèvres de leurs diplomates enfiévrés quand il s’agissait de stigmatiser le nucléaire (militaire) de la Perse : un contrat pour l’achat de 118 Airbus, les grandes agences de voyage se disputent les parts d’un tourisme déjà relancé, le pétrole iranien va inonder le marché européen à raison de 700.000 barils par jour… et Federica Mogherini, la Haute Représentante pour les Affaires étrangères de l’Union européenne se précipite à Téhéran, voilée (au cas où elle envisagerait une réorientation professionnelle, on recrute chez Air France…), pour y discuter des modalités d’ouverture d’une représentation permanente de l’UE au « pays des Ayatollah » (comme on disait naguère encore).

Les exilés iraniens, les opposants de toujours à la République islamique et autres défenseurs des Droits de l’Homme que l’on invitait jusqu’à présent sur les plateaux de télévision pour de rituels rounds d’Iran-bashing ont beau se rappeler aux médias à grands gestes et grands cris, rien n’y fait : on ne veut plus d’eux !

Parce que, l’Iran, c’est un marché de 80.000 millions d’habitants qui n’ont qu’une envie : consommer occidental.

Washington en vient même à snober les protestations de Tel-Aviv ! Très révélateur…

Et pendant ce temps…

Pendant ce temps, les ONG de défense des droits humains sont attaquées de front par le régime égyptien, et leurs militants sont jetés en prison par fourgons entiers sous les prétextes les plus farfelus et aberrants, et celui, notamment, du « complot de l’étranger », vieille recette de politique intérieure sans cesse remise au goût du jour, depuis plus de quarante ans, par toutes les dictatures postcoloniales du Monde arabe. Le « sauveur de l’Égypte », le maréchal qui, de temps en temps, se travestit en civil, al-Sissi, ose tout ! Courtisé sans forme aucune de vergogne par Paris et nouvel ami de Moscou, pourquoi s’en priverait-il ? Ainsi, les affaires ont repris leurs cours ; invariablement le monde bégaie… Une révolte populaire, fausse révolution démocratique d’une société civile chétive incapable de transformer l’essai, a donné naissance à une dictature sans pitié et d’une férocité inouïe qui fait (presque) regretter l’oligarchie mafieuse renversée durant l’hiver 2011.

 « En Afrique, pour préserver leur équilibre, les régimes totalitaires ont souvent procédé à un abattage sélectif ou massif », écrivait, il y a un an, un de nos correspondants à Tunis.  « Le peuple égyptien l’a-t-il compris ? Lui qui laisse, ainsi, agir une justice pénale arbitraire et sélective. Al-Sissi serait, en réalité, idolâtré par la majorité des Égyptiens ! Les troupeaux de protestataires, fréquemment assassinés, ne devraient donc pas compter ; pour les millions d’Égyptiens hébétés, ils ne seraient que quelques parasites à éliminer. L’Afrique, ainsi, a toujours aimé ses dictateurs (et les comptes en Suisse aussi) ; et la question de la limitation des mandats présidentiels, sur le continent de Mandela, reste la bonne blague que l’on se raconte, dans les antichambres des palais, en se tapant sur les cuisses. »

Pendant ce temps, en Tunisie, Beji Caïd Essebsi, l’ancien tortionnaire du temps de Bourguiba devenu le premier président démocratiquement élu du pays, envisage (déjà) une réforme de la constitution qui lui octroierait davantage de… pouvoir… Bégaiement de l’histoire, encore. On ne peut certes plus parler de « dictature », en Tunisie, mais certainement, comme on l’entend de plus en plus souvent prononcer sur les terrasses de l’avenue Bourguiba, de « fausse démocratie ».

Pendant ce temps, la dictature (encore !) se dessine et se précise en Turquie (aussi) : le président Recep Tayyip Erdogan, qui semble n’avoir lui non plus aucun compte à rendre à personne, a ordonné l’arrestation de près de 140 citoyens, dont 88 ont déjà été incarcérés. Arrêtés, pourquoi ? Parce que soupçonnés d’entretenir des liens avec un ancien allié politique d’Erdogan, Fethullah Gülen, qui a tourné le dos à l’AKP et a trouvé refuge aux États-Unis après avoir dénoncé la corruption du régime et les magouilles financières de la famille du président.

Pendant ce temps, les clans tribaux de Libye essaient désespérément de redonner au « pays » un semblant d’illusion nationale pour enrayer l’expansion de l’État islamique qui ronge le cœur du territoire ; et, pendant ce temps, le Yémen poursuit sa descente aux Enfers à la mesure d’une guerre atroce dont personne dans le monde « libre » ne semble avoir jamais entendu parler.

Pendant ce temps, donc, le « Printemps arabe », né de l’imaginaire des gazettes occidentales, continue de ne pas tenir les promesses que les analystes et journaleux de tous poils lui avaient inventées, bien assis derrière leur bureau de Paris, Londres ou Bruxelles. Ils avaient vu des images à la télévision ; mais tous ceux qui ont l’habitude d’enquêter sur le terrain savent que la réalité est tout autre.

« Le Printemps arabe »… L’expression a d’ailleurs pour ainsi dire complètement disparu du vocable des rédactions qui s’étaient trompés sur tout : fidèles à leurs méthodes, elles évitent toujours de revenir sur leurs bévues et s’interdisent d’en faire état auprès d’un public distrait et oublieux ; question de préserver leur « crédibilité »… Rideau !

Pendant ce temps… Merci, la Russie ! Et merci aussi à toi, l’Ayatollah !

L’offensive aérienne russe (qui, comme de bien entendu, n’a pas pris fin à la suite de l’annonce du retrait « partiel » de Syrie de ses forces armées par Moscou) a en effet permis la reprise de Palmyre par le régime de Bashar al-Assad et aussi le recul de Jabhet al-Nosra (al-Qaeda en Syrie) dans les gouvernorats d’Idlib et d’Alep… Alep, le symbole de la révolution syrienne, aujourd’hui sur le point de retomber entre les griffes du régime… Et plus personne ne parle de la révolution et des abandonnés de l’Armée syrienne libre.

L’Iran et les chiites d’Irak, du Liban et de Syrie sont aujourd’hui le fer de lance de la reconquête des territoires envahis par l’État islamique, au moment même où les Kurdes d’Erbil, proclamés un temps « héros de l’Occident », sont sur le point de lâcher la Coalition, satisfaits d’avoir constitué leur pré carré.

Alors, à Vladimir et à Hassan… Qu’est-ce qu’on dit ?

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Pierre Piccinin da Prata

Historian and Political Scientist - MOC's Founder - Editorial Team Advisor / Fondateur du CMO - Conseiller du Comité de Rédaction

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