EDITORIAL – Version française

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Regarder les enfants mourir…

Fusillades à Paris, à Orlando, explosions dévastatrices dans les aéroports de Bruxelles, d’Istanbul… L’actualité du Monde arabe se recentre sur l’Occident.

Les guerres d’Irak, de Syrie, de Libye, un temps présentes dans les esprits européens, s’éloignent à nouveau et se perdent encore une fois dans les brumes de l’indifférence. Et la répétition à l’envi d’attentats en Égypte, en Tunisie, au Liban, ou encore au Mali, un pays passé à la trappe médiatique où la situation échappe pourtant de plus en plus aux forces de l’ONU… Ce marasme global… Qui fait que l’on s’habitue peu à peu à ces drames omniprésents dont l’évocation dans les journaux a fini par lasser le public. Tout comme les flots de « migrants », dont la presse a fait ses titres des semaines durant : les réfugiés sont toujours aussi nombreux à se presser aux frontières de l’Europe ; ils sont toujours là, entassés dans des camps souvent insalubres… Mais on a cessé d’en parler. Oubliés, eux aussi…

Dans ce chaos généralisé qui s’installe depuis plus de cinq années maintenant et désole l’Orient arabe, une autre guerre, un autre conflit destructeur est lui aussi absent des petits écrans, complètement passé sous le silence de l’audimat : le Yémen.

Si l’on procédait à un petit sondage rapide, dans les rues de Londres, Paris, Bruxelles ou même à Istanbul, personne ne saurait décrire, même en quelques mots, la situation humanitaire effroyable qui prévaut au Yémen, à Sanaa, la capitale, à Aden plus au sud, partout… Les quelques bénévoles des ONG qui n’ont pas plié bagages, tant les risques sécuritaires sont désormais élevés, se retrouvent démunis, débordés par la masse des déplacés et des victimes collatérales du conflit.

Depuis l’étrange « révolution » aux allures de guerre des chefs qui avait chamboulé la donne yéménite en 2011, suivie d’étranges élections en février 2012, un scrutin en forme de canular où fut élu, sur la décision de Ryad, un candidat unique, le président Abdu Rabu Mansour Hadi, le Yémen a plongé dans une guerre civile inextricable, qui s’est immédiatement doublée d’une guerre par procuration opposant l’Iran très chiite à l’Arabie saoudite très sunnite.

Ainsi, alors que, dans l’euphorie ignare d’un « Primtemps arabe » imaginaire, la presse internationale (c’est-à-dire occidentale) avait proclamé l’affaire réglée et avait célébré l’avènement de la démocratie au Yémen, tout comme en Tunisie, en Lybie et en Égypte… quelques observateurs rares et avisés, surtout très présents sur le terrain, ont hurlé des vérités dans le désert…

En 2011, en effet, il n’y a pas eu de « révolution » au Yémen. Mais un combat de coqs, qui a sans tarder submergé les quelques velléités d’une poignée d’étudiants de l’université de Sanaa, inspirés par les événements de Tunis et du Caire.

L’enjeu n’y a jamais été la démocratie, mais la succession du président Ali Abdallah Saleh, à laquelle ce dernier destinait son fils, alors qu’il l’avait promise à son demi-frère, le général Ali Moshen, chef d’une partie de l’armée et qui profita des revendications estudiantines pour détrôner son parent.

Une querelle familiale où l’on se fit la guerre à coups de canons dans les rues de Sanaa, et à laquelle d’autres factions s’adjoignirent, profitant de l’affaiblissement d’un gouvernement en faillite : la puissante coalition des tribus du clan al-Ahmar dont les visées sur les maigres ressources pétrolières du pays n’étonnèrent personne ; les séparatistes du sud, toujours bien décidés à revenir sur l’accord de 1990 qui avait réuni les deux Yémen ; les milliers de combattants d’al-Qaeda qui, dans l’est, contrôlaient des provinces entières (qu’ils contrôlent mieux encore aujourd’hui) ; et les rebelles chiites du nord, les Houthistes, écœurés par la corruption érigée en art de vivre par la classe politique de Sanaa.

Ryad, qui voyait ainsi voler en éclat la fragile stabilité qu’elle imposait depuis des décennies à son voisin et quasi-protectorat, s’en est émue et força un accord de paix entre les chefs. Un accord forcé n’est jamais respecté…

L’Iran, dans le cadre de sa politique d’influence régionale, a appuyé l’opposition houthiste, qui réussit à s’emparer de la capitale en 2015, le président Abdu Rabu Mansour décampant alors pour Aden… Et les Saoudiens, en réaction, de rassembler une coalition sunnite pour lancer au Yémen une vaste croisade anti-chiite, impitoyable, dont les bombardements intensifs ont ruiné ce qu’il restait de ce pays qui, avant la guerre déjà, était l’un des plus pauvres de la planète.

Depuis lors, de vagues pourparlers s’éternisent entre les différentes factions, sans que les hostilités ne prennent fin pour autant… Saleh s’est allié aux Houthistes contre son vieil ami Mansour, réfugié en Arabie après l’invasion d’Aden… Al-Qaeda a gagné du terrain, au point d’inquiéter les gardes frontières du Sultanat d’Oman. Et le Yémen, lentement mais sûrement, s’inscrit sur la liste de plus en plus longue des « failed States », en dessous de la Libye, de la Syrie et de l’Irak.

Au Yémen, il n’y a plus d’infrastructures médicales pour accueillir tous ces gens désespérés et abandonnés à eux-mêmes, plus de quoi les nourrir, plus de médicaments… Il ne reste plus rien d’autre à faire que de regarder mourir les enfants.

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Pierre Piccinin da Prata

Historian and Political Scientist - MOC's Founder - Editorial Team Advisor / Fondateur du CMO - Conseiller du Comité de Rédaction

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