ÉGYPTE – Élections législatives : une nouvelle étape vers la démocratie

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Au vu de la densité et de l’intensité des évènements qui se sont succédé durant le mois de novembre 2015, il est peut être possible, d’un certain point de vue, de comprendre pourquoi la presse internationale n’a pas accordé beaucoup d’attention à la troisième étape de la feuille de route établie par l’administration égyptienne après le départ des Frères musulmans du pouvoir, le 30 juin 2013 ; à savoir les élections parlementaires.

Le crash de l’avion de ligne russe dans le Sinaï ; les attaques terroristes brutales qui, en un laps de temps révélateur, ont frappé les trois continents du monde ancien, à Beyrouth, Paris et au Mali ; ou encore la 67ème Primetime Emmy Awards et la Conférence de Paris sur le climat… autant d’événements qui ont détourné l’intérêt des observateurs et expliquent probablement pourquoi les médias n’ont pas consacré beaucoup de place à l’analyse des résultats des élections législatives en Égypte.

Pour d’autres, l’explication serait ailleurs… Les médias font des choix en fonction de l’importance accordée aux événements ; or, les dernières élections égyptiennes ont souvent été considérées comme « jouées d’avance ».

La presse égyptienne, quant à elle, a bien évidemment couvert le processus électoral avec assiduité, et ce de manière très satisfaisante, c’est-à-dire avec une réelle impartialité.

Certes, même si le taux de participation, qui a atteint 26% au premier tour (et une participation totale de 28,2%), ne peut pas être qualifié de négligeable, il a certainement été moins significatif que lors des différentes échéances électorales qui ont eu lieu au cours des quatre dernières années.

Mais il faut prendre en compte le fait que les élections de la Chambre des députés ont toujours été les moins fréquentées par les électeurs égyptiens, et ce même après la révolution du 25 janvier 2011. Et il importe aussi de prendre en considération le climat social qui a entouré chacune de ces échéances, ainsi que quelques facteurs sociétaux qui caractérisent le cas égyptien, et ce afin de bien cerner les enjeux du théâtre parlementaire en Égypte.

C’est la faiblesse de ce taux de participation qu’il est nécessaire d’expliquer pour comprendre que, en dépit de ce score peu élevé, les élections législatives de 2015 sont encourageantes pour l’avenir démocratique de l’Égypte.

D’ailleurs, la campagne a été très active : outre de nombreux candidats indépendants, plusieurs nouveaux partis se sont inscrits dans le paysage politique égyptien, à côté des anciennes formations dont certaines se sont présentées : parmi les plus importants, l’Avenir de la Patrie, l’Amour de l’Égypte et la Coalition républicaine; Al-Wafd, les Égyptiens libres et le parti salafiste Al-Nour se sont également représentés aux législatives.

Ainsi, pour comprendre ce taux de participation peu élevé, si l’on remonte dans le temps, on peut prendre comme point de départ la première échéance qui a suivi la révolution du 25 Janvier 2011 : le 19 mars 2011, le peuple égyptien a voté « oui » lors d’un référendum qui modifiait plusieurs articles de la Constitution de 1971. Ces modifications avaient été proposées par le Conseil supérieur des Forces armées (CSFA) qui avait associé aux débats deux figures importantes du mouvement des Frères musulmans.

Ce referendum sur la constitution du 19 mars 2011 avait mobilisé 42% des électeurs, soit 18 millions de personnes. Les Frères musulmans avaient qualifié ce referendum de « ghazwa », une véritable « invasion » des urnes par la population. Les islamistes avaient en effet mobilisé leurs troupes, par des prêches dans les mosquées qui liaient le sort des électeurs dans l’au-delà (le paradis ou l’enfer) à leur choix électoral.

Les élections parlementaires de 2011-2012 avaient atteint un taux de participation de 62%, et ce en dépit de nombreuses violations de la loi électorale ; mais, pour la première fois, les Égyptiens participaient à des élections libres et l’espoir d’un réel changement animait les âmes.

Les élections présidentielles de mai-juin 2012 atteignirent 51% de participation, soit 23 millions de personnes.

Le referendum sur la constitution de décembre 2012, à la suite des réformes constitutionnelles promues par l’ex-président Morsi, ont encore rencontré 32% de participation, avec une petite baisse car une partie de la société a boycotté le referendum pour protester contre les pratiques des Frères musulmans, Morsi gouvernant par décrets et ayant même empiété sur le pouvoir judiciaire en limogeant le Procureur général.

Le referendum sur la nouvelle constitution, promue en 2014 après le renversement de Mohamed Morsi, a atteint un taux de participation de 38,6%.

Pourquoi cet affaissement progressif de la participation et ce score assez bas aux législatives de 2015 ?

Une sensation de frustration domine la société égyptienne

Différentes classes de la société égyptienne attendent beaucoup du président al-Sissi. Surtout la classe moyenne et la classe des petits commerçants, qui ont énormément souffert des désordres de la révolution et souffrent aujourd’hui encore de la désaffection des touristes.

De manière générale, la majorité des Égyptiens attendent l’élan économique et l’amélioration des conditions de vie promis par al-Sissi au lendemain de la chute de Morsi.

Un élan ralenti par une administration pléthorique et bureaucratique incompétente qui encombre l’appareil d’État de ses six millions d’employés, lesquels, comme l’ont montré plusieurs enquêtes, travaillent réellement, en moyenne, 27 minutes par jour…

Cette administration, qui a surtout servi, par le passé, a faire artificiellement baisser le taux du chômage, n’apporte aucune des solutions aux nombreux problèmes auxquels se confronte l’Égypte, tels la pollution, l’éducation, la question du tourisme, ou encore celle du taux de natalité, qui dépasse les deux millions de nouveau-nés chaque année, un véritable clou planté dans le pneu…

Ce marasme ambiant est en outre baigné par une sorte de guerre froide qui plane au-dessus des relations entre l’Égypte et l’Europe –et l’Occident de manière générale-, ce qui accentue considérablement l’affaiblissement du secteur touristique, pourtant si important pour le pays. Un exemple : la décision du Royaume-Uni d’interdire les vols en direction des stations balnéaires de Sharm el-Sheikh, anticipant les résultats des investigations menées à la suite du crash de l’avion de ligne russe. Deux millions égyptiens travaillent dans cette région de la mer Rouge, à l’extrémité méridionale de la péninsule du Sinaï…

La crise économique a ainsi provoqué un vaste sentiment de déception, qui plombe l’atmosphère ; et l’électeur égyptien, découragé, n’a pas répondu comme auparavant à l’appel des urnes.

L’électeur égyptien n’a (encore) pas l’habitude de la démocratie

Indépendamment du contexte socioéconomique, l’abstentionnisme s’explique aussi par la méconnaissance des réalités politiques par l’électeur égyptien, qui n’a jamais choisi un candidat sur base de son orientation libérale, conservative ou socialiste, qui n’a pas acquis encore cette conscience politique, ni le sentiment d’appartenance à un parti, à une tendance –ce qui explique pourquoi les élections présidentielles, plus simples en termes d’identification, ont toujours été populaires.

D’ailleurs, la majorité des candidats restent inconnus de la plupart des Égyptiens, non seulement les personnes, mais aussi leur positionnement sur une liste et même la différence entre un candidat membre d’une liste et un candidat indépendant.

Les différents medias, à commencé par les nombreuses chaînes de télévision, n’ont pas joué leur rôle, qui était d’expliquer aux masses le fonctionnement du scrutin, de les sensibiliser à l’importance de la vie parlementaire et, tout simplement, de leur enseigner ce qu’est un parlement et comment chaque citoyen y est représenté…

Le devoir et les tâches des députés, les partis en présence, les clivages politiques les plus prégnants, comme la droite et la gauche, voire des questions plus spécifique, comme le mode de financement de la campagne électorale, tout cela reste ignoré des masses populaires égyptiennes.

Un manque d’éducation très problématique

C’est probablement l’origine du mal : un taux d’analphabétisme élevé dans un pays en voie de développement comme l’Égypte, qui expliquerait pourquoi l’Égyptien de la rue ne perçoit pas l’utilité du vote et considère parfois que la société est immuable, répétant dès lors les stéréotypes qui se sont toujours imposés à lui.

Ce qui expliquerait son tour comment l’argent et les pots de vin ont joué un certain rôle dans e contexte électoral égyptien, tout au long de son histoire.

La société civile, en Égypte, a encore un long chemin à parcourir.

Pour le comprendre, l’observateur doit descendre de sa tour d’ivoire et commencer à travailler sur le terrain ; il doit quitter le monde des théories, qui ne prennent aucunement en considération les réalités vécues par la société égyptienne, et arpenter les rues des villes et les sentiers des campagnes pour rencontrer le quotidien des masses.

Un paysage politique qui manquait de lisibilité

L’absence des deux pôles qui avaient dominé les élections égyptiennes durant les trente dernières années a déconcerté l’électeur. Le Parti national démocratique (PND) de Moubarak s’est depuis toujours confronté aux Frères Musulmans. Leur expérience dans la gestion des élections, ainsi que leurs capacités à rassembler, ont clairement structuré la scène politique jusqu’en 2011 et même après la révolution.

Le nouveau paysage politique, devenu illisible, et l’éviction des frères musulmans de la scène politique ont certainement contribué à la faiblesse de ce taux de participation.

On se souviendra des scènes fameuses, d’ouvriers sortis des usines et entassés dans des bus pour aller voter pour les candidats du PND (aujourd’hui officiellement dissous). Et la distribution de bouteilles d’huile et de paquets de sucre, par les associations d’aide sociale financées par les Frères musulmans… Tout cela a disparu du paysage électoral, en 2015.

Des enjeux non-mobilisateurs

Il faut aussi prendre en compte la composition psychologique dominante de la société égyptienne, qui est capable d’un élan révolutionnaire à certains moments critiques et se confine dans l’apathie la plupart du temps.

Une psychologie d’apparences paradoxales, mais qui explique pourquoi cette société ne s’ébranle qu’au dernier instant, une fois tout au bord d’un précipice, face à un danger qui menacerait sa dignité (ce fut le cas face au régime du PND en 2010) ou de s’attaquer à son identité profonde (ce qui fut le cas face aux velléités islamistes des Frère musulmans, en 2012).

La confiance des masses dans l’avenir de l’Égypte, sous la conduite du président al-Sissi, et l’absence d’enjeu impérieux dans le cadre de ces élections parlementaires de 2015 expliquent l’apathie électorale du moment.

Une « lassitude électorale »

Mais c’est aussi la répétition des échéances électorales qui ont provoqué un désintérêt progressif…

Amin Maalouf écrit, dans son roman Samarcande, que « le bonheur s’embusque dans la monotonie ».

Neuf différents referendums constitutionnels, élections parlementaires et présidentielles depuis mars 2011, tout cela en moins de cinq ans…

Il est ainsi facile d’appliquer la citation de Maalouf à la scène électorale égyptienne.

La répétition du fait électoral pendant les quatre dernières années a produit de l’ennui auprès du citoyen et de la lassitude auprès de la société entière (on notera que les élections présidentielles ont plus de succès : 51,85% en 2012, pour l’élection du président Morsi, élu avec 51,73% des voix exprimées; et 47,5% en 2014, pour l’élection du président al-Sissi, élu avec 96,91% des voix).

Tous ces facteurs évoqués ont exercé une influence sur le pourcentage des élections parlementaires égyptienne.

Néanmoins et malgré le faible taux de participation, les élections législatives de 2015 ont remis l’Égypte sur le chemin initié par la révolution de janvier 2011, celui de la démocratie.

Le détail des résultats est éloquent.

Les candidats indépendants ont réussi à obtenir 317 des 568 sièges parlementaires ; et les sièges obtenus par les partis se répartissent entre 20 formations différentes (en tête, les Égyptiens libres avec 65 sièges, l’Avenir de la Patrie avec 51 sièges, et le Wafd avec 33 sièges). Soit une représentativité réelle des formations en lice et de la société égyptienne.

Phénomène important, les candidats chrétiens coptes ont réussi a obtenir la confiance des électeurs égyptiens, au-delà de la communauté chrétienne (avec un total de 37 sièges, un résultat sans précédent qui est égal au total des sièges parlementaires que les coptes égyptiens ont obtenu, toutes élections législatives cumulées, entre 1964 à 2011).

La jeunesse aussi a pris sa place dans le paysage politique égyptien : 17 candidats ont moins de 35 ans, ce qui reflète la confiance de l’électeur égyptien en ces jeunes qui ont été la source principale de la révolution. Ces jeunes ont réussi à remplacer les figures traditionnelles bien connues depuis l’époque de Moubarak.

Enfin, les femmes aussi sont entrées sur la scène politique égyptienne ; un chiffre également sans précèdent : 73 femmes siègent dans le nouveau parlement, 56 issues de plusieurs partis et 17 en tant qu’indépendantes ! C’est la plus large représentation féminine au parlement égyptien depuis sans création au 19eme siècle.

Ainsi, même si le chemin à parcourir est long encore, un processus est en marche, qui montre que le régime arrivé au pouvoir après la chute de Mohamed Morsi tient ses promesses.

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Tarek BEBARS

Philologue (Le Caire - ÉGYPTE)

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