ÉGYPTE – État en maquette, maquette d’État

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La réalisation d’une maquette qui représente un système ou un objet (existant ou en projet) afin d’en tester et valider certains aspects, ou de faire comprendre, expliciter, aider à imaginer et concrétiser un projet, est un outil très efficace, connu et utilisé depuis l’Antiquité.

L’Égypte ancienne fut l’une des premières civilisations qui produisit des maquettes, des modèles très divers, dont on a retrouvé des exemples déjà dans les tombes prédynastiques au Vème millénaire av. J.-C. ; une pratique qui perdura à travers toutes les époques de l’histoire égyptienne. Les célèbres groupes armés du Musée égyptien du Caire en témoignent : archers et piquiers, modèles en bois d’un recensement du bétail datant du Moyen-Empire… Les exemples sont nombreux.

Les maquettes ont pu avoir plusieurs usages : l’armée fantôme créée par les Américains peu avant le débarquement en Normandie, le 6 juin 1944, durant la seconde guerre mondiale, qui alignait de chars d’assaut gonflables, a réussi à faire ainsi croire à l’état-major allemand que les forces alliées étaient bien plus nombreuses qu’elles l’étaient en réalité… Et, aujourd’hui, l’usage de maquette est très répandu, dans tous les domaines et partout dans le monde.

Mais, en Égypte, depuis le coup d’État du 3 juillet 2013, l’usage de la maquette semble sur le point d’être révolutionné ! Le régime militaire instauré par le maréchal al-Sisi envisage, semble-t-il, le plus grand projet de maquette de toute l’histoire : convertir un pays entier, avec l’ensemble de ses institutions, en simple maquette, en une « maquette d’État ».

La première institution vivante changée en maquette, ce fut la présidence de la république. Avant le coup d’État de 2013, il y en avait en Égypte une institution présidentielle, à l’époque du premier président démocratique élu, bien sûr, Mohamed Morsi, mais aussi sous le dictateur Hosni Moubarak. Le peuple égyptien connaissait le président, celui qui détenait vraiment le piuvoir, ainsi que les noms des hauts fonctionnaires qui gravitaient autour du président ; et il pouvait plus ou moins bien savoir quels étaient les projets débattus au sein de cette institution.

En revanche, l’éminence grise du coup d’État (al-Sisi), au lendemain du renversement de la démocratie, le 4 juillet 2013, a modelé « son » président ; il a nommé un conseiller de la Haute Cour constitutionnelle « président temporaire de la république ». Par la suite, pour donner un peu d’éclat à sa « maquette présidentielle », le régime militaire l’avait décorée de l’ex-président de l’AIEA (l’Agence internationale de l’Énergie atomique), Mohamed al-Baradei, une des figures de la révolution du 25 Janvier 2011.

Adli Mansour, depuis sa nomination comme « président-maquette » et jusqu’à ce qu’il fut ranger dans un tiroir, le 8 juin 2014, c’est-à-dire durant presqu’un an, resta méconnu de près de 80% des Égyptiens, qui ne connaissent ni son nom, ni même son visage.

Cette maquette présidentielle allait pourtant prendre des décisions très importantes, comme par exemple signer le traité concernant le remaniement des frontières maritimes entre l’Égypte et Chypre, qui avait extrayait le gaz égyptien en Méditerranée.

La situation n’a pas réellement changé avec l’entrée d’al-Sisi au palais présidentiel (al-Ittihadiya), pour la première fois en juin 2014. Un élément du décor manque toujours à la maquette présidentielle, à la maquette de l’institution présidentielle… Le président lui-même. Al-Sisi fut ainsi le président fantôme, dont personne n’a jamais pu confirmer la présence dans le palais, ni non plus savoir où il se couche le soir.

La seconde victime de la « politique de la maquette », ce fut le ministère des Affaires étrangères : le ministre-maquette ne fit que jeter par terre le microphone de la chaîne qatarie al-Jazeera, lors d’une conférence de presse à Khartoum. Et ce fut tout.

Le ministre des Affaires étrangères, qui avait accompagné à Khartoum le démiurge, al-Sisi, en mars 2015, fut très surpris -comme tout le monde, d’ailleurs- par la décision personnelle d’al-Sisi de signer avec l’Éthiopie et le Soudan un accord concernant le quota d’eau du Nil auquel aurait droit l’Égypte. L’ambassadeur égyptien à Khartoum déclara ainsi qu’il n’avait en rien été mis au courant des détails de cet accord, dont le contenu est resté très imprécis et méconnu jusqu’à présent.

Mais, parfois, le démiurge oublie de déposer à côté de lui le ministre-maquette ; comme lorsqu’il reçu, seul, la délégation des hommes d’affaires chinois accueillis au Caire…

Plus flagrant encore fut le sort réservé au pouvoir judicaire, lui aussi remplacé par une institution-maquette.

Le procureur général et les juges, dorénavant maquettes automatisées, envoient, mécaniquement, devant les tribunaux spéciaux ou militaires tout manifestant qui dénonce les abus du régime et tout membre d’ONG peu docile. Le régime d’al-Sisi a créé des chambres spéciales ou spécialisées pour l’examen des cas relatifs au terrorisme ; et tous les opposants sont qualifiés de « terroristes », des terroristes-maquettes. Ces chambres, bien sûr, sont incompatibles avec les normes relatives aux Droits de l’Homme et n’assurent aucune garantie aux accusés de crimes-maquettes ; et bien évidemment, les tribunaux militaires ne sont pas dirigés ou présidés par des juges, mais par des officiers (ce qui, à vrai dire, ne change pas grand-chose : juges-maquettes ou officiers aux ordres, quelle serait la différence ?).

Le ministère de la Justice-maquette a exigé, sans la moindre nuance, que seraient exécutés 1.000 opposants pour une seule victime issue des rangs de l’armée ou de la police. Un procureur-maquette a déclaré, explicitement, qu’il n’avait qu’à attendre les rapports des services secrets avant de prononcer une décision judicaire. Et il est ainsi arrivé que, après leur acquittement par un tribunal, par un ou l’autre des derniers juges vivants, certains opposants au régime n’ont toutefois pas pu sortir de prison, mais ont été réincarcéré par suite d’une décision fantôme.

En 2003, l’ex-dictateur Hosni Moubarak avait fondé le Conseil national des Droits de l’Homme (CNDH), sous la pression de Washington. Bien qu’il fonctionna de manière très partielle (et partiale), le CNDH avait tout de même pu jouer un rôle plus ou moins important, sous le régime de Moubarak déjà. Après la révolution du 25 janvier 2011, le rôle du CNDH a été amplifié par l’action de sa nouvelle direction, sous la présidence démocratique de Mohamed Morsi : ses membres visitaient systématiquement les prisons et les postes de polices, et critiquaient ouvertement le ministre de l’Intérieur.

Suite au coup d’État, tous les membres du CNDH ont été remplacés… par des maquettes. Ces membres-maquettes n’ont pas hésité à produire un rapport prétendant que les prisons et les centres de détention égyptiens étaient très confortables et « ressemblaient aux stations balnéaires touristiques ». Ils ont qualifié les conditions de vie dans ces prisons, « dignes de services cinq étoiles ».

Les arrestations sont désormais si nombreuses, en Égypte, que les détenus vivent entassés dans les centres de polices ; les familles des détenus attendent parfois plus de dix heures devant les portes des prisons, selon le bon vouloir des autorités, quand elle ne s’en voient pas tout simplement refuser l’accès.

Nouvelles cibles du régime, les ONG égyptiennes, qui subissent depuis peu toutes sortes de pressions. Le comportement du régime militaire vis-à-vis des ONG a toujours été très hostile. Le Conseil suprême des Forces armées (CSFA), qui a temporairement occupé le pouvoir après la démission de Moubarak, avait sans tardé attaqué les ONG. En décembre 2011, le CSFA avait ordonné l’arrestation de 34 personnes, dont 19 Américains, accusés de « recevoir un financement de l’étranger ». Le CSFA fut contraint de libérer les ressortissants américains, mais tardivement, en mars 2012. Par contre, les détenus égyptiens ont été oubliés… et leur procès n’a repris qu’en mars 2016. Le plus cocasse, dans cette affaire, c’est que le régime militaire d’al-Sisi, qui ne subsiste que grâce aux dons des pays du Golfe et de la complicité de plusieurs puissances de par le monde, refuse que les ONG reçoivent « des financements étrangers ».

Le régime issu du coup d’État affronte deux grands défis : une vraie crise économique (et non pas une maquette de crise), et des critiques internationales en ce qui concerne les Droits de l’Homme, venant d’Amnesty international, de Human Rights Watch, de l’Union européenne, du gouvernement américain, du gouvernement italien, dont un ressortissant a été torturé et assassiné…

Comme d’habitude, le régime se défend en attribuant ses échecs et les critiques qui lui sont adressés à un « grand complot international » ourdi contre l’Égypte et son armée, un grand-complot-maquette… Et les ONG égyptiennes sont donc, selon le régime militaire, des « agents locaux » de cette « coalition internationale du mal », une coalition-maquette dressée contre l’Égypte.

Une autre cible de la politique de la maquette : le ministère de l’Intérieur. C’est là devenu une maquette imposante, réalisée « grandeur nature » !

Il s’agit de centaines de milliers de soldats et d’officiers de police, déployés pour empêcher les manifestations dans le quart d’heure après qu’elles apparaissent, ou pour décorer les rues pendant les visites officielles des chefs d’État étrangers… Ce fut le cas lors de la dernière visite de du président français, François Hollande : le pauvre homme n’est pas un mauvais bougre, mais c’est qu’il se trouve lui aussi en situation économique difficile ; et qu’il perd le peu de popularité qu’il lui reste, et ce à la veille des prochaines élections présidentielles. Il n’a peut-être pas oublié les Droits de l’Homme, violés en Egypte, mais ça ne l’a pas fait hésiter à signer des accords militaires avec la dictature, tout en sachant que les armes françaises seront en partie utilisées contre les civils égyptiens… C’est comme les Allemands, qui ont récemment envoyé une délégation en Égypte pour recevoir leur part du gâteau…

Partout des policiers et des militaires prêts à bondir ! Et, pourtant, la criminalité connaît une recrudescence, en Égypte. C’est que les soldats et les officiers, audacieux et violents face aux citoyens, dans les villes et villages du pays, et qui tuent quotidiennement des civils, sous différents prétextes, sont tellement occupés par cette sale besogne de forces de l’ordre-maquette qu’ils n’ont plus le temps de traquer les délinquants.

Quand on dépose une plainte pour un vol de voiture dans une poste de police, on reçoit presque toujours la même réponse : « Attendez tranquillement à la maison ! Vous recevrez très certainement un coup de fil des voleurs, qui vous laisseront la récupérer contre une petite rançon. »

Les policiers-maquettes, reconvertis en automates du régime, prennent leur revanche sur les manifestants de 2011, certains de n’avoir aucun compte à rendre : le chef du coup d’État le leur a promis : « À partir de maintenant, aucun officier ne sera puni s’il blesse ou tue un manifestant (un terroriste-maquette). »

La Banque centrale d’Égypte aussi est victime de la politique de conversion des institutions en maquettes. Le président-maquette de la Banque, qui devrait contrôler toute la politique monétaire du pays, a été ravalé au rang de simple caissier : il a laissé perdre plus de 8 milliards de dollars dans l’affaire douteuse du creusement de la nouvelle branche du Canal de Suez, qui a entraîné une dégringolade de la livre égyptienne. Le dollar américain, qui s’échangeait contre 7,70 livres égyptiennes fin juin 2013, s’achète aujourd’hui à plus de 11 livres, au marché noir… Pourtant, depuis le retour de la dictature, l’Égypte a reçu plus de 50 milliards dollars de dons des pays du Golfe. Mais il est vrai que la Banque centrale-maquette a déclaré à plusieurs reprises tout ignorer de ces milliards des dollars, et que moins de 10% de ces sommes avaient été versés à l’institution.

Al-Sisi voudrait semble-t-il maintenant maquettiser le pays dans son ensemble et remodeler sa géographie : courant avril, il a céder à l’Arabie Saoudite les deux îles de Tiran et Sanafir (qui contrôlent le détroit de Tiran, à l’entrée du golfe d’Aqaba, au sud de la péninsule du Sinaï).

Sa décision a provoqué la colère des Égyptiens. Même certains pro-Sissi ont exprimé leur incompréhension ; même certains médias-maquettes se sont révoltés. Le rais les a bien sûr accusés de participer au complot international qui vise l’Égypte, comme il a aussi accusé les réseaux sociaux, d’être responsables de tous les problèmes du pays.

Mais il semble que le dictateur ait surestimé ses pouvoirs magiques : il ne pourra pas facilement changer les Égyptiens en « citoyens-maquettes », pas tous…

Les Égyptiens se réveillent et commencent sortir de leur torpeur. Ils mettent de côté leurs divergences de vue et les différences idéologiques, pour s’unir de nouveau derrière un seul but : se débarrasser du régime militaire. Ils ont commencé une vague de manifestations, le vendredi 15 avril 2016, qui s’est confirmée le lundi 25avril… et la révolution continue.

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Mostapha Hussein, Dr.

Historien (Le Caire - ÉGYPTE)

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