ÉGYPTE – Le parlement et le dictateur

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C’est avec deux ans de retard que les premières élections législatives de l’après-coup d’État militaire ont eu lieu en Égypte, deux ans après que le maréchal-président al-Sissi se soit emparé du pouvoir, le 3 juillet 2013. Des élections à deux tours, le premier qui s’est tenu au mois d’octobre dernier et le second qui s’est achevé ce 2 décembre.

La feuille de route qui avait été annoncée par le leader du coup d’État, à l’époque ministre de la Défense du président élu quelques mois plus tôt par le peuple égyptien, Mohamed Morsi, prévoyait pourtant la restauration de la démocratie et l’élection d’un nouveau parlement avant la fin de l’année 2013. Mais il aura fallu un peu plus de temps au régime militaire pour mettre ses pions en place et autoriser la désignation d’une assemblée législative « acceptable »…

En ce qui concerne la forme, ces élections n’ont que peu à voir avec les législatives de 2011-2012 qui ont suivi la révolution du 25 janvier 2011 et la chute du président Hosni Moubarak. Par ailleurs, ce sont les conditions politiques et sociales elles-mêmes, qui avaient accompagné les élections législatives et présidentielles post-révolutionnaires, qui sont aujourd’hui tout à fait différentes.

Les législatives de 2011, en effet, avaient été baignées par l’esprit de la liberté, l’enthousiasme débordant de la jeunesse et l’espoir des masses populaires dans la perspective de changements socioéconomiques déterminants, une ambiance presqu’euphorique qui succédait à la destitution d’un dictateur qui avait accaparé le pouvoir et les finances du pays pendant près de trente ans.

Les législatives de 2015, tout à l’opposé, se sont déroulées sous un régime autoritaire, dans une ambiance de dépression, loin de tout sentiment de liberté (plus de 40.000 Égyptiens sont actuellement emprisonnés, dont un bon nombre ont déjà été condamnés à la peine de mort, des milliers de personnes, anciens révolutionnaires, des jeunes surtout, ont disparu, on ne compte plus les assassinats d’opposants et les médias et la rue ont été muselés). La campagne électorale a ainsi été réduite à sa plus simple expression et ce n’est qu’une semaine avant le vote que des banderoles ont commencé d’apparaître dans les rues du pays, appelant les électeurs à se rendre aux urnes.

Aussi, la plupart des mouvements et partis d’opposition au régime issu du coup d’État ont dès lors déclaré forfait, refusant de cautionner cette mascarade, tandis que d’autres n’ont pas eu le choix, déclarés illégaux et inéligibles par le régime. Les listes des formations qui se sont présentées ne comprenaient dès lors aucune figure politique connue ; et les slogans lancés à la tête des électeurs se sont révélés creux et totalement dépourvu de programme et de vision politique et économique dont l’avenir de l’Égypte aurait pourtant grand besoin : « Vive l’Égypte », « Pour l’amour de l’Égypte », « A l’appel de l’Égypte », « Rassemblement pour l’Égypte »… Autant de devises ronflantes et vides de concrétude qui ont donné aux Égyptiens l’impression de recevoir des cartes de vœux pour le nouvel an.

Rien d’étonnant, donc, à ce que, malgré la demi-journée de congé imposée aux fonctionnaires et la menace d’une amende de 500 livres égyptiennes (70 US$ – colossale au regard du salaire moyen en Égypte) pour les abstentionnistes, les bureaux de vote étaient désertiques : alors que les élections législatives de 2012 avaient rencontré un taux de participation record de 63%, le taux de participation, en ces élections de 2015, a péniblement atteint les 15-16%… selon le premier ministre, Chérif Ismaïl, qui s’est exprimé un peu trop rapidement sur le sujet. Le taux de participation a effectivement été miraculeusement rehaussé, dans la nuit qui a suivi le scrutin, par la Haute Commission électorale, qui l’a relevé à… 28%.

En guise d’illustration : en 2012, un candidat d’un quartier sud du Caire avait engrangé plus de 300.000 voix ; toutefois, ce nombre n’avait pas été suffisant pour le déclarer vainqueur au premier tour. Alors qu’en 2015, 15.000 voix ont suffi, dans cette même circonscription, pour emporter l’élection dès le premier tour.

L’éloquente faiblesse du taux de participation est d’autant plus significative que, à la veille du premier tour, le samedi 17 octobre, le maréchal-président al-Sissi avait fait une apparition à la télévision pour encourager les Égyptiens à se rendre en foules aux élections parlementaires…

Tirant probablement les conséquences de l’absence de mobilisation au terme du premier tour, relativement à sa propre popularité, al-Sissi s’est lui-même abstenu de voter au second tour… L’histoire ne dit pas s’il s’est acquitté de l’amende de 500 livres égyptiennes.

Les élections ont premièrement pâti du boycott des électeurs restés fidèles au Parti de la Liberté et de la Justice, le gagnant de la première élection post- révolution, le mouvement des Frères musulmans.

Mais les autres partis d’opposition, les libéraux notamment, ont brillé par leur absence. Les jeunes, les premiers acteurs de la révolte du 25 janvier, ont été les absents les plus remarqués, non seulement comme électeurs, mais aussi comme candidats.

Au moins 20% des membres du parlement de 2015 sont in fine des figures politiques du temps de Moubarak ou des membres de leur famille, dont beaucoup d’anciens députés du Parti national démocratique (PND) qui reviennent ainsi aux affaires.

Les anciens généraux de l’armée ou officiers de la police ont eux aussi été sollicités par le régime et occupent un pourcentage important de sièges : 10% d’environ. Dans la rue, les jeunes, connus pour leur humour, ont demandé de limiter le nombre de généraux au parlement à raison d’un général par tranche de dix députés (civils)…

Les autres élus sont majoritairement des « indépendants », qui sont soudainement apparus comme les fleurs au printemps, connus pour leurs liens privilégiés avec le régime. Dont un nombre non négligeable de magistrats, de juges, acquis à la dictature… comme l’ont démontré les parodies de procès qui se sont accumulées depuis le coup d’État.

Aucun doute que ce parlement ne sera qu’une chambre d’enregistrement des décisions de l’exécutif.

La courte campagne électorale avait déjà montré que, en dépit de leurs intérêts personnels contradictoires, les candidats à la députation rivalisaient pour montrer leur soutien au maréchal-président al-Sissi.

Ces députés fraichement élus, avant même de prêter serment, doivent résoudre un problème technique : s’ils s’en tiennent à la constitution adoptée après le coup d’État, la première mission du parlement est de réviser et valider (ou rejeter) les quelques 350 lois adoptées par décret présidentiel depuis l’arrivée au pouvoir d’al-Sissi. Mission impossible, car l’article 156 de la constitution ne donne que 15 jours aux députés, à partir de l’entrée en fonction du parlement, pour réviser l’ensemble de ces lois. Selon un ancien député, pour reprendre un tel ensemble de lois, il faudrait au moins un an, sans congé aucun.

Mais qu’à cela ne tienne… Comme l’a déclaré Sameh Seif el-Yazal, le leader du mouvement récemment apparu « Pour l’amour de l’Égypte » : « Le parlement approuvera d’abord les lois, et les révisera ensuite. »

Trèves de plaisanteries… L’Égypte est désormais sous la coupe d’un parlement conçu pour une mission bien précise et téléguidée par l’armée et al-Sissi : réformer la constituions adoptée en 2014 avec trois objectifs majeurs : premièrement, abroger l’article qui stipule que la présidence est limitée à deux mandat successifs, pour permettre au président (al-Sissi) de se présenter à vie (c’est maladif, dans le comportement des chefs d’État africains, qui modifient ainsi les règles constitutionnelles à leur guise, comme l’a encore tout récemment montré au Rwanda Paul Kagamé) ; deuxièmement, allonger le mandat présidentiel, actuellement limité à une période de 4 ans, à 5 ou 7 ans ; et, troisièmement, passer d’un régime (actuellement) parlementaire à un régime présidentiel.

Une modification supplémentaire aura lieu, en outre ; plus sensible que celles que nous venons d’évoquer. Elle concerne l’article 234, relatif au poste de ministre de la Défense, nommé par le Conseil suprême des Forces armées et pour un mandat de 8 ans. Cet article a été ainsi conçu car, lorsque fut rédigée la nouvelle constitution, la décision de soumettre le ministère de la Défense à l’autorité directe du président de la république n’avait pas encore été prise. Il faut donc, aujourd’hui, le supprimer, pour garantir au président un contrôle total sur l’armée.

Ces réformes de la constitution seront adoptées sans problème… sauf le dernier. La difficulté, dans ce cas d’espèce, ne viendra pas des députés, qui ne sont in fine que fonctionnaires au service d’al-Sissi. Mais la résistance viendra de l’armée, qui devrait abandonner volontairement un privilège exceptionnel, celui de son indépendance totale, et renoncer à son statut de facto d’État dans l’État.

C’est en effet le talon d’Achille du général al-Sissi et de sa clique : la grogne de certains militaires… et aussi des milieux d’affaires qui, malgré tout, impressionnent toujours le régime.

Le parti Égyptiens libres, conduit par le premier homme d’affaires du pays, le copte Naguib Sawiris, soutenu par les États-Unis et un bon nombre des Coptes d’Égypte, peut menacer al-Sissi, notamment dans la nomination du premier ministre. Ce fut tout l’enjeu de la décision d’al-Sissi d’arrêter le second homme d’affaires d’Égypte, Salah Diyab : un message lourd aux financiers, mais qui a couté très cher à l’économie égyptienne ; et Al-Sissi obligé de se confondre en excuses, discrètement toutefois, dans un récent discours…

Mais le régime sait réagir et se faire comprendre…

Ainsi, un autre message a aussi été envoyé à un nouveau député, tout juste avant la prestation de serment de la fin décembre, au cinéaste Khaled Yousuf, qui avait participé activement à la révolution du 25 janvier 2011, avant de tourner le dos à la démocratie et de s’allier avec les militaires (Khaled Yousuf avait filmé et réalisé le reportage mensonger qui fut diffusé le 30 juin 2013, sensé montrer la « trentaine de millions » d’Égyptiens manifestant contre le premier président démocratiquement élu). Le célèbre cinéaste se trouve aujourd’hui accusé d’un crime sexuel. Mais probablement le procès s’achèvera-t-il sur un non lieu ; il ne s’agit que de tirer l’oreille, à l’avance, à l’ancien activiste du 25 janvier qui s’est déclaré capable de faire trembler le trône du président, comme il l’a fait avec Mohamed Morsi.

Le parlement unicolore de 2015, installé sans même les retouches et le maquillage démocratiques coutumièrement utilisés à l’époque de Moubarak, sera-t-il l’occasion d’une nouvelle phase révolutionnaire en Égypte ?

À dire la vérité… c’est peu probable.

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Mostapha Hussein, Dr.

Historien (Le Caire - ÉGYPTE)

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