ÉGYPTE – Suez: quand al-Sissi marche sur l’eau…

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Al-Sissi et le vrai-faux « second Canal de Suez »… Parce que l’eau est un élément crucial pour la survie de l’homme dans le monde et particulièrement au Moyen-Orient, les grands chantiers qui permettent son acheminement comme sa sauvegarde ou aujourd’hui sa désalinisation sont souvent largement couverts par la presse internationale et les médias. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’eau dans la région du Moyen-Orient, que l’on parle souvent de pénurie voire de risque de « guerre de l’eau » ; mais parce qu’elle est très inégalement répartie et que certains acteurs régionaux ont fait le choix, pour leur propre sécurité, de la retenir plutôt que de la laisser s’écouler. Certains acteurs l’ont même complètement détournée… C’est le cas d’Israël, avec le Jourdain par exemple, afin de « fleurir » le sud du pays, au détriment de ses voisins palestiniens et jordaniens. Autre exemple, le projet de canal Mer Rouge – Mer Morte, qui fait couler beaucoup d’encre et attise la curiosité du monde entier, experts comme public novice parce que c’est un chantier monumental, qui fut un outil de géopolitique entre les grands acteurs de la région et les puissances européennes influentes sur place. L’Égypte, bien sûr, n’échappe pas à cette attention…

 

9782200280468-X_0Le 6 août dernier, en Égypte, le monde entier avait donc les yeux tournés vers le « nouveau Canal de Suez », voulu pile un an avant par le raïs al-Sissi, comme l’un de ses premiers grands chantiers présidentiels.

« Ballons, affiches, promotions, couverture ininterrompue dans les médias : l’Égypte est en fête et nul ne peut ignorer que ce jeudi 6 août sera inauguré en grande pompe l’élargissement du Canal de Suez. Un investissement énorme avec de grandes espérances en termes de retombées financières et surtout une fierté patriotique à son comble. », expliquait le journal français Libération ce jour-là. Quant à Foreign Policy, le magazine américain soulignait l’écart flagrant entre le faste de l’inauguration du nouveau canal et l’état du pays qui tombe « en morceaux ».

Al-Sissi, en effet, n’y est pas allé de main morte : « Un spectacle de trois heures avait été annoncé pour l’inauguration. Il a commencé par la mise en scène du convoi présidentiel et une parade navale, qui a impliqué le Président en costume militaire et lunettes noires, dans un style Pinochet ou Amin Dada, debout sur le pont supérieur d’un yacht qui descendait le canal. Puis il y’eut la parade des avions de combat. »

Il y a seulement un an, al-Sissi annonçait son grand chantier du siècle aux Nations-Unies. L’idée, sur le papier paraissait, simple : puisque les bateaux ne pouvaient circuler jusqu’à aujourd’hui que dans un sens sur le Canal de Suez, il était question de doubler sur une trentaine de kilomètres la voie de circulation afin de doubler dans le même temps le trafic et les devises attenantes.

Ce fut un succès puisque les délais du chantier furent respectés. Mais, surtout, parce que l’objectif politique était atteint : l’inauguration en grande pompe du Canal fut retransmise sur plusieurs chaînes de télévision du monde entier, mettant à l’honneur le président égyptien et finissant d’assoir la légitimité un peu contestable -et d’ailleurs contestée- du nouveau raïs égyptien. C’est bien ce qu’il escomptait, en faisant de la France l’invité d’honneur -pour différentes raisons symboliques (surtout en souvenir de Ferdinand de Lesseps, le grand architecte du premier Canal ouvert en 1867, mais également de la Bourse de Paris qui leva les fonds)-, avec la présence notamment de François Hollande et de nombreux dignitaires du monde entier. Le Président-Maréchal al-Sissi est désormais adoubé par la Patrie des Droits de l’Homme.

De grands amis, plus douteux, étaient également présents : Joseph Kabila, incité à quitter le pouvoir en RDC, et Omar el-Béchir, président soudanais sous mandat d’arrêt international délivré par la CPI pour crimes de guerre et crimes contre l’Humanité au Darfour… Mais la polémique n’était bien sûr pas à l’ordre du jour.

Exit aussi la question des Frères musulmans et du renversement du président Mohamed Morsi, condamné à mort ; exit la révolution, et gloire à la sécurité dans le pays face à l’agitation régionale notamment, et gloire au retour actif de la coopération sécuritaire entre Tel-Aviv et le Caire notamment dans la péninsule du Sinaï contre l’État islamique. La campagne de communication lancée par le pouvoir égyptien autour de l’inauguration du Canal remet probablement en scelle l’Égypte dans le concert des acteurs régionaux et mondiaux comme jamais depuis Nasser, et après une certaine méfiance pendant l’ère frériste.

La circulation des marchandises a toujours été une priorité en Méditerranée, une mer quasi fermée. Mis à part Gibraltar, qui ouvre la Méditerranée sur l’Atlantique, et le détroit du Bosphore, qui mène des eaux blanches [ndlr : en turc et en arabe, la mer Méditerranée est appelée la « Mer blanche » (« akdeniz » en turc et « Bahr al Abiad al Moutawassat » en arabe)] aux eaux noires et la Russie ; il n’y a pas d’autres voies naturelles. Le Canal de Suez, creusé au XIXème siècle, permettait aux bateaux d’éviter la route du Cap et le long contournement de l’Afrique pour rejoindre l’Asie. Même si pour des raisons de sécurité aujourd’hui, relatives à la piraterie qui sévit au large de la Somalie, beaucoup de supertankers et pétroliers préfèrent encore rejoindre l’Afrique du Sud et le cap de Bonne Espérance. Aujourd’hui, avec l’aide américaine depuis la signature de la paix avec Israël en 1978 par les accords de Camp David, le Canal, avec le tourisme (jusqu’à il y a quelques années encore du moins), représente la principale source de richesses du pays.

ÉGYPTE - Septembre 2015 - Sébastien BOUSSOIS'Le Canal de Suez fut l’une des plus impressionnantes réalisations hydrauliques humaines du XIXe siècle. Inauguré en 1869, long de près de 180 km, il devait permettre aux bateaux de rejoindre l’Europe et l’Asie le plus rapidement possible à raison de près de 50 bateaux par jour, soit près de 18.000 par an. Le Canal, plus de 150 ans après son creusement, reste une prouesse technique inégalée : plus long canal maritime au monde (celui de Panama rejoignant océan atlantique et pacifique ne fait que 80 km), taux d’accident quasi nul comparé aux autres grands canaux, mouvement quotidien permanent jour et nuit, système VTMS (hautes technologies de guidage des navires). Devenu un outil politique et géopolitique majeur du panarabisme sous Nasser, il fut disputé par les Occidentaux, soutenus par les Israéliens, en 1956, au raïs qui défia les compagnies occidentales en le nationalisant ; le Canal de Suez, construit par un Français, est ainsi arraché à la France, et aux Britanniques, qui avaient racheté au roi d’Égypte ruiné ses parts dans la compagnie du Canal.

Nasser décida de transférer tout pouvoir à la Suez National Authority. Français et Britanniques déclenchèrent avec l’appui des Israéliens l’Opération Mousquetaire, pour déstabiliser Nasser. L’ONU donna finalement raison à Nasser, condamnant l’intervention franco-britannique. Auréolé de prestige dans tout le monde arabe, Nasser assoit alors son statut de chef de file du panarabisme et donne à l’Égypte la première place dans l’aventure.

Cinquante huit ans après la nationalisation effective du Canal, le maréchal al-Sissi s’est lancé sur les traces de Nasser, à la recherche d’une reconnaissance et de légitimité, par le creusement du « doublement du Canal », commencé l’été dernier. Avec un tel projet, pas moins de 100 navires pourraient rejoindre l’Europe ou l’Asie par le canal chaque jour contre seulement 50 jusqu’à présent.

Mais la réalité est toute autre : le « second canal » ne couvre que 36 km, au niveau d’Ismaïlia, des travaux qui comprennent aussi l’élargissement du canal existant, sur une longueur identique. Toutefois, selon la propagande du régime, le chantier dépassera largement le « doublement » du Canal : il verra à terme la transformation de la région toute entière en un « Centre mondial de travaux complémentaires », un enjeu économique majeur pour le pays, avec la création indirecte d’un million d’emplois, qui résoudra en grande partie la crise économique que traverse le pays depuis des années. Concrètement, la région du Canal sera le siège d’un ensemble d’entreprises qui assureront des services de maintenance des navires, de sociétés de remorquage et d’assistance aux navires, de complexes industriels divers mais également touristiques, de Port Saïd à la région de Rafah.

Les retombées financières annoncées sont énormes : 10 milliards de dollars pour le seul Canal et, en projection, près de 100 milliards de dollars par an pour l’ensemble du chantier régional !

Depuis près de 20 ans, la manne touristique n’est plus là, et ce depuis les attentats de 1997 à Deir El-Bahari. Le pays doit se relancer également après la révolution, le départ d’Hosni Moubarak et les inquiétudes que la démocratisation de l’Égypte avait suscitées auprès des investisseurs… L’Égypte reste le plus grand pays arabe, et cherche à se repositionner dans la région et dans  le monde.

Mais beaucoup restent sceptiques sur la rapidité des retombées économiques : déjà en août 2014, Al Monitor s’interrogeait : « Le retour financier sur investissement dépendra des profits du Canal de Suez, à partir du moment où il couvrira au moins le surplus de coût impliqué par sa construction. Il y a actuellement un problème de faisabilité économique, à ce jour déjà impactée par le déficit subi par le Canal depuis longtemps et le déficit du budget public. » Et, sous la chape de plomb policière qui enferme à nouveau les esprits égyptiens depuis le putsch militaire de 2013, des voix grondes en sourdine, pour dénoncer ce projet « pharaonique », qui a détourné des sommes colossales du budget public et ne rapportera pas les fortunes annoncées, alors que les banlieues du Caire crient famine.

Sans compter que le Canal nécessitera dans le contexte actuel une sécurité maximale qui coûtera très cher.

D’autres critiques se font aussi entendre contre al-Sissi, et pas des moindres : à savoir que le projet était à l’origine celui du président Morsi, emprisonné. Al-Sissi l’a reconnu.

Ce 6 août 2015, al-Sissi a cependant réussi à se placer à la tête de ce grand pays, qui fut le cœur du renouveau arabe dans les années 1950, le siège de la Ligue arabe jusqu’à la signature de la paix avec Israël en 1978, revenu en Égypte depuis lors, et qui ne désespère pas de redevenir un pôle politique et économique majeur dans la région.

La presse l’y a bien aidé : « Al-Sissi marche sur l’eau », « Un chantier digne d’un pharaon », « Le nouveau canal de Suez, un triomphe », « Le canal du président Sissi »… La presse égyptienne n’a pas manqué de consolider le retour sur investissement immédiat du nouveau raïs en terme de popularité.

Le raïs avait su entraîner derrière lui une partie du peuple : le gouvernement avait lancé un appel à l’investissement à hauteur de 6 milliards d’euros, en 2014. En moins d’une semaine, le peuple avait entièrement contribué au coût du projet, jusque 6.4 milliards d’euros. 80% des actions avaient été achetées par des particuliers, 20% par des entreprises. La presse n’a pas manqué de promouvoir l’aventure : « La liberté commence par l’indépendance » ; et le Canal restera à 100% égyptien. Le succès économique à venir du pays, l’Égypte ne le devra dont qu’à elle-même… et à son Président, bien décidé à rester quelques temps au pouvoir.

Mais quelle est la priorité, finalement, pour les Égyptiens ? Eux qui ont attendu si longtemps la démocratie ne semblent plus pouvoir tenir, économiquement parlant.

Ont-ils conscience, aujourd’hui, qu’en ayant apporté leurs économies dans le projet du président, ils ont indirectement largement financé le retour de la dictature dans leur pays ?

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Sébastien Boussois

Politologue, Chercheur associé à l'Université de Québec à Montréal (Observatoire sur le moyen-Orient et l'Afrique du Nord) , Collaborateur scientifique de l'Institut d'Etudes Européennes (Université Libre de Bruxelles - Belgique) et du Centre Jacques Berque (Rabat - Maroc)

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