ÉTAT ISLAMIQUE – Quand l’Islam militant fait la nique à Messieurs Sykes et Picot

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Si « l’Islam postcolonial » s’est généralement en grande partie vidé de sa dimension politique (pourtant intrinsèquement prégnante dès la fondation de la nouvelle religion au VIIème siècle) et si, d’autre part, « l’Islam d’Europe », décliné sur un plan strictement religieux, s’est affadi à la tiédeur d’une foi manifestée au mieux le vendredi après-midi, un autre Islam, intensément militant, est soudainement ressuscité au Moyen-Orient. Un Islam qui vient subjuguer les divisions historiques d’une « nation arabe moderne » née dans l’imaginaire tiers-mondiste de la seconde moitié du XXème siècle et démystifiée par l’échec du panarabisme ; un Islam qui fait montre d’un mépris insolent pour les gouvernements et les États façonnés dans le creuset des Accords Sykes-Picot.

ETAT ISLAMIQUE - Juin 2015 - Pierre PICCININ da    PRATA'Cet Islam, c’est celui d’un certain « retour aux sources », salafiste, épuré des dérives exégétiques qui ont divisé l’Oumma, la « Communauté des Croyants », en écoles théologiques antagonistes, y compris des velléités wahhabites promues par la monarchie saoudienne depuis les années 1960 dans le seul but d’accroître son influence régionale en instrumentalisant aussi bien des groupes de moudjahidin fragmentés et isolés –Riyad n’ayant aucune intention de rétablir l’unité proclamée à l’époque du Prophète- que les différents médias, universités et organisations caritatives qu’elle finance à grand renfort de pétrodollars.

C’est cet Islam ressuscité qui fédère, dès lors, des communautés sunnites que près de quarante années de guerres successives ont laissées en perte de repères géopolitiques et sans leadership reconnaissable, et qui a pris le relais de mouvements qui, l’un, a échoué à restaurer l’unité politique et religieuse des « Croyants » (les Frères musulmans) et, l’autre, n’a jamais eu l’ambition d’atteindre un tel objectif et épuise depuis plus de trente ans ses moyens dans une lutte inégale et stérile (al-Qaeda).

L’État islamique, nouveau champion de l’Islam politique

Disciples du hanbalisme (l’école théologique la plus stricte, qui prône l’Islam des origines), les Frères musulmans, depuis la fondation de la confrérie en 1928, poursuivaient le dessein de recréer le Califat, de rassembler l’Oumma, sous une même religion, rigoriste, et dans un même État. Ils avaient ainsi planifié la (ré-)islamisation des peuples arabes, se ralliant les masses à cet effet, grâce à leurs puissants réseaux d’entraide sociale, et ce dans le but d’être ensuite portés au pouvoir par elles, et d’instaurer alors partout dans le Monde arabe des États islamiques, pour les fusionner enfin, abolissant les frontières et restaurant de facto le Califat originel.

Mais les défaites successives des Frères (dont les massacres de Hama, en Syrie, en 1982, et, plus récemment, le renversement de Mohammed Morsi par le coup d’État militaire, en Égypte, ou, moins spectaculaire, la semi-victoire/semi-défaite d’Ennahdha, en Tunisie, voire aussi le désaveu électoral subi par l’AKP en Turquie sont autant d’exemples) ont eut raison du mouvement, aujourd’hui essoufflé et décapité.

Quant à al-Qaeda, dont les objectifs sont, plus modestement, de débarrasser le Monde arabe de la domination par l’Occident et des potentats locaux qui en servent les intérêts, cette organisation n’a jamais réussi à imposer nulle part sa volonté.

Pour parvenir à ses fins, la refondation du Califat originel, « l’Islam ressuscité » qui prospère aujourd’hui a entrepris de réaliser son action politique par la mise en œuvre de son prolongement naturel : la guerre. Pour ce faire, il s’est dans un premier temps incarné dans une « organisation », politique et militaire, « l’État islamique en Irak et en Syrie », avant de quitter cette chrysalide sous une forme nouvelle, celle d’un État territorialement défini, « l’État islamique ».

Cette guerre, l’Islam dont il est question est en train de la gagner, pas après pas, en Syrie et en Irak, mais probablement en Libye aussi et ailleurs, car il a en grande partie remporté un pari qui était a priori improbable : réussir à fédérer les organisations et factions djihadistes à une échelle mondiale et bâtir une « Internationale des djihads ».

L’échiquier mondial du djihadisme s’est donc relativement simplifié et, quoi qu’encore un peu flou par endroits (l’attitude d’al-Qaeda, par rapport à l’État islamique, demeure incertaine), se révèle nettement plus lisible qu’auparavant.

« L’État islamique », un État… islamique

Sur cet échiquier, l’État islamique (EI) est certainement désormais la première puissance « djihadiste » au monde.

Aux origines de l’EI, on trouve deux hommes : le Saoudien Oussama Ben Landen, fondateur d’al-Qaeda (« la Base ») et le Jordanien Abou Moussab al-Zarkawi, fondateur de la Jamaat al-Tawheed wal-Djihad (« le Groupe pour l’Unité du Djihad », une dénomination prophétique) ; le premier veut chasser les Occidentaux des territoires arabes, le second veut effacer les frontières tracées par la colonisation et refonder une nation plus panislamiste que panarabe et dont la Charia constituerait le fondement sociopolitique. Tous les deux se croisent en Afghanistan, en 1989, où ils sont venus combattre les troupes de l’Union soviétique qui, quelques années auparavant, ont fait leur entrée dans le pays, à l’appel du parti communiste afghan, dont les milices se sont emparées de la capitale, Kaboul.

Cinq années plus tard, en 2004, Abou Moussab al-Zarkawi est en Irak ; il appuie la résistance irakienne qui s’oppose à l’occupation états-unienne qui a suivi le renversement de Saddam Hussein lors de la guerre de 2003. Al-Zarkawi intègre alors al-Qaeda et son organisation devient « al-Qaeda pour le djihad au pays des deux fleuves » (le Tigre et l’Euphrate ; la Mésopotamie, qui s’étend sur l’Irak et une partie de la Syrie), à l’époque trop simplement définie comme « al-Qaeda en Irak ».

Abou Moussab al-Zarkawi fera cependant les frais de la vaste campagne d’éradication d’al-Qaeda menée par les forces états-uniennes en Irak, avec la participation de tribus sunnites. Il est tué, en 2006, tandis que plusieurs de ses seconds ont déjà été capturés et emprisonnés ; c’est le cas d’un certain Ibrahim Awad Ibrahim Ali al-Badri –de son nom de guerre, à l’époque : Abou Du’a-, diplômé en théologie de l’université de Bagdad, arrêté en 2005, et qui deviendra Calife de l’État islamique…

La même année, les reliquats d’al-Qaeda en Irak se rassemblent. D’autres factions islamistes les rejoignent, et la plupart des chefs tribaux de la province sunnite d’al-Anbar leur apporte leur soutien. L’organisation prend le nom « d’État islamique en Irak », dans le but de se substituer au gouvernement chiite du premier ministre irakien Nouri al-Maliki que supporte Washington.

Le « Printemps arabe » et la révolution syrienne -qui tourne, dès l’été 2012, à une guerre civile dans laquelle s’engouffrent les islamistes de tous bords- permettent à l’État islamique d’Irak de recouvrer un terrain plus propice à son expansion. L’organisation se déplace dès lors à ar-Raqqa, en Syrie, et commence à fédérer autour d’elle plusieurs factions islamistes mineures pour former finalement l’État islamique en Irak et en Syrie (EIIS – DAESH, selon l’acronyme arabe – ISIS, selon l’acronyme anglais : Islamic State in Iraq and Syria – aussi dénommée État islamique en Irak et au Levant, EIIL, la Syrie étant aussi désignée sous le nom du « Levant », « as-Sham », en arabe).

En avril 2013, la politique fédératrice d’Abou Du’a, qui a pris la tête de l’organisation sous le nom d’Abou Bakr al-Baghdadi, a déjà fait de son organisation la plus puissante faction islamiste de Syrie, à laquelle ne fait plus concurrence que Jabhet al-Nosra (« le Front de la Victoire », reconnu et soutenu par Ayman al-Zawahiri, le successeur d’Oussama Ben Laden à la tête d’al-Qaeda, et dès lors souvent appelé, partiellement à tort, « branche syrienne d’al-Qaeda »), constitué d’anciens combattants islamistes syriens, qui avaient appuyé la résistance irakienne en 2003, encouragés, à l’époque, par le gouvernement de Bashar al-Assad, et qui s’étaient réveillés en 2012, dans la foulée de la révolution.

Cette concurrence se fera moins prégnante, lorsque l’EIIS réussira à capter dans sa sphère d’influence, puis à rallier plusieurs brigades de Jabhet al-Nosra, qui s’en trouvera dès lors affaibli, et ce même si la fusion entre l’EIIS et Jabhet al-Nosra n’a jamais été complète : premièrement, certaines brigades de Jabhet al-Nosra refusent de se réclamer même d’al-Qaeda et leurs combattants font preuve d’une attitude très modérée ; deuxièmement, seules les brigades les plus radicales ont rejoint l’EIIS ; et, troisièmement, le leader reconnu de Jabhet al-Nosra, Abou Mohammed al-Joulani, a refusé l’union des deux organisations, préférant demeurer fidèle au soutien que lui a accordé Ayman al-Zawahiri et diriger une organisation amputée désormais d’environ 50% de ses effectifs, plutôt que de faire allégeance au commandement de l’EIIS.

Les succès militaires de l’EIIS se multipliant (y compris, en Syrie, contre Jabhet al-Nosra et contre l’Armée syrienne libre, les forces démocratiques de la révolution, de plus en plus affaiblies par manque de soutien de l’Occident) et les territoires qu’il contrôle s’étendant de plus en plus, son leader estime le moment venu de proclamer la renaissance de l’État fondé quatorze siècles plus tôt par le Prophète de l’Islam et que les soubresauts de l’histoire avaient démantelé : le 29 juin 2014, Abou Bakr al-Baghdadi inaugure le mois de Ramadan en annonçant la refondation du Califat établi au VIIème siècle par le Prophète Mohammed et prend le titre de Calife, « Commandeur des Croyants » et successeur du Prophète.

Le dessein commencé dans les années 1980 par la Jamaat al-Tawheed wal-Djihad d’Abou Moussab al-Zarkawi est devenu réalité. Un État est né. L’État islamique.

L’État islamique, un État (presque) comme les autres…

Progressivement, ces territoires, majoritairement peuplés de tribus sunnites dont la plupart des populations rurales accueillent favorablement l’idée d’un renouveau du Califat, sont organisés en provinces, gérées par une administration simplifiée et dont l’autonomisation régionale assure l’efficacité, dans lesquelles sont nommés des magistrats, qui jugent en vertu des principes de la Charia, la loi coranique, et dirigées chacune par un exécutif, un gouverneur, qui dépend d’un gouvernement central.

Il n’est pas aisé de déterminer la composition exacte de ce gouvernement, présidé par le Calife Ibrahim (Abou Bakr al-Baghdadi).

Un ensemble de documents, découverts en janvier 2014 dans la région d’Alep, en Syrie, après la prise du village de Tal-Rifaat et d’un quartier général de l’EI par l’Armée syrienne libre (ALS), a certes permis de se faire une idée assez précise de ses structures et des personnalités qui le constituent ; ces documents étaient composés, pour l’essentiel, de notes manuscrites qui appartenaient à un ancien colonel des services secrets de l’armée de l’air irakienne, sous Saddam Hussein, Samir Abd Mohammed al-Khlifawi, devenu un des hauts leaders de l’EI sous le nom d’Haji Bakr, tué dans les combats. Toutefois, il ne s’agit là que d’un instantané de ce gouvernement, qui a certainement subi depuis lors de nombreux remaniements, du fait des vicissitudes de la guerre, du décès de plusieurs de ses membres et de l’expansion territoriale du Califat.

Les proches ministres seraient ainsi au nombre de sept ou huit, dont le plus important dans la hiérarchie de l’État, sorte de vizir (premier ministre), serait Abd al-Rahman Moustafa al-Qadouli (nom de guerre : Abou Alla al-Afari). Trois d’entre les premiers de ces ministres auraient été tués au cours des différentes campagnes militaires menées par l’EI et remplacés par d’autres figures dirigeantes ; le gouvernement irakien a ainsi évoqué la mort d’al-Afari lui-même, dans un bombardement, dans le nord-ouest du pays, mais sans jamais en apporter la preuve.

L’État islamique aurait en outre été structuré, à l’époque, en six wilayat (provinces) -du fait de son expansion, il en compterait aujourd’hui une petite quinzaine- placées chacune sous l’autorité d’un gouverneur, l’ensemble de ces gouverneurs étant chapeautés par Fadel Ahmad Abdullah al-Hiyali (nom de guerre : Abou Mouslim al-Turkmani), la troisième figure du régime en importance, dont la mort a aussi été annoncée, sans non plus que les preuves en aient été apportées. Ce dernier dépendrait directement du Calife.

Mais ces identifications demeurent très incertaines… Ainsi, selon les interprétations des documents découverts, al-Afari et al-Turkmani pourraient être une seule et même figure, un enseignant, professeur de physique, d’une cinquantaine d’années, originaire d’une famille turkmène de Tal-Afar, à l’ouest de Mossoul, qui avait rejoint al-Qaeda en Irak en 2004, proche collaborateur d’al-Zarkawi, puis émissaire d’al-Qaeda en Afghanistan, avant d’être arrêté en Syrie et libéré en 2012, probablement par le régime de Damas qui, à un moment, a joué les factions djihadistes contre l’ASL. Autre hypothèse, le premier aurait succédé au second au même poste de numéro 2 du régime et bras-droit du Calife pour la gestion des provinces, et leurs identités auraient été confondues…

La structure comprendrait en outre un Conseil militaire placé directement sous l’autorité du Calife et constitué de trois personnalités, qui coordonnent des effectifs chiffrés entre 10.000 et 100.000 combattant par les analystes (ce qui montre que, en cette matière également, l’opacité de l’État islamique -l’impossibilité pour des observateurs étrangers de parcourir son territoire- empêche d’en connaître la réalité) ; probablement les estimations les plus réalistes sont-elles celles qui font état d’une armée de 50.000 hommes, dont 15 à 20.000 combattants étrangers, originaires pour l’essentiel d’Europe (surtout de France, Grande-Bretagne, Allemagne et Belgique), de Tchétchénie et, en tout premier lieu, des pays arabes (Tunisie en tête, Jordanie, Arabie Saoudite, Maroc, Liban et Égypte principalement).

La presque totalité de la grosse vingtaine de dirigeants qui constituerait ainsi le haut de la hiérarchie des structures politiques et militaires de l’État islamique est issue de la résistance irakienne à l’invasion états-unienne de 2003. Tous ne sont cependant pas d’anciens membres d’al-Qaeda ou d’autres factions islamistes : on compte parmi eux d’anciens officiers sunnites de l’état-major du régime baathiste de Saddam Hussein (un régime idéologiquement socialiste et laïc) et dont la réalité des motivations religieuses est dès lors sujette à caution ; mais peut-être ont-ils connu une réelle radicalisation islamiste, au contact des djihadistes, durant les années de résistance à la présence occidentale en Irak.

L’État (islamique), dont la population est estimée, au printemps 2015, entre 10 et 13 millions de personnes, assure le bon fonctionnement des administrations, des institutions (écoles, hôpitaux…), des industries et ressources minières et pétrolières « nationalisées » par l’EI, du commerce, des douanes –en dépit de l’état de guerre, d’intenses échanges commerciaux se poursuivent entre l’État islamique, l’État turc et même l’État irakien-, de la poste, des banques, de la fiscalité, de la justice, la police, la distribution d’eau et d’électricité… Il assure la protection des minorités religieuses antéislamiques, tels Juifs et Chrétiens, avec le statut de dhimmi (« protégés »), contraints de payer la djiziya, un impôt spécial lié à leur condition (en revanche, les religions apparues postérieurement à l’Islam et le chiisme, considérées comme une hérésie, sont sévèrement combattues et leurs adeptes, persécutés ; il semble que, les concernant, l’EI ait aussi réintroduit la pratique de l’esclavage). L’État (islamique) a lancé une vaste campagne de vaccination contre la poliomyélite, a déclaré les ruines antiques de Palmyre «patrimoine archéologique protégé» (sans toutefois épargner, fidèle à sa logique hanbaliste, les sculptures représentant des divinités antérieures à l’Islam ou des figures humaines) et semble sur le point de généraliser sa propre monnaie, créée en avril 2015, une monnaie divisionnaire métallique, de cuivre, d’or et d’argent, basée sur la monnaie qui avait cours dans l’antique Califat et dont la valeur intrinsèque garantit la pérennité…

Cette expansion et la proclamation du Califat sous la forme d’un État qui apparaît de mieux en mieux organisé et de plus en plus viable, y compris sur le plan économique (l’EI est aujourd’hui en mesure de s’autofinancer et de subvenir par lui-même à tous ses besoins), ont emporté l’adhésion de nombreuses factions djihadistes à l’échelle internationale, lorsque le Calife a appelé tous les Musulmans du monde à rejoindre le combat du Califat. Parmi celles-ci, plusieurs mouvements d’envergure, tels Ansar Beit al-Maqdis (Égypte), qui a proclamé la création d’une province (wilayat) de l’État islamique dans le Sinaï, Jund al-Khalifa (Algérie), Ansar Dawlat al-Islamiya (Yémen) ou encore Boko Haram (Nigeria), qui combattent tous, désormais, sous l’étendard de l’État islamique. Le rhizome le plus actif et le plus spectaculaire de l’EI est sans aucun doute Majilis Choura Chabab al-Islam, en Libye, qui, profitant de l’effondrement de l’État libyen et du chaos généralisé qui règne dans le pays, s’y répand désormais à très grande vitesse et fait craindre la répétition, en Libye, d’un scénario à l’irakienne.

En quelques mois, l’EI s’est donc solidement implanté dans tout le Monde arabo-musulman, en Turquie, au Liban, en Jordanie, en Tunisie, à Gaza, en Arabie saoudite, au Pakistan, en Afghanistan, en Inde, au Mali, au Soudan, aux Philippines, en Indonésie, dans le Caucase… et jusqu’en Europe, partout où, au sein des communautés islamiques, agissent des factions armées islamistes ou bien sommeillent des cellules prêtes à agir ou bien encore est décidé à sacrifier sa vie tel ou tel individu radicalisé. Son premier objectif est bien défini : la restauration du Califat abbasside (VIIIème-XIIIème siècle) dans ses frontières de l’époque (de l’Espagne au Pakistan) et avec Bagdad pour capitale.

Cette puissance transnationale, qui ne tient pas compte des frontières et des États, mais se fonde sur l’Oumma, là où elle existe, se révèle ainsi en parfaite adéquation avec l’Islam politique et militant des origines… à visée universelle et totalitaire

Et al-Qaeda, dans tout ça ?

Le 16 septembre 2014, des porte-paroles d’al-Qaeda en Péninsule arabique (AQPA – dont le leader historique, Ayman al-Zawahiri, le successeur d’Oussama Ben Laden, après avoir sévèrement dénoncé l’EI et ordonné à Abou Bakr al-Baghdadi de dissoudre son organisation et de rentrer dans le rang, demeurait quant à lui silencieux) et ceux d’al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) apportaient, ensemble, leur soutien à l’État islamique contre les frappes états-uniennes qui avaient débuté en août, en Irak.

Ainsi, sans avoir à proprement parler fait allégeance au Calife Ibrahim et sans avoir intégré les forces armées de l’État islamique, al-Qaeda a finalement fait le choix de mettre fin à la guerre fratricide qui avait commencé –en Syrie notamment, où les deux groupes s’étaient durement affrontés à ar-Raqqa et Deir ez-Zor-, lui préférant une collaboration, au moins concernant les objectifs qui peuvent constituer un dénominateur commun aux deux organisations.

Peut-être, aussi, est-ce là le seul moyen, pour les dirigeants d’al-Qaeda, de sauvegarder ce qu’il leur reste encore d’effectifs, dont une bonne partie, en Irak, en Syrie, au Yémen, en Libye, en Algérie, en Tunisie… ont fait sécession pour rejoindre l’EI.

Les tensions restent vives, toutefois ; mais l’EI a déjà médiatiquement et militairement évincé les héritiers d’Oussama Ben Laden : pas sûr qu’al-Qaeda survivra, car l’EI, quant à lui, continuera d’exister sur le long terme.

Quelles perspectives, en effet, la révolution géographique qui s’opère en ce moment au cœur du Moyen-Orient laisse-t-elle entrevoir ? Peut-on déjà prophétiser la résolution de l’équation en trois États ? Un Sunnistan, le Kurdistan et, dans le sud de ce qui fut l’Irak, un petit Chiistan sous protectorat iranien ? Il est peu probable que, dans sa logique intrinsèque, l’État islamique accepte de « s’assagir » et de jouer le jeu des nations.

Les « Accords Sykes-Picot » peuvent aller… au Diable !

ETAT ISLAMIQUE - Juin 2015 - Pierre PICCININ da     PRATA''Londres, le 16 mai 1916 : le colonel Mark Sykes, représentant le gouvernement du Royaume-Uni, et le diplomate François Georges-Pikot, représentant le gouvernement de la République française, anticipant l’après-première guerre mondiale, s’accordent secrètement sur un plan de partage de la dépouille de l’Empire turc Ottoman, allié de l’Allemagne, un accord qui allait aboutir au Traité de Sèvres et à la partition de l’Arabie turque en zones d’influences et protectorats britanniques et français.

La répartition des zones est principalement fonction des connaissances que l’on avait à l’époque de la localisation des ressources en hydrocarbures ; et elle ne prend pas en compte les réalités ethniques : plusieurs tribus arabes se retrouvent divisées, et leur territoire traditionnel, coupé par des frontières artificielles.

L’accord « Sykes-Picot » trahit toutes les promesses faites aux Arabes qui, sous la conduite du Chérif Hussein Ben Ali de La Mecque, prince de la famille des Hachémites, avaient reçu l’assurance du gouvernement britannique que, si les tribus de la Péninsule arabique s’insurgeaient contre le pouvoir ottoman et assistaient ainsi les Alliés dans la guerre contre les Turcs, l’Arabie serait rendue indépendante, en un État unifié avec Damas pour capitale.

Dans cette perspective, l’état-major britannique avait dépêché auprès du Chérif Hussein un officié de liaison, Thomas Edward Lawrence, le célèbre Lawrence d’Arabie, chargé d’organiser la révolte arabe et de la coordonner avec les objectifs militaires anglais, lequel devint rapidement le symbole (occidental) de la lutte du peuple arabe pour son auto-détermination. Par la suite, les Britanniques soutiendront brièvement la famille al-Saoud, principale rivale des Hachémites, contre Hussein de La Mecque, lorsque ce dernier tentera de créer un État arabe par la force, se proclamant Calife, en 1924, après la déposition du dernier empereur ottoman, jusqu’alors détenteur du Califat.

Le 10 août 1920, le Traité de Sèvres, met définitivement fin aux espoirs arabes d’indépendance, parachevant ainsi les travaux de la Conférence de San Remo où l’on avait, quelques mois auparavant, statué sur le découpage des provinces arabes de l’Empire turc Ottoman et leur répartition entre les puissances européennes, avec la bénédiction de la toute nouvelle Société des Nations : la France reçoit la « Grande Syrie », dont elle détachera plus tard le Liban, en 1926 ; le Royaume-Uni met la main sur l’Irak, qui recevra son indépendance en 1932 (mais demeurera dans les faits sous influence britannique) et la Palestine, qu’il scindera en 1923 pour créer l’Émirat hachémite de Transjordanie, placé sous tutelle britannique jusqu’à son indépendance, en 1946. Quant à la Palestine cisjordanienne, son histoire se compliquera davantage encore à partir de 1948…

« J’ai créé la Jordanie avec un crayon, un après-midi, au Caire… », aurait déclaré Winston Churchill, secrétaire d’État aux Colonies en 1921.

Ce sont ces frontières, tracées au crayon, que l’EIIS a envoyées au Diable, déniant toute forme de légitimité à l’ordre international et à l’Organisation des Nations unies (ONU), fondés sur les principes européens du droit westphalien et considérés par les partisans du Califat mondial comme l’émanation d’un arbitraire occidental impie et mécréant imposé jadis par le mensonge et la force ; et aucune force, aujourd’hui, n’est plus en mesure de contester militairement ces territoires à l’EI et de les lui reprendre. Il apparaît donc qu’aucun retour en arrière n’est sérieusement envisageable.

C’est ainsi que les chefs d’État d’Occident et d’ailleurs et le Conseil de sécurité de l’ONU ont beau crier « l’illégalité » de « l’État islamique » ; ce dernier, sans se soucier de ces braillements, (re-)crée son propre droit international, sa propre conception de la géopolitique mondiale, mais opère aussi une profonde révolution philosophique qui rejette la démocratie et les Droits de l’Homme, le tout fondé sur le seul concept du djihad ordonné par le Prophète pour la propagation universelle de l’Islam.

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Pierre Piccinin da Prata

Historian and Political Scientist - MOC's Founder - Editorial Team Advisor / Fondateur du CMO - Conseiller du Comité de Rédaction

5 Comments

  1. L’État islamique, c’est aussi la montée de l’irrationalité, le détachement par rapport aux fondamentaux “comptables” de la guerre, c’est-à-dire le nombre d’hommes réellement mobilisables et les ressources dont il dispose sur le terrain. La croyance en une mission prophétique, la certitude d’être les tenants de qualités morales et physiques supérieures, ce qui justifie tous les outrages à l’encontre des “populations vaincues” et exacerbent le ressentiment à son encontre, sont autant de caractéristiques de cette absence totale de prise en compte du “balance of power”. L’illusion nourrie par un nationalisme exacerbé ou la folie religieuse, cet état second du trip de surpuissance ne durent qu’un temps avant un retour brutal à la réalité. Or, un précédent existe : l’Allemagne nazie et le Japon impérial qui ont tous deux procédé de la même logique, mais à un degré bien plus élevé. On en connaît aujourd’hui les conséquences, les vainqueurs et les perdants…
    Il n’y a que trois conditions pour qu’une entité soit considérée comme un État : un territoire, l’existence d’une population sur ce territoire et le contrôle effectif par une forme de pouvoir sur l’ensemble de ce territoire et de cette population. Ce n’est pas très difficile d’être un État en réalité. L’autorité (ou les autorités) palestinienne est implicitement un État depuis des dizaines d’années. Mais il y a une sérieuse différence entre être un État de fait et exister comme État dans le “concert des nations”. C’est essentiellement la seconde solution qui importe si l’on veut perdurer sur le long terme, le siège à l’ONU étant la consécration suprême. On l’a assez vu avec le ballet diplomatique sur la reconnaissance de la Palestine. C’est en outre une contradiction majeure de souligner le caractère étatique d’une entité et de simultanément insister sur le fait que cette dernière nie l’ordre occidentalo-centré du monde, à savoir la conception westphalienne, à savoir la dalle de fondation sur laquelle repose la définition de … l’État.
    Or, cet État n’est pas viable une seule seconde, chaque frontière correspond pour ainsi dire à un ennemi farouche et déterminé. Il y a d’abord les Kurdes de Turquie qui voient enfin dans l’État islamique l’opportunité d’avoir un adversaire vincible – contrairement à l’État turc, deuxième armée de l’OTAN – pour donner corps à une sémantique vieille qui glorifie la résistance à l’oppression depuis plusieurs dizaines d’années et qui peut s’appuyer sur ses militants nombreux en Turquie. Leur détermination a été visible à Kobanê que tout le monde donnait pour perdue.
    Les Kurdes d’Irak ensuite voient finalement l’occasion de mettre la main sur le doublet de Kirkouk et, bientôt, Mossoul riches en ressources, uniques régions que les Turcs n’avaient pas pu emporter à Lausanne et que les Britanniques s’étaient réservées en chasse gardée au détriment de l’apparition d’un État kurde.
    L’Iran et les Chiites d’Irak mèneront assurément une guerre sans merci contre l’avatar de l’expression religieuse la plus aboutie de leur négation. Les Chiites de Bagdad, en particulier, subissent depuis des années la folie meurtrière de l’extrémisme sunnite et ont accumulé un ressentiment extraordinaire à son égard. Cela, de l’avis unanime, n’augure d’ailleurs rien de bon pour les tribus sunnites d’Irak amenée à tomber sous le contrôle des milices chiites.
    Ce qui reste de la Syrie assadienne lutte pour sa survie, en s’appuyant pour cela sur l’énergie du désespoir que mettent principalement Alaouites et Chrétiens, promis au génocide si la côte ou Damas devaient tomber ou le régime imploser. Par ailleurs, cela commence à sentir sérieusement le roussi pour le régime qui, désormais, ne survit que grâce à l’aide russe et iranienne. Ses atouts économiques se réduisent aussi comme peau de chagrin, ce qui ne va pas sans inquiéter ses deux créanciers. Ironie de l’histoire, un pays qui jadis occupa le Liban est en passe de devenir plus petit que lui en territoires effectivement administrés. Sans transition à la tête du pays, seul élément capable d’amener à des pourparlers, le pire est peut-être à venir.
    Les États occidentaux, essentiellement les États-unis, ne laisseront également pas croître une zone capable de produire du terrorisme chez eux et sur des régions aussi sensibles en termes de ressources pétrolières. En dehors de bombardement ponctuels, on ne peut pas dire que ces derniers aient été particulièrement impliqués sur le terrain, ce qui contraste avec l’Afghanistan ou le Sahel. Mais au-delà, d’un certain point…
    L’État islamique a même réussi à s’attirer les foudres d’un autre État à très large majorité sunnite, à savoir le Royaume Hachémite de Jordanie avec qui il est en guerre ouverte.
    Enfin, il existe un second « cordon de sécurité » hétéroclite : Israël, Arabie saoudite et ses rivaux d’Al-Qaeda à l’ouest qui n’ont tous aucun intérêt à le voir proliférer trop près de ou carrément chez eux. La Turquie joue la neutralité active mais ce serait une question totalement différente si l’État islamique venait à apporter le conflit à l’intérieur de ses frontières, ce qu’il ne fera de toutes façons pas.
    Non, ce qui est intéressant, c’est plutôt de chercher à savoir à qui reviendront ces territoires qui autrefois étaient la Syrie et l’Irak, certes actuellement aux mains des hordes mais intrinsèquement terra nullius pour les protagonistes qui potentiellement tireront leur épingle du jeu.

  2. lucien putz on

    A lire cet article qui occulte la terreur, les décapitations et autres faits sanglants ou discriminatoires qui provoquent l’exode des populations, l’enrôlement des jeunes en quête d’idéal pour en faire des kamikazes, à lire cet article donc, on dirait qu’on a affaire à un État “normal”, d’ailleurs on y parle d’un État “presque comme les autres”, qui a sa monnaie, vaccine les enfants etc. Mais quand un groupe d’individus qui se trouve être (par quel miracle, complicité, impuissance ou essoufflement des autres puissances?), au pouvoir et aux commandes d’une immense région (qui sétend jusque dans certains quartiers de Bruxelles et d’ailleurs…), se met à parler de pureté, de retour aux sources, d’authenticité (alors que la richesse même de la vie et des sociétés humaines est faite de nuances, de diversité) libre à eux de le penser en tant qu’individus, mais s’ils s’arrogent le droit d’imposer par la terreur leur vision de l’Islam aux autres… ce n’est plus un État, mais une simple dictature, religieuse de surcroît, ce qui est pire puisque elle s’immisce davantage dans la sphère privée, et la chrétienté a connu aussi ce genre de dictature – L’article semble objectif, il décrit des faits, mais alors il faut les décrire tous, sinon il est suspect de complaisance.
    J’ai le tort de placer au-dessus de tout le respect de l’autre, je respecte toutes les religions, mais la religion relève de la sphère privée, et si je devais choisir une religion, je choisirais par exemple, dans l’Islam, le soufisme, ou ailleurs le bouddhisme, mais celui-ci n’est pas une religion, plutôt une philosophie). Tolérance, beauté, élévation, création…

    • Pierre Piccinin da Prata on

      Le sujet de l’article concerne les Accords Sykes-Picot, d’une part, et, d’autre part, la confrontation idéologique et politique d’un Occident généralement démocratique et droits-de-l’hommiste et d’un Islam salafiste qui ne répond ni à ces valeurs (qui ne sont donc pas “universelles”), ni à l’organisation onusienne imposée à la planète par les vainqueurs de la seconde guerre mondiale. L’article a aussi pour objectif de montrer qu’il est désormais impossible de dénier à l’État islamique le statut “d’État”, de facto à tout le moins; non pas dans une conception westphalienne, mais dans le cadre de la vision du Califat originel qui, s’il y a beaucoup à dire concernant la notion de “frontières”, intègre cependant celle de “territoire”. Il est cela dit évident que, d’un point de vue démocratique et humaniste, les exactions commises par l’EI ne se justifient pas, pas plus que ne saurait être justifié quelque crime de guerre ce que soit, quel que soit le gouvernement qui en serait responsable. Le Courrier du Maghreb et de l’Orient a d’ailleurs publié, précédemment, un large reportage sur les crimes de l’EI.

  3. Pingback: ÉTAT ISLAMIQUE – Quand l’Isl...

  4. regarder la notice wikipédia concernant la personne ci dessus, vous comprendrez mieux le ton abject de son article sur l’état islamique. C’est un européen sur les épaules duquel pèsent le poids de la colonisation réalisée par ses ancêtres entre autre…

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