ISLAM – Rien ne va plus dans la planète djihadiste

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Le Monde musulman fait désormais face à l’épreuve d’un aggiornamento politique. Une guerre fratricide se déroule au sein de la planète djihadiste, à coups d’anathèmes, de conflit de légitimité et de procès en incompétence, à l’arrière plan d’une offensive majeure de l’Empire atlantiste visant à éradiquer leurs anciens sous traitants dans la sphère arabo-musulmane à l’époque de la guerre froide américano-soviétique.

Ce conflit meurtrier met en scène les principaux protagonistes de l’Islam sous-tendant un enjeu de taille : le primat absolu sur la « Muslim Green Belt », la ceinture verte musulmane, autrement dit le leadership sur l’ensemble musulman, une communauté humaine cimentée, malgré sa diversité, par une langue commune de prière (l’arabe), une continuité territoriale rarissime, à l’articulation des grandes voies de navigation transocéanique, à proximité des grands gisements énergétiques de la planète. Une religion de dimension planétaire  avec près de 1,5 milliards de croyants, dont le déploiement est de portée stratégique.

S’étendant sur cinq continents, groupant 55 pays membres de l’Organisation de la Coopération Islamique (OCI), le Monde musulman se situe à l’intersection du Monde européen et du Monde indien. Renfermant les 2/3 des ressources énergétiques mondiales, il contrôle quatre des principales voies de navigation transocéaniques (le Détroit de Gibraltar, le Canal de Suez, le Détroit d’Ormuz, avec en prime le Détroit des Dardanelles).

Tous les grands protagonistes de l’Islam sont présents sur le grand échiquier

La Confrérie des Frères musulmans – Le plus ancien parti transnational arabe à fondement religieux et matrice de toutes les déclinaisons dégénératives du djihadisme takfiriste est traversé de courants centrifuges.

Sa branche tunisienne, sous la direction de Rached Ghannouchi, a annoncé avoir amorcé une démarche visant à un aggiornamento de l’Islam politique, à tout le moins sur le théâtre tunisien, alors que sa branche yéménite « Al-Islah » cherche à se démarquer de l’organisation mère pour rompre son isolement dans la Péninsule arabique en tentant un rapprochement avec les Émirats Arabes Unis, contre lesquels la centrale confrérique avait fomenté un coup d’état.

Al-Qaida – Le premier groupement djihadiste de dimension planétaire, fer de lance du combat antisoviétique en Afghanistan (1980-1990), greffon des Frères musulmans, dont l’ossature militaire s’est d’ailleurs articulée autour de la structure militaire clandestine des de la confrérie de Syrie, At-Taliha Al-Mouqatila (l’avant-garde combattante).

Sous l’effet des raids conjugués des Russes et des Occidentaux, Al-Qaida pourrait redevenir la principale force djihadiste en Syrie, au détriment de Daech, désormais en grande difficulté sur le terrain.

Daech (l’État islamique – EI) – Concurrent d’Al-Qaida, dont il en est issu, l’EI est le premier groupement djihadiste à avoir porté le combat en Syrie et en Irak, dans les deux pays, sièges des deux premiers empires de la conquête arabe, celui des Ommeyyades (Damas) et celui des Abbassides (Irak), et non à sa périphérie (Afghanistan, Caucase, Kosovo).

De surcroît, l’auto-proclamation d’Abou Bakr Al-Baghdadi en tant que Calife de l’Islam, sous le nom du Calife Ibrahim, a provoqué un bouleversement symbolique dans la hiérarchie sunnite. Sur le plan rituel, cette posture a hissé le Calife Ibrahim au rang de supérieur hiérarchique du roi d’Arabie, le gardien des lieux saints de l’Islam (La Mecque et Médine), d’Ayman Al-Zawahiri, ancien mentor d’Al-Baghdadi et successeur d’Oussama Ben Laden à la tête d’Al-Qaida, et du  président de la Confédération mondiale des oulémas sunnites, Youssef Al-Qaradawi.

Si les précédents califats ont eu pour siège des métropoles d’empire, à savoir Damas (Ommeyyades), Bagdad (Abbassides), Le Caire (chiite-Fatimides) et Constantinople (Ottomans), le dernier venu a planté son drapeau dans une zone quasi désertique, à proximité toutefois des gisements pétroliers, générateurs de royalties, le nerf de la guerre, au point de jonction de la Syrie et de l’Irak.

De même sur le chemin du djihad, des Émirats islamiques ont été institués à Kandahar (Afghanistan), à Falloujah (Irak) et au Sahel.

Mais aucun n’a jamais songé à planter sa capitale à Jérusalem. Quelle est loin la Palestine, des préoccupations de ces joyeux guerriers.

Le Hamas – Unique mouvement de libération nationale de sensibilité sunnite dans le Monde arabe encore opérationnel, le Hamas se distinguera lors de la séquence du « Printemps arabe » par un virage stratégiquement désastreux pour son combat.

Cette branche palestinienne des Frères musulmans a sacrifié ses frères d’armes (l’Iran, la Syrie et le Hezbollah) au profit d’une alliance avec les ennemis les plus résolus des aspirations nationales du Monde arabe, particulièrement des Palestiniens : la Turquie, unique pays sunnite membre de l’OTAN et partenaire stratégique d’Israël, fossoyeur de la question palestinienne, et le Qatar, marche pied des États-Unis au Moyen-Orient et son ravitailleur énergétique.

L’Arabie saoudite – L’incubateur et bailleur de fonds de tous les groupements djihadistes à travers la planète, objet d’une vénération des « grandes démocraties occidentales » en crise économie systémique, mais néanmoins ostracisé par un collège d’oulémas sunnites à Grozny en septembre 2016.

Revue de détails où rien ni personne n’est épargné dans ce règlement de compte sur fond d’une traque des grandes puissances ayant abouti à l’élimination de plus de dix figures de proue de la nébuleuse islamiste : Zohrane Allouche, chef de Jaych Al-Islam, tué dans un raid de l’aviation syrienne le 25 décembre 2015 ; Hassan Abboud (Abou Abdallah Al-Hamaoui), fondateur d’Ahrar Al-Cham (les Hommes libres du Levant – Syrie), dont le mouvement a été décapité avec l’élimination de quarante de ses dirigeants lors d’un ténébreux attentat à l’automne 2014 ; Omar Al-Shishani, le responsable militaire de Daech sur le front d’Alep ; Abou Mohammed Al-Adnani, sans doute le haut responsable le plus visible au sein de l’État islamique…

Sur le plan proprement syrien, une guerre fratricide est engagée dans le périmètre Idlib-Raqqa, à la frontière syro irakienne, entre Jabhat An-Nosra et Ahrar Al-Cham, dans le prolongement du rapprochement de la Turquie avec la Russie à la faveur de la conférence inter-syrienne d’Astana (janvier 2017). Ahrar Al-Cham, de tendance confrérique et parrainé par Ankara, vise à réduire la branche syrienne d’Al-Qaida au profit des partisans de la Turquie ; et à s’assurer l’exclusivité de la représentation des forces djihadistes « modérées » en Syrie.

La conférence de Grozny, un tomahawk dévastateur sur le wahhabisme

La conférence des oulémas sunnites de Grozny s’est tenue du 3 au 5 septembre 2016.

À tout seigneur tout honneur, l’Arabie saoudite, l’un des grands financiers de la planète, le pays qui abrite les lieux saints de l’Islam, dont il s’est érigé en gardien pour s’en servir comme tremplin dynastique, est en butte à de vives critiques dans son propre camp, quasiment mis à l’index, alors qu’il est engagé dans un redoutable conflit de puissance avec son rival chiite iranien.

Symbole de l’exacerbation croissante que suscite le bellicisme omnidirectionnel du wahhabisme saoudien de même que sa rigidité dogmatique, la secte wahhabite salafiste a été purement et simplement exclue de la famille sunnite lors du congrès de Grozny (Tchétchénie). Une décision qui donne la mesure du degré de virulence du conflit pour le leadership du Monde musulman.

Fait sans précédent, cette décision aux effets dévastateurs d’un tomahawk sur le plan théologique et diplomatique sur le primat saoudien dans la sphère musulmane a été prise lors d’un congrès qui a rassemblé près de 200 dignitaires religieux, oulémas et penseurs islamiques d’Égypte, de Syrie, de Jordanie, d’Algérie, du Maroc, du Yémen, du Soudan et d’Europe.

Bravant les foudres saoudiennes, la conférence de Grozny a non seulement exclu le wahhabisme salafiste de la définition du sunnisme, voire du cadre de la communauté sunnite, mais elle a en outre clairement condamné les institutions religieuses saoudiennes, en particulier l’Université islamique de Médine.

Face à la montée en puissance d’un terrorisme de nature takfiriste [ndlr : le takfirisme est une doctrine extrémiste de l’Islam qui considère comme apostats et donc excommunie les Musulmans qui ne partagent pas son interprétation du Coran] wahhabite qui prétend représenter l’Islam, le congrès se proposait de « définir l’identité des gens du sunnisme et de la communauté sunnite ». Inauguré par le Cheikh d’Al-Azhar, Ahmed al-Tayeb, le congrès a été marqué par une forte participation égyptienne (le Grand Mufti d’Égypte, Cheikh Chawki Allam, le conseiller du président égyptien et l’ancien grand Mufti d’Égypte, Cheikh Ali Jomaa), ainsi que par la présence du  grand Mufti de Damas, Cheikh Abdel Fattah al-Bezm, du prédicateur yéménite Ali al-Jiffri et du penseur islamique Adnan Ibrahim.

Dans le communiqué, les participants ont convenus que « les gens du sunnisme et ceux qui appartiennent à la communauté sunnite sont les Asharites et les Maturidites, au niveau de la doctrine ; les quatre écoles de jurisprudence sunnite (Chaféite, Hanbalite, Hannafite et Malekite), au niveau de la pratique ; et les soufis, au niveau de la gnose, de la morale et de l’éthique ».

Consciente des risques qui planent sur son leadership spirituel et partant diplomatique, l’Arabie saoudite a privé de sermon le Mufti du Royaume Cheikh Abdel Aziz, lors des cérémonies précédant le pèlerinage annuel de la Mecque, dans une démarche destinée à calmer le jeu.

Cette sanction, sans précédent contre un haut dignitaire d’une telle importance dans l’organigramme saoudien, est intervenue dans la foulée de sa déclaration au journal Mecca frappant d’apostasie l’Iran et l’ensemble des chiites sur la planète.

Le cheikh Abdel Aziz, un descendant direct de la famille du prédicateur Mohammad Abdel Wahab, fondateur du wahhabisme, l’allié théologique de la dynastie Al-Saoud, le ciment idéologique de la monarchie, présidait depuis 35 ans les cérémonies.

Le sermon rituellement prononcé le jour de l’ascension du Mont Arafat, la veille du pèlerinage, a été confié au Mufti de La Mecque Abdel Rahman Al-Sadissi.

L’épée de Damoclès de la « loi JASTA » (Justice Against Sponsors of Terrorism Act)

Hasard ou préméditation, l’éviction du gardien du dogme wahhabite est intervenue le jour même où le congrès américain autorisait les poursuites contre le royaume saoudien de la part des familles des victimes des attentats du 11 septembre 2001. Elle pourrait signifier, dans l’ordre subliminal des relations hermétiques saoudo-américaines, la fin de l’immunité pour les tenants du dogme rigoriste qui régit la planète djihadiste gravitant dans la sphère saoudienne.

Tuile supplémentaire, la loi JASTA a été adoptée le 9 septembre 2016 alors que Riyad est enlisé dans un conflit sans fin au Yémen. En autorisant les Américains à poursuivre le royaume saoudien en dédommagement des dégâts subis par les pirates de l’air, les États-Unis ont suspendu une épée de Damoclès au-dessus de la dynastie wahhabite.

Quinze des 19 auteurs des attentats du 11 septembre à New York et Washington étaient saoudiens. L’attaque a été commanditée par Al-Qaïda et aucune enquête américaine n’a jusqu’à présent conclu à un soutien des autorités saoudiennes. Les raids contre les symboles de l’hyperpuissance américaine avaient fait 3.000 morts.

La mairie de New York réclame à elle seule un dédommagement de 95 milliards de dollars en compensation de la destruction des tours du World Trade Center, des destructions annexes et des pertes humaines des services publics (pompiers, policiers).  Au total, le préjudice américain est estimé à près de trois trillions de dollars (trois mille milliards de dollars).

Pour s’épargner les foudres américaines et écarter les soupçons sur son possible rôle de parrain financier du terrorisme islamiste, l’Arabie saoudite et le Qatar avaient obtenu de Jabhat An-Nosra, la filiale syrienne d’Al-Qaida, qu’elle renoncer à sa franchise et se dote d’un nouveau nom. Ce ravalement cosmétique n’a pas convaincu les chefs d’orchestre de la guerre en Syrie ; et Abou Omar Saraqeb, chef militaire de Fatah Al-Sham, la nouvelle mouture de Jabhat An-Nosra, et son adjoint Abou Mouslam Al-Chami, furent tués dans leur QG le 9 septembre, jour de l’adoption de la loi JASTA par le congrès américain, alors qu’ils préparaient un plan de reconquête d’Alep. Ce jeu de bonneteau n’a apparemment pas suffi à leur attirer la clémence ni des États-Unis ni de la Russie.

L’Europe, lieu de passage ou lieu d’enracinement ? 

Issam Al-Attar versus Saïd Ramadan : la controverse à propos de la tentative d’aggiornamento de l’Islam politique…

La querelle est ancienne et opposait dans la décennie 1970 deux dirigeants de la confrérie des Frères Musulmans, le syrien Issam Al-Attar, en exil à Aix-la-Chapelle (Allemagne) et l’égyptien Saïd Ramadan, basé à Munich où il participait alors au programme de sédition des contingents musulmans de l’armée soviétique, via les radios américaines d’Europe centrale.

Issam Al-Attar, frère de Najah Al-Attar, actuelle vice-présidente de la République arabe syrienne, estimait que l’Europe était une destination d’émigration temporaire, un lieu de passage transitoire, et qu’il importait aux musulmans d’Europe de se conformer aux lois de l’hospitalité des pays d’accueil, et de tirer le meilleur profit des expériences européennes dans les divers domaines de l’activité intellectuelle, économique, scientifique et d’en faire bénéficier au retour leur pays d’origine.

Saïd Ramadan, estimait, lui, au contraire, que l’Europe était un lieu d’ancrage durable de la population immigrée de confession musulmane et qu’il convenait de modifier en conséquence leur environnement socioculturel de manière à l’adapter à une présence durable des travailleurs immigrés musulmans sur le territoire de leur ancien colonisateur.

Agitateur professionnel pour le compte de ses mécènes, Saïd Ramadan a triomphé de cette querelle non pas tant par la pertinence de ses arguties, mais par la puissance financière et le soutien occulte des services occidentaux qui le propulsaient à la direction de l’Islam européen, afin de faire barrage à l’insertion des travailleurs immigrés musulmans dans les luttes revendicatives sociales dans le cadre des syndicats ou des partis perçus par les stratèges atlantistes comme « compagnons de route » de l’Union soviétique.

La thèse de Saïd Ramadan a triomphé car elle répondait aux objectifs  stratégiques de l’OTAN et non parce qu’elle était conforme aux intérêts à long terme du Monde arabe, de son redressement et de la promotion de l’Islam.

Sous l’aile protectrice américaine, avec le consentement des pays européens, l’Arabie saoudite a ainsi déployé la plus grande ONG caritative de la planète à des fins prosélytes, à la conquête de nouvelles terres de mission dans la double décennie 1960-1980, particulièrement l’Europe, à la faveur du boom pétrolier et de la guerre d’Afghanistan.

Pour une poignée de dollars, l’Europe deviendra la principale plate-forme de l’empire médiatique saoudien, le principal refuge des dirigeants islamistes, réussissant le tour de force d’abriter davantage de dirigeants islamistes que l’ensemble des pays arabes réunis.

Une soixantaine de dirigeants islamistes, dont Ayman Al-Zawahiri, le successeur d’Oussama Ben Laden à la tête d’Al-Qaida, résidaient alors en Europe occidentale, depuis la guerre antisoviétique d’Afghanistan dans la décennie 1980, où les djihadistes étaient gratifiées du titre de « combattants de la liberté » par le fourbe du Panshir, Bernard Henry Lévy, l’interlocuteur virtuel du Lion du Panshir,  le commandant Massoud Shah.

Le royaume saoudien a ainsi dépensé 87 milliards de dollars au cours des deux dernières décennies pour financer le prosélytisme religieux selon le schéma wahhabite.

Pour un coût de 5 million de dollars de l’époque, la dynastie wahhabite a édifié des centres religieux en Europe, à Melilla (Espagne), Lisbonne, Rome, Londres, Vienne, Genève ainsi que Mantes-la-Jolie, en région parisienne (cfr. Middle East Monitor, décembre 2015).

En la matière, les Occidentaux ont joué la carte du « communautarisme », au détriment de l’intégration, un choix dont ils pâtissent de nos jours.

Les Frères musulmans, fer de lance du renouveau arabe ou instrument de la contre-révolution arabe ?

La confrérie des Frères musulmans, la matrice de la totalité des groupements djihadistes takfiristes, ploie sous un feu de critiques de la part de ses plus proches alliés, au point que se pose la question de savoir si le doyen des partis transislamiques, qui se voulait le fer de lance de la renaissance du Monde arabe et musulman n’aura été, face à un bilan aussi piteux, que son fossoyeur ; l’instrument de la contre-révolution arabe, et partant de la régression du Monde arabe et de sa capitulation face  à l’imperium américano-israélien.

La  diatribe d’Ayman Al-Zawahiri contre les Frères musulmans et son fondateur Hassan Al-Banna a de quoi surprendre…

Prenant acte par anticipation de l’ère post-Daech, Ayman Al-Zawahiri a adressé de vives critiques à ses anciens frères d’armes, les Frères musulmans et le Calife Ibrahim, se positionnant comme la référence suprême du djihad, dans la perspective d’une perte du sanctuaire de Daech à Mossoul, dans le nord de l’Irak, sous les coups de butoir conjugués des Russes et des Occidentaux, et d’un rétablissement inhérent de sa primauté militaire parmi les groupements djihadistes.

Ayman Al-Zawahiri, dont le mouvement bénéficie d’un meilleur déploiement que celui de Daech dans la Péninsule Arabique (AQPA – Yémen), au Maghreb et dans la zone sahélo saharienne avec AQMI, de même qu’au sein de l’Islam asiatique (Ouïghours de Chine, Tchétchènes du Caucase et les Musulmans du Dagestan et de l’Ouzbekistan), se considère comme porteur d’un djihad prometteur en ce qu’il vise les deux grands géants des BRICS, à savoir la Chine et la Russie.

En conséquence, il a dirigé ses foudres aussi bien contre les Frères musulmans, ses compagnons de combat en Afghanistan, en Bosnie et au Caucase, que contre le fondateur de la confrérie, Hassan Al-Banna, leur imputant la responsabilité de l’échec de la révolution en Égypte.

Dans une vidéo diffusée le 11 août 2016, à l’occasion du troisième anniversaire de l’assaut des forces égyptiennes contre le QG des Frères musulmans au Caire (Place Rabia Al-Adaouia, du 14 au 16 août 2013), Ayman Al-Zawahiri a accusé Hassan Al-Banna d’avoir commis de « lourdes fautes sur la base de notions dévoyées ayant abouti à des résultats catastrophiques ».

« Hassan Al Banna a fait allégeance au roi Farouk, le qualifiant de protecteur du Livre Saint. La confrérie a persévéré dans le mensonge avec le roi Farouk jusqu’à sa mort, puis elle s’est alliée avec les militaires, les présidents successifs de l’Égypte, Nasser, Sadate et Moubarak, avant de se dresser contre ce dernier pour s’allier avec Mohammad Al-Baradei, l’émissaire de l’assistance américaine. Les Frères musulmans se sont imaginés avoir atteint leurs objectifs avec l’arrivée au pouvoir de Mohammad Morsi, alors qu’il n’était qu’un dirigeant laïc d’un État laïc et qu’il n’existait aucune différence entre Moubarak et Morsi, sauf que ce dernier s’est révélé plus respectueux de la démocratie. Depuis la chute de Moubarak jusqu’à l’arrestation de Morsi, les Frères musulmans n’ont entrepris aucune action visant à éradiquer l’état de corruption de l’Égypte », a-t-il conclu.

Les critiques d’Ayman Al-Zawahiri contre le Calife Ibrahim

Ciblant Daech à son tout, le chef d’Al-Qaida a multiplié les critiques d’une rare sévérité.

Il a accusé le 5 janvier 2017, deux semaines après la chute d’Alep, le Calife Ibrahim d’avoir « désobéi à ses ordres » en s’attaquant aux civils chiites irakiens, plutôt que de les épargner et de concentrer ses attaques contre l’armée, les forces de sécurité et la police irakiennes.  Il a en outre accusé la franchise syrienne de son propre mouvement, Jabhat An-Nosra, d’avoir cherché à « complaire » aux Américains en modifiant son appellation pour échapper à la qualification d’organisation terroriste.

Dans une démarche destinée à reprendre l’initiative au sein de la nébuleuse djihadiste, à la faveur des revers militaires de son ancien lieutenant (le Calife Ibrahim), le chef d’Al-Qaida a estimé que « les sunnites d’Irak ne devaient pas capituler devant l’armée chiite, mais se réorganiser et se convertir à la guerre de guérilla pour mener une guerre de libération de longue durée afin de vaincre l’occupant chiite et les Croisés, comme ils l’avaient fait auparavant », invitant « les héros de l’Islam, les Moudjahidine de Syrie, à venir en aide à leurs frères d’Irak, estimant qu’ils menaient le même combat du fait que la Syrie est le prolongement de l’Irak et l’Irak la profondeur stratégique de la Syrie ».

Ayman Al-Zawahiri a enfin accusé Abou Bakr Al-Baghdadi d’avoir « donné prétexte à l’Iran de massacrer les sunnites d’Irak » : « Abou Bakr Al-Baghdadi est responsable de l’effusion du sang en Irak », en ce que le chef de Daech a « donné prétexte à l’Iran safavite et au gouvernement qui est affilié en Irak d’anéantir les sunnites de ce pays », a t-il déclaré dans un enregistrement diffusé par le site Al-Sahab et répercuté par Flashpoint, la plate-forme spécialisée dans la surveillance des sites djihadistes.

Quatre mois plus tard, le 16 décembre 2016, jour de la chute d’Alep-est aux mains des forces gouvernementales syriennes, la branche yéménite d’Al-Qaida, Ansar Al-Charia» (les partisans de la charia), qualifiait l’État Islamique de « déviationniste », l’accusant d’avoir commandité un attentat suicide contre la base militaire d’Aden faisant 48 morts et 29 blessés, dont bon nombre de membres de la tribu Bakzam. L’attentat visait à « semer la zizanie entre les tribus yéménites et les djihadistes », accusait le communiqué.

La mise en garde de Laith Shubailat (Frères musulmans de Jordanie)

Devant un bilan aussi calamiteux, des dirigeants islamistes de Jordanie et de Palestine, particulièrement du Hamas, ont confessé les erreurs d’appréciation de leur mouvement, réclamant une remise à jour de son programme et du  comportement de ses dirigeants.

Le premier à avoir tiré la sonnette d’alarme au sein de la confrérie fut Laith Shubailat, parlementaire jordanien.  Cette figure éminente des Frères musulmans de Jordanie a mis en garde ses compagnons égyptiens « contre toute tentation de suivre l’exemple de leurs confrères syriens » et, devant l’étendue des dégâts tant pour la confrérie que pour la Syrie, il les abjura « de ne jamais recourir aux armes mais de mener leur combat dans un cadre civil et politique ».

Lui emboîtant le pas, Ahmad Youssef, ancien conseiller politique du chef du gouvernement palestinien de la bande de Gaza, Ismail Haniyeh, pointera sans ambages les erreurs du Hamas : « Le Hamas a considéré que l’heure des Frères musulmans avait sonné avec la conquête du pouvoir dans plusieurs pays arabes au début du printemps arabe et qu’il importait en conséquence de s’adapter au nouveau contexte de manière à se conformer à la nouvelle carte géopolitique de la zone », a-t-il déclaré. « Les islamistes en Égypte et en Palestine n’ont pas fait preuve de lucidité politique » lors de leur accession au pouvoir, a-t-il ajouté lors de son interview au quotidien libanais Al-Akhbar, en date du 9 juin 2016, soit quinze jours après la proposition du tunisien Rached Ghannouchi de séparer le politique du religieux. « Le dossier syrien a été le plus difficile à gérer car cette affaire s’est répercutée sur nos relations avec l’Iran et le Hezbollah, avec lesquels nous sommes liés par des liens historiques de solidarité. Le Hamas a pâti dans cette affaire ; ce fut une véritable perte pour le Hamas. Avec l’éviction de Mohammad Morsi, nous avons perdu l’Égypte. Mais nous devons néanmoins préserver nos relations avec ce pays, dont nous n’oublions pas la contribution au combat pour la Palestine, notamment le lourd tribut payé par Nasser en ce domaine. La Palestine est la question centrale du combat de la Oumma et nous nous devons de maintenir une égale distance dans nos rapports avec les capitales arabes et islamiques. L’incapacité du Hamas à se concilier les autres forces, de même que le blocus dont il a fait l’objet tant de la part des Israéliens que des autres États, a quasiment paralysé sa capacité à gouverner. Le gouvernement du fait accompli et des forces de sécurité ne constitue pas la marque d’une bonne gouvernance. Plutôt que d’accaparer le pouvoir, il eût été plus avisé de rechercher un partenariat avec les autres composantes politiques en vue de favoriser un gouvernement d’unité nationale. »

La prise de distance du parti Al-Islah, la branche yéménite des Frères musulmans

Le parti Al-Islah, la branche yéménite des Frères musulmans, a annoncé, de son côté, avoir pris ses distances avec l’organisation mère, la structure mondiale de la confrérie des Frères musulmans, « tant sur le plan  organisationnel que sur le plan idéologique » dans une lettre adressée aux dirigeants d’Abou Dhabi, dans une démarche destinée à résorber son différend avec les Émirats arabes unis.

Abou Dhabi a accueilli avec circonspection cette démarche de rapprochement, considérant qu’il s’agissait d’une manœuvre dilatoire, indice de la vive prévention que les Frères musulmans suscitent au sein de plusieurs pays arabes.

Abou Dhabi, qui avait accusé les Frères musulmans d’avoir ourdi un complot contre la principauté à la faveur du « Printemps arabe », procédant à l’arrestation de 70 conjurés de la confrérie, avait obtenu la criminalisation de la confrérie, matérialisée par son inscription sur la liste noire des organisations terroristes.

En dépit de cette criminalisation, l’Arabie saoudite en difficulté au Yémen avait sollicité l’aide du parti Al-Islah pour qu’il lui prête main forte dans le combat contre les Houthistes ; et l’une des figures de la branche yéménite des Frères musulmans, Tawakol Karman, Prix Nobel de la Paix 2011, avait spectaculairement rallié la coalition saoudienne contre son propre pays.

Très isolé au plan local, et marquant le pas sur le plan militaire, le parti Al-Islah a cherché à résorber son contentieux avec Abou Dhabi, dont l’influence est manifeste dans le sud Yémen, afin de se donner un ballon d’oxygène financier et d’augmenter sa marge de manœuvre. Au prix d’un reniement.

Mais la tentative a tourné court pour l’instant.

Les Frères musulmans, de piètres stratèges mais de redoutables démagogues

La confrérie des Frères Musulmans, fondée en 1928 à Ismaïlia (Égypte), pose problème de par son positionnement géopolitique et son bilan calamiteux.

L’adossement du doyen des mouvements fondamentalistes arabes à l’Arabie saoudite, foyer de la contre-révolution arabe en fera le fer de lance de la contre-révolution arabe et son dogmatisme amplifié par ses échecs en fera la matrice dégénérative des organisations djihadistes takfristes d’Al Qaida, à Daech, à Jabhat An Nosra.

En 89 ans d’existence, la plus ancienne formation transnationale arabe, a accumulé désastre sur désastre, se révélant piètre stratège, mordant à deux reprises la poussière  en Égypte, face à Nasser, en 1954, puis face au Maréchal Abdel Fattah Al Sissi, un demi siècle plus tard. Il en a été de même en Syrie où par trois fois, la confrérie se brisera les reins face aux baasistes dans des combats frontaux du fait de son impréparation et de son improvisation.

Ainsi en 1978, l’Avant Garde Combattante (At Taliha al Moukatila), la structure clandestine de la branche militaire des Frères Musulmans de Syrie, était décimée et les rares cadres survivants se recycleront, deux ans plus tard, en Afghanistan, constituant l’ossature militaire d’Al Qaida.

En 1982, la révolte de Hama sera réprimée dan le sang et la confrérie durablement atteinte. Enfin en 2011, l’alliance contre nature des Frères Musulmans avec le courant philo-sioniste atlantiste (Nicolas Sarkozy, Bernard Henry Lévy, Bernard Kouchner, François Hollande et Laurent Fabius)  discréditeront durablement la Confrérie de même que leurs excès.

La séquence du « Printemps arabe »

Propulsés par une puissance médiatique et financière sans pareille dans les annales des guerres de libération nationale, une chaîne trans-frontières promue au rang de prescripteur d’opinion de l’hémisphère sud,  Al-Jazira, adossée à un État coffre fort, le Qatar, les Frères musulmans se voyaient déjà sur le toit du Monde arabe. Mais l’euphorie sera de courte durée, ces derniers dégringolant, en un temps record, pour finir dans le bas-côté de l’Histoire, en phase de décompression accélérée.

À l’envol du « Printemps arabe », en 2011, les Frères musulmans se trouvaient à leur zénith, avec un président élu à la tête de l’Égypte, le plus grand État arabe ;  en duumvirat en Tunisie, sous la couverture d’un ancien opposant démocrate, Mouncef Marzouki, ce pays tombait dans leur escarcelle, ce pays charnière du Maghreb et habituelle plaque tournante de l’influence occidentale dans la région ; avec à leur côté un allié de taille, la Turquie, et la diplomatie néo-ottomane de Recep Tayyib Erdogan ; un crésus à la clé, l’Émir du Qatar ; la branche palestinienne de la confrérie, le Hamas, en pointe dans le combat contre Israël, unique organisation sunnite d’ailleurs à maintenir vivante la flamme du combat armé pour la libération de la Palestine ; et enfin en position de force en Libye grâce au parachutage à Tripoli d’Abdel Hakim Belhadj, chef des groupements islamiques libyens d’Afghanistan.

Quatre ans plus tard, la confrérie se retrouve à son Nadir : l’Égyptien Mohammad Morsi dégagé du pouvoir sans ménagement par l’armée et jeté en prison au terme d’une seule année de présidence ; le Hamas, discrédité par la désertion du champ de bataille de son chef politique, Khaled Mecha’al, réfugié à Doha, à 30 km de la principale base américaine de la région, la base du Centcom, dont la zone d’intervention s’étend de l’Afghanistan au Maroc ; le libyen Belhajd embourbé dans les marécages de la guerre intestine qui ravage la Libye ; le parrain du Qatar, Hamad Al-Thani, zappé par son mentor américain ; enfin, leur sultan ottoman, en zone de fortes turbulences avec la montée en puissance de l’irrédentisme kurde, et nargué par la Syrie, sa cible jadis prioritaire… Seul Rached Ghannouchi, bien qu’en partir désavoué par les urnes, conserve une parcelle de pouvoir dans une Tunisie aux abois.

Pire encore. En guise de solde de tout compte pour services rendus, les Frères musulmans seront criminalisés par l’Arabie saoudite, leur incubateur absolu pendant un demi siècle, alors que par phénomène de scissiparité, la confrérie devenait la matrice des toutes les déclinaisons des organisations djihadistes dégénératives takfiristes.

Rached Ghannouchi, l’automne du patriarche

Rached Ghannouchi a entrepris à 75 ans l’aventure la plus périlleuse de son existence, sans qu’il soit possible d’établir avec certitude si ce coutumier du triple axel, trapéziste de haut vol, a voulu se positionner en révolutionnaire d’avant garde, en tirant courageusement les leçons des déboires essuyés par la confrérie des Frères musulmans depuis sa fondation il y a 88 ans, ou si ce caméléon de la vie politique arabe fait une fois de plus la preuve de son opportunisme bas de gamme.

Rached Ghannouchi n’est donc pas, loin s’en faut, l’initiateur du mouvement d’aggiornamento. Mais sa démarche a eu davantage de retentissement en raison de la proximité culturelle de la Tunisie et de la France (et au delà des pays occidentaux) et de la position centrale qu’occupe le dirigeant islamiste dans l’échiquier politique tunisien.

Pour audacieuse qu’elle soit, elle a cependant été accueillie avec scepticisme en Tunisie sans doute en raison du fait que le parcours du fondateur de la branche tunisienne des Frères musulmans sent le souffre et que ses convictions successives suscitent réserve et méfiance.

Ce bigame traîne, en effet, tel un boulet, un passé terroriste qui lui vaudra l’emprisonnement en Tunisie et le refus d’un visa pour le Canada.

En trente ans d’exil, Rached Ghannouchi modulera sa pensée politique en fonction de la conjoncture, épousant l’ensemble du spectre idéologique arabe au gré de la fortune politique des dirigeants, optant tour à tour pour le nassérisme égyptien, devenant par la suite adepte de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny (Iran), puis de Hassan Al-Tourabi (Soudan), dont il épousera la sœur, pour jeter ensuite son dévolu sur le turc Recep Tayyib Erdogan, avant de se stabiliser sur le Qatar ; sept mutations, une moyenne d’une mutation tous les quatre ans.

Mieux, dans un exercice de haute voltige dont il possède seul le secret, le chef du parti islamiste tunisien An-Nahda, longtemps bête noire des Occidentaux, s’arrangera pour se voir distingué par le magazine Foreign Policy, comme « l’un des plus grands intellectuels de l’année 2011 » (sic).

Parmi ces 100 plus grands intellectuels figurent une brochette de bellicistes à tout crin : Dick Cheney, ancien vice-président de George Bush jr., un des artisans de l’invasion de l’Irak, de même que Condoleezza Rice, secrétaire d’État de Bush, le sénateur John MacCain, l’ancien président français Nicolas Sarkozy, le couple Bill et Hillary Clinton, le ministre de la Défense de Bush et de Barack Obama, Robert Gates, le premier ministre turc Recep Tayyib Erdogan et l’incontournable roman-enquêteur Bernard Henri Lévy.

Et sur le plan arabe ? Rached Ghannouchi figuraient aux côtés de Waddah Khanfar, l’ancien directeur islamiste de la chaîne Al-Jazira, époux de la nièce de Wasfi Tall, l’ancien premier ministre jordanien bourreau des Palestiniens lors du septembre noir de 1970 ; Waël Al-Ghoneim, responsable pour l’Égypte du moteur de recherche américain Google et animateur du soulèvement égyptien sur Facebook, ainsi que le politologue palestinien Moustapha Barghouti, que nous aurions souhaité voir distingué par un autre aréopage que Freedom House ou Global Voice Project.

Rached Ghannouchi avait en fait mis à profit son séjour aux États-Unis pour rendre visite au Washington Institute for Near East Policy, très influent think tank fondé en 1985 par Martin Indyck, auparavant chargé de recherche à l’American Israel Public Affairs Committee ou AIPAC, le lobby israélien le plus puissant et le plus influent d’Amérique.

Le chef islamiste, longtemps couvé médiatiquement par la Chaîne Al-Jazira, avait pris soin de rassurer le lobby pro-israélien quant à l’article que lui-même avait proposé d’inclure dans la constitution tunisienne concernant le refus du gouvernement tunisien de collaborer avec Israël.

Du grand art, qui justifie a posteriori le constat du journaliste Mohammad Tohi3ma, directeur du quotidien égyptien Al-Hourriya : « Les Frères Musulmans, des maîtres dans l’art du camouflage et du contorsionnement mercuriel. »

Du grand art. En attendant la prochaine culbute ?

L’estocade d’Aziz Krichen

Sur le plan tunisien, l’estocade est venue d’un connaisseur des arcanes de la vie politique tunisienne. Non d’un voyeur ou d’un hâbleur, mais d’un témoin de premier plan de la première expérience post-dictatoriale.

Alliant rigueur de pensée et vigueur de plume, l’ancien conseiller politique de Mouncef Marzouki (président de la République de Tunisie de décembre 2011 à décembre 2014), Aziz Krichen, livre, en clinicien chevronné, un diagnostic sans appel.

En guise de prélude, un coup de massue pour dénoncer la supercherie du vieux  renard nahdaouiste : « L’identité d’An-Nahda, c’est l’Islam. L’Islam est le fonds de commerce avec lequel le parti recrute ses membres. C’est la structure identitaire fondamentale des troupes. Dans leur travail interne, les dirigeants islamistes ne se sont jamais écartés de cette démarche. (….) An-Nahda veut être le parti dominant au sein de la famille islamiste, ses dirigeants ne veulent pas couper les ponts avec les salafistes. »

La position d’An-Nahda est trop dominante pour résister à une espèce de pulsion hégémonique. Cette pulsion n’est pas tant liée à l’idéologie qu’à la nature du jeu politique. An-Nahda ne comprend le langage du compromis que lorsque l’évolution du rapport de forces l’y oblige.

Rompu à la dialectique, cet ancien militant de la gauche radicale étudiante, traque jusque dans ses derniers retranchements les sinuosités de la pensée nahadaouiste et les tortuosités du comportement de son chef : « L’Alliance entre An-Nahda et Nida’a Tounes, deux formations antinomiques (l’une islamiste, l’autre anti-islamiste), fait peser un risque sur le pluralisme en Tunisie… Avant, le système était verrouillé par un seul parti, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RDC) de Ben Ali. Aujourd’hui, le risque est que le verrouillage se fasse au profit de deux partis.

Une clarification entre le politique et le religieux a été décidée à Hammamet. La distinction entre le politique et le religieux frappe le cœur de cette structure identitaire ; ils vont faire comme ils font toujours : il y aura un discours à l’attention de ceux qui, à l’extérieur, attendent cet aggiornamento, et un autre, en direction de leurs troupes, fondamentalement conservateur. Ils sont dans une contradiction. S’ils vont jusqu’au bout de l’évolution en cours, ils se suicident. S’ils ne font rien, ils se suicident aussi. Ils vont donc louvoyer. »

Aziz Krichen résume d’un trait la fragilité de l’édifice : Rached Ghannouchi est « seul » capable de maintenir l’unité. Mais, à 75 ans, il n’a pas encore de remplaçant. Là est le principal élément de fragilité d’An-Nahda.

Dérive mafieuse en Tunisie

Dans son livre La Promesse du printemps, Aziz Krichen déplore que l’administration tunisienne soit infiltrée par des réseaux affairistes et mafieux. « Des réseaux affairistes contrôlent l’économie, l’administration, les partis, la presse. La crise au sein de Nida’a Tounes n’est pas étrangère au jeu de ces réseaux. Une nomenklatura mafieuse est en train d’asseoir sa domination sur le pays. Grandie sous Ben Ali, cette nébuleuse n’a pas été beaucoup perturbée par la révolution. Le désordre de la transition lui a, au contraire, permis d’étendre ses tentacules. Le gouvernement de Habib Essid aurait dû rétablir l’autorité. »

Âgé de 69 ans, au parcours semé d’embûches, arrestations et condamnations, le lot habituel du militant politique dans les pays arabes, Aziz Krichen (un des animateurs du mouvement Perspectives dans la décennie 1970) veillera à maintenir un cap rectiligne dans le prolongement de sa rectitude morale.

Forcé à deux reprises à l’exil sous la présidence de Habib Bourguiba, puis sous celle de son successeur Zine El Abidine Ben Ali, Aziz Krichen a vécu 16 ans en France. Ancien expert de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture), il se rapprochera du Congrès pour la République (CPR) de Mouncef Marzouki au lendemain de la révolution de 2011.

Nommé ministre-conseiller de Marzouki, en janvier 2012, il démissionnera trois ans plus tard, en avril 2014, pour se démarquer de la politique pro-islamiste du premier président post-dictature.

Le déni de réalité, un danger mortel pour les Frères Musulmans

Nasser avait les yeux rivés sur Tel-Aviv ; les Frères musulmans, sur La Mecque, la City et Wall Street. L’officier nationaliste percevait Israël comme la principale menace sur le Monde arabe et privilégiait la solidarité panarabe, alors que les Frères musulmans prônaient la solidarité religieuse, comme antidote à la laïcité, occultant le fait israélien.

La confrérie qui avait mené le combat contre le colonialisme britannique en Égypte se ralliait ainsi aux pires ennemis de son pays : l’Arabie saoudite, le vassal émérite des États-Unis, et la Jordanie, le gendarme britannique du Moyen-Orient, les deux gardes chiourmes des Arabes pour le compte du néo-colonialisme occidental.

Quand les Vietnamiens, bravant les bombardements massifs des B-52 américains, de même que les ravages de l’agent orange, infligeaient de retentissantes défaites à deux puissances militaires occidentales (la France et les États-Unis), quand Che Guevara abandonnait les fastes du pouvoir pour la guérilla, Saïd Ramadan, gendre et héritier du fondateur de la confrérie, se pavanait en cadillac à Zurich, carburant aux pétrodollars saoudiens.

Dans un contexte de soumission à l’ordre hégémonique américain, le combat contre la présence militaire atlantiste se devait d’être prioritaire à l’instauration d’un califat.

Et le califat, dans sa version moderne, devait prendre la forme d’une vaste confédération de pays, ceux de la Ligue arabe, avec l’adjonction de l’Iran, de la Turquie et du Pakistan, les trois grandes puissances militaires musulmanes non arabes, soit 700 millions de personnes, des réserves énergétiques bon marché, une main d’œuvre abondante.

En un mot, un « seuil critique » à l’effet de peser sur les relations internationales. Faute d’un tel projet, en présence des bases de l’OTAN, le projet de restauration du Califat relève d’une supercherie et d’un trafic de religion.

Pendant longtemps encore, pèsera sur les Frères musulmans la suspicion d’être un instrument de dérivation du colonialisme anglais dans le conflit central des Arabes, la Palestine, au même titre d’ailleurs que le Parti populaire syrien (PPS), fondé par le libanais Antoun Saadé.

Le chef de ce parti, auteur présumé d’un coup de force au Liban, sera passé par les armes devant un peloton d’exécution, le 8 juillet 1949, six mois après son confrère égyptien Hassan Al-Banna.

Se pénétrer de l’idée qu’une révolution est incompatible avec une alliance avec les forces rétrogrades arabes, répudier la servilité à l’égard des États-Unis, le protecteur d’Israël, bannir le dogmatisme régressif sous couvert de rigueur exégétique, concilier Islam et diversité, en un mot conjuguer Islam et modernité. Tel est le formidable défi des Frères musulmans au seuil de la redoutable épreuve de l’aggiornamento.

Pour ce faire, il incomberait auparavant aux Frères musulmans d’Égypte, la matrice de l’organisation, de se purger de ses scories, en expurgeant la branche syrienne contaminée par sa connivence avec les groupements takfirites dans la guerre de Syrie et qui menace de gangrener l’ensemble de la confrérie.

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Faute d’un sursaut salvateur, à défaut d’une sérieuse remise en cause de son mode opératoire, à n’y prendre garde, le doyen des mouvements fondamentalistes du Monde arabe et musulman pourrait apparaître rétrospectivement comme un vestige de la guerre froide soviéto-américaine… Avec comme unique trophée les stigmates de son parcours erratique, qui fera passer dans l’histoire cette formation quasi centenaire comme une NEO (Net Errors and Omissions) par excellence de cette séquence, comme il se dit dans la comptabilité occulte des paradis opaques saoudo-américains.

L’histoire retiendra que le poignard dans le dos des Frères Musulmans a été planté, non par de mécréants laïcs, ou d’affreux nationalistes arabes, voire même d’horribles communistes, mais par un régime théocratique se réclamant de la même religiosité intégriste qu’eux.

Le commerce de la religion peut réserver, parfois, de vilaines surprises.

La démagogie aussi.

 

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René Naba

Spécialiste du Monde arabo-musulman Rédacteur du site www.madaniya.info

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