KURDISTAN – Le « moment kurde »

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La question kurde ! Elle revient en force, à l’heure d’un dénouement possible du conflit qui oppose la Communauté internationale à l’État islamique (EI).

Le Moyen-Orient traverse en effet un « moment kurde ». Entré dans une période d’importantes instabilités depuis les soulèvements de 2011, le Moyen-Orient fait face à de nouvelles fractures. Face à cette situation particulièrement sombre, le problème kurde s’est à nouveau posé et a rapidement pris de l’ampleur.

La reconfiguration géopolitique en cours au Moyen-Orient précipite les chances des Kurdes d’aboutir à l’indépendance. Les conditions y sont favorables et les aspirations légitimes ; mais reste à surmonter les nombreux défis qui divisent le peuple kurde lui-même, depuis déjà près d’un siècle.

Dépendants pour leur avenir des différents États dans lesquels ils sont partagés et de la communauté internationale, les Kurdes peuvent-ils espérer un Kurdistan véritable ?

Les kurdes, un peuple éclaté entre quatre pays

« Les kurdes descendent de tribus de langue iranienne installées dans l’actuel Kurdistan plusieurs siècles av. J-C », rappellent Jean et André Sellier dans leur Atlas de référence sur les peuples d’Orient.

Le pays des Kurdes n’est pas une entité délimitée par des frontières, mais correspond à un territoire de quelque 400.000 kilomètres carrés, reparti entre la Turquie au nord, la Syrie et l’Irak au sud, et l’Iran à l’est. Des minorités kurdes sont également installées en Arménie, en Azerbaïdjan, en Géorgie et au Turkménistan ; sans oublier une diaspora d’environ un million de personnes, qui européanise la question kurde. Ni arabe, ni perse, ni turque, sa population, estimée entre 30 et 35 millions de personnes, présente une identité forte, avec ses différences, affirmées depuis des siècles. Ils sont principalement sunnites (chaféites), mais l’on trouve également parmi eux des Chiites, des Alévis, des Yézidis, des Druzes, des Yarsanis, des Chrétiens et des Juifs. « Leur mode de vie d’éleveurs transhumants et leur structure tribale très émiettée ont peu évolué au cours de l’histoire. Jusqu’au XIXème siècle, aucune puissance n’est parvenue à les soumettre durablement. »

La résistance est devenue partie prenante de leur vie et de leur culture.

Cette géographie est le résultat de la construction historique d’un Moyen-Orient placé sous domination franco-britannique après la chute de l’Empire ottoman, en 1923 ; et dans lequel la naissance d’un État kurde ne s’est jamais réalisée.

La position géostratégique du Kurdistan a donc suscité la convoitise ; c’est ce qui fit du pays un enjeu dans les luttes pour le partage des ressources, dans les guerres… et dans la terreur d’État.

« La Grande-Bretagne souhaite en effet inclure les régions pétrolières de Mossoul, majoritairement habitées par des Kurdes, dans un Irak fermement contrôlé et s’assurer ainsi des concessions pétrolières. Par ailleurs, la Turquie a opéré un redressement spectaculaire, et si elle ne pèse pas suffisamment pour réclamer elle-même Mossoul, elle s’oppose néanmoins vivement à toute forme d’autonomie ou de nationalisme séparatiste. » (Olivier Hubac, Irak. Une guerre mondiale)

Quelques expériences souveraines ont été menées, mais localement, comme le Royaume du Kurdistan en Irak (1922-1924), la République d’Ararat en Turquie (1927-1930) et la République de Mahabad en Iran (Janvier-décembre 1946). Aucune ne survécut face au rejet du séparatisme par les autorités centrales des États en présence.

Quoi qu’il en soit, les revendications du peuple kurde restent légitimes et on ne peut aujourd’hui ignorer les Kurdes et leur existence, comme ce fut le cas par le passé.

Des ambitions légitimes

C’est à la faveur du démantèlement de l’Empire ottoman que le peuple kurde va entamer sa longue marche vers l’autonomie. Avec plus ou moins de succès…

En effet, le 10 août 1920, le traité de Sèvres prévoit le démembrement de l’Empire Ottoman (alliés des empires allemands et austro-hongrois) sorti vaincu de la première guerre mondiale. Ses articles 62, 63, et 64 prévoient la création d’un « territoire autonome des kurdes » englobant le sud-est de l’Anatolie. Mais ce traité est remis en cause par la guerre victorieuse que mène Mustafa Kémal Atatürk contre les interventions étrangères, qui aboutira à l’abolition du Califat et à l’établissement de la république, en octobre 1923. Le traité de Lausanne, du 24 Juillet 1923, reprécise les frontières de la Turquie moderne, sans faire figurer le Kurdistan.

Au contraire, ce traité annule les dispositions du traité de Sèvres concernant les Kurdes et les Arméniens ; il maintient également les zones kurdes en Syrie et en Irak sous mandats français et britannique. À partir de là, les Kurdes sont partagés principalement dans les quatre États dans les lesquels ils se trouvent aujourd’hui. Mais, plus qu’un sentiment d’appartenance à une minorité nationale ou ethnique, « ils vont avoir celui d’appartenir à une nation à part entière qui a été privée d’un État à cause des intérêts géostratégiques des puissances européennes », relève Jordi Tejel Gorgas (La question kurde, passé et présent).

Toutefois, la mouvance nationaliste kurde, dont le projet de construction d’État-nation a échoué dans les années 1920, insiste sur l’aspect national de la question. Dans cette vision, les Kurdes, « nation » plusieurs fois millénaire, en lutte depuis toujours pour l’indépendance, ont été privés de leurs droits d’accéder au statut de majorité politique par les puissances colonisatrices (Iran, Irak, Syrie, Turquie).

Les rébellions dans les années 1920-1930 de Mahmoud Barzanji (1878-1956) et d’Ahmed Barzani (1896-1969) en Irak, la révolte du cheikh Saïd Piran (1865-1925) en 1925 en Turquie, l’éphémère république kurde de Mahabad en Iran (1946), la lutte armée menée par Mustafa Barzani (1903-1979) en Irak, à partir de 1961 et qui a conduit à la reconnaissance de l’autonomie en 1970, font partie d’une histoire nationale dont les kurdes sont conscients.

La mouvance nationaliste se présente par conséquent comme l’incarnation de la volonté historique de ce peuple dont elle défend le droit de déterminer son destin et vise à obtenir, si ce n’est l’indépendance et l’unité de son territoire morcelé, du moins un statut de fédération et d’autonomie dans chacun des pays en question.

Ce nationalisme a su se doter d’une symbolique forte (drapeau, carte du Kurdistan, hymne national, mythes fondateurs ancrés dans la nuit des temps) et d’une mémoire collective codifiée répertoriant les passés ancien et présent. S’il ne fait aucun doute que ce nationalisme constitue un élément de mobilisation politique et militaire des Kurdes depuis des décennies, le nouvel état de violence que connaît le Moyen-Orient constitue une opportunité pour les Kurdes de faire entendre leur voix.

Les conditions y sont favorables et peut être historiques.

Un contexte moyen-oriental favorable

Le nouvel état de violence dans lequel est plongé le Moyen-Orient depuis les soulèvements de 2011 permet de nouvelles perspectives pour la question kurde.

On  voit ainsi comment, sous l’impact de la violence, le processus actuel débouche sur de nouvelles bifurcations, lesquelles détruisent les repères temporels et spatiaux existants pour les remplacer par d’autres, qui restent également d’une grande fragilité. L’effacement des frontières entre les espaces syrien et irakien et la contestation de l’autorité de l’État en Turquie aggravent la crise de l’État du type westphalien. La situation dans ces États, où les pouvoirs centraux se trouvent affaiblis mais pas faillis, renforce les Kurdes dans leur quête de légitimité et de reconnaissance.

La militarisation qui est en cours dans la région, ajoutée à la menace de l’État islamique, pourrait les contraindre à revoir leurs alliances. S’il n’y a pas pour le moment de revendication nationale kurde transfrontalière, leur participation dans la lutte contre cette organisation terroriste, où ils jouent un très grand rôle, pourrait être déterminante dans l’après-Daech.

Il est évident que l’implication des Kurdes a eu pour effet de stopper l’avancée dangereuse de Daech en Irak, mal contenu par une armée irakienne donnant des signes de fragilité. L’irruption en force de l’EI à Mossoul en juin de 2014, puis à Kobané en juillet de la même année, a bouleversé les rapports de force au niveau régional. Courtisés autant par les Occidentaux que par les Russes et les Iraniens, les Kurdes d’Irak et de Syrie apparaissent aujourd’hui comme le meilleur rempart contre l’EI. Leur efficacité a permis à la coalition internationale intervenant contre Daech d’exclure toute intervention terrestre.

Malgré cette nécessité de vaincre cet ennemi commun, l’objectif principal dans cette guerre, n’est pas le même. Si, pour les Occidentaux, le principal but est de défaire l’EI, pour les Kurdes, il est clair que c’est une opportunité à saisir comme monnaie d’échange pour de futures négociations sur leur statut.

Un tel scénario nécessite cependant de dépasser les clivages et les inimitiés entre Kurdes eux-mêmes, qui restent fortes et anciennes. C’est ce qu’il leur faut surmonter pour espérer une reconfiguration de chaque entité kurde, à défaut d’un État kurde indépendant.

De nombreux défis à surmonter

Les Kurdes présentent des aspirations similaires, mais ne s’exprimant pas dans un espace commun et unique.

La réalité du terrain montre que chaque grande famille tient à son pré-carré, à ses privilèges, à l’image du film My Sweet Pepper Land (2013), de Hiner Saleem, dans lequel une enseignante et un shérif affrontent les « lois ancestrales » des puissants locaux…

Il suffit de s’intéresser aux relations entre les partis politiques dominants pour le comprendre. En Irak, par exemple, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) sont allés jusqu’à se faire la guerre dans les années 1990. La rivalité entre ces partis est régie par de vieux clivages et des intérêts contradictoires qui persistent. Sur le terrain, il ya deux administrations kurdes, celle d’Erbil et Dohouk (PDK – clan Barzani) et celle de Sulaymaniyya (UPK – clan Talabani). Cet équilibre pragmatique s’est fissuré lors du scrutin de 2013, lorsque l’UPK a été dépassé à Sulaymaniyya par le parti Gorran, nouveau mouvement qui avait misé sur la lutte contre la corruption, aujourd’hui en perte de vitesse après s’être in fine allié au PDK.

En Turquie, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) souhaite une structure confédérale, non séparée de la Turquie, et dans laquelle les pouvoirs du gouvernement central seraient transférés aux autorités provinciales ou municipales.

En Syrie, le Parti de l’Union démocratique (PYD) a pris le contrôle de trois cantons habités essentiellement par des Kurdes (Afryn, Djézireh et Kobané), proclamés autonomes sous la forme d’une entité confédérée connue sous le nom de Rojava (soit le « Kurdistan oriental »). Le PYD souhaite consolider son emprise sur ces territoires et mettre en place un système politique alternatif au Kurdistan d’Erbil.

Quant à l’Iran, si les Kurdes sont reconnus en tant que groupe ethnique, dans les faits, le gouvernement des Mollahs n’a pas interdit une politique assimilationniste ; et l’usage massif de la coercition, y compris à l’égard du Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK).

Ces visées différenciées enlèvent presque toute crédibilité aux hypothèses irrédentistes (qui d’ailleurs hantent les États sans refléter pour autant le discours et l’action des mouvements kurdes). Ainsi, les intérêts des acteurs kurdes de Turquie restent en Turquie, ceux de la Syrie en Syrie, ceux de l’Irak, à l’Irak, et ceux de l’Iran, à l’Iran.

Par ailleurs, parmi les Kurdes, d’autres segments de la population structurés par des liens de provenance géographique, d’affiliation politique, d’appartenance confrérique ou néo-confrérique ne convergent pas aux revendications indépendantistes ou autonomistes. Bien au contraire, ils se sont alliés aux États dans lesquels ils sont implantés, acceptant les ressources qu’ils leur allouent en contrepartie de leur intégration dans les diverses sphères de la société. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de sensibilité « kurdiste » dans ces groupes, mais elle n’apparaît assurément pas suffisante pour se substituer à d’autres sensibilités, à d’autres mécanismes d’intégration ou à d’autres jeux clientélistes.

Cette situation démontre que les Kurdes ne sont pas prêts à s’unifier pour réaliser le rêve étatique d’un Kurdistan indépendant. Dès lors, la condition de pacification de la sphère kurde dans son ensemble favorisant la mutation d’une mouvance kurde en un mouvement ouvert, donnant naissance à une culture politique commune et l’épanouissement de ses diverses composantes sont autant de défis majeurs pour espérer une profonde transformation de la cause kurde.

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La demande du peuple kurde d’être dignement représenté ou de disposer de lui-même, autrement dit de participer au jeu politique, de jouir des formes d’autonomie ad hoc ou d’être reconnu par-delà les frontières comme une seule communauté, voire de faire sécession pour construire une nouvelle entité étatique, n’a, en soi, rien d’antidémocratique.

D’autant moins que la Charte des Nations unies énonce le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Cependant, réclamer frontalement l’indépendance pour les zones de peuplement kurde semble voué à l’échec. Car la Turquie comme l’Iran, l’Irak et la Syrie s’y opposent farouchement au nom de l’intangibilité des frontières.

Aussi, la seule issue favorable pour les Kurdes reste une solution négociée avec les gouvernements des États où ils vivent, à travers leur inscription dans les institutions de la république, avec plus d’autonomie ; et non dans la création d’un hypothétique État kurde.

Par conséquent, au lieu de se noyer par des calculs étroits dans des querelles de leadership et des revendications qui ne convergent pas, se croisent ou même se neutralisent, les Kurdes devraient réfléchir à la mise sur pied d’un modèle de vivre ensemble acceptable pour tous les États concernés et partagé par tous les Kurdes.

 

 

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Rodrigue NANA NGASSAM

Politologue – Université de Douala (Cameroun) Chercheur-associé au Groupe de Recherche sur le Parlementarisme et la Démocratie en Afrique (GREPDA) et à la Société africaine de Géopolitique et d’Études stratégiques (SAGES) Chercheur au Canadian Network for Research on Terrorism, Security and Society (TSAS)

6 Comments

  1. La question kurde s’apparente à la question palestinienne d’où, la solution ne peut que provenir d’une action concertée entre les états peuplant les kurdes. Tant qu’il n’y aura pas accord entre ces états pour la création d’un état kurde, la question kurde restera une chimère.

  2. Le moment kurde arrivera le jour où les puissances occidentales décideront de crée un autre état au Moyen Orient.

  3. Ce que vous dites tout les deux est pertinent. Mais la situation au Moyen Orient a donné un autre regard sur la question kurde et je suis persuadé qu’après la fin de la guerre en Syrie, les kurdes seront entendus pas pour l’indépendance mais pour plus de reconnaissance.

  4. Avec le coup d’état manqué en Turquie, les kurdes de Turquie voient leur avenir s’assombrir.

  5. Je pense que les Kurdes ne pourront avoir qu’un Etat kurde, celui d’Irak (Le Kurdistan d’Irak).

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