MONDE ARABE – L’administration Trump et l’Orient

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Quelle connaissance Donald Trump a-t-il du Moyen-Orient ? Si l’on met à part une partie de golf avec le roi de Jordanie… Aucune !

Or, toute nouvelle administration américaine est attendue sur sa politique étrangère, notamment envers le Proche et Moyen-Orient. Depuis la fin des blocs, il était en effet admis que les États-Unis constituaient l’acteur majeur dans cette région du monde.

S’agissant du président Trump, son action sera encore plus scrutée que celle de ses prédécesseurs, pour trois raisons principales.

La première : la situation au Levant n’a cessé de se dégrader au cours des mandats des deux prédécesseurs de Trump. Voici seize ans, lorsque Bill Clinton passa le témoin à George W. Bush, le monde arabe, d’une grande diversité, était composé d’États solides : l’Égypte, la Syrie et même l’Irak, bien que ce dernier fût affaibli par la première guerre du Golfe et les sanctions. Tout espoir de progrès dans le conflit israélo-palestinien n’était pas interdit. L’affrontement entre Sunnites et Chiites, illustré par la longue guerre Irak-Iran, semblait entrer dans une phase larvée. Le Maghreb paraissait stable, au prix de l’acceptation de régimes dictatoriaux, voire corrompus, alors même que l’Algérie n’était pas sortie d’une longue et sanglante guerre civile, née du refus de l’armée de laisser gouverner les Islamistes en dépit de leur victoire électorale de décembre 1991.

Seize ans plus tard. Trois États, l’Irak, la Syrie et la Libye sont en pleine décomposition. L’Égypte ne tient que sous la férule de l’armée, qui a renversé par un coup d’État les Frères musulmans, portés par le printemps arabe. Le Maghreb est en proie à d’intenses fragilités. Partout sont à l’œuvre les puissances régionales rivales, l’opposition Chiites/Sunnites menée par leurs champions respectifs (Iran et Arabie saoudite) et les groupes djihadistes. Aucune perspective de progrès ne se dessine à Jérusalem.

C’est là qu’intervient la deuxième raison : les États-Unis ont perdu la main. Au cours de ses deux mandats, Barack Obama n’a pas pu, en dépit d’espoirs initiaux, rectifier les erreurs que son prédécesseur a commises, tant par ses interventions militaires qu’au travers son projet d’un « grand Moyen Orient » démocratique. Obama a tenté quelques cartes : consolidation de l’alliance avec les monarchies pétrolières, lutte contre Daesh, soutien discret aux Frères musulmans. Mais au total, sa présence à la Maison-Blanche aura marqué un nouveau recul de l’influence américaine, avec, à la fin du second mandat d’Obama, le retour spectaculaire de la Russie dans la région, effectué « sous les yeux des Occidentaux » (titre d’un ouvrage publié en 1911 par Joseph Conrad, soulignant l’aveuglement des puissances d’Europe de l’Ouest face à la désintégration de l’Empire tsariste).

Troisième raison : les propos tenus par Trump lors de sa campagne ont été virulents, mais contradictoires : isolationnisme vs. priorité à la chute de Daesh ; rapprochement avec la Russie vs. agressivité envers le principal allié de celle-ci, l’Iran ; tout ceci dans un contexte où le président élu a largement cédé à l’amalgame entre islam et terrorisme.

Mais le nouvel occupant de la Maison Blanche est un novice en politique étrangère (comme d’ailleurs intérieure). D’où deux questions : entre dogmatisme et pragmatisme, sous l’influence de quels entourages, comment s’établira le centre de gravité de la « marque » Trump au Levant ? Et seconde question : quel effet auront les futurs choix sur les principales crises régionales ?

« America first ! »

Pour pouvoir apprécier une politique étrangère, il est essentiel de connaître son centre de gravité, c’est-à-dire le point de rencontre entre le discours et la réalité internationale. Cette équation est d’autant plus difficile à résoudre, dans le cas Trump, si l’on associe l’inexpérience au verbe haut, virulent et iconoclaste qui a caractérisé sa campagne. Au travers du brouillard, on distingue des éléments de continuité et d’autres de rupture.

En affirmant que l’Europe doit payer pour sa défense et que les États-Unis pourraient avantageusement se désengager de l’OTAN, Trump ne fait que dire tout haut ce que ses prédécesseurs, non seulement pensaient tout bas, mais ont commencé à mettre en pratique. La cause fondamentale de l’engagement américain en faveur de la sécurité européenne après-guerre tenait à la menace soviétique. L’Europe occidentale était la première proie de celle-ci ; toute faiblesse de l’Europe de l’Ouest envers son grand voisin de l’Est exposait Washington. D’où la montée en puissance de l’OTAN, permettant aux États-Unis de disposer, en Europe, d’un matelas de protection contre une agression de Moscou, même si celle-ci pouvait toujours, grâce aux missiles stratégiques, atteindre directement le territoire américain.

Il revint aux administrations Bush (père), puis Clinton, d’adapter ce dispositif à la nouvelle donne. L’OTAN fut ainsi transformée en instrument de soutien aux diverses interventions américaines dans le monde. Là encore, la rupture intervint avec George W Bush, qui poussa si loin le bouchon en vue de l’invasion de l’Irak en 2003 qu’il suscita une réaction de grands pays européens comme la France et l’Allemagne qui n’hésitèrent pas à s’allier avec Moscou pour contrer ce projet. Même si une majorité de pays européens, autour de Blair et de l’Europe centrale, soutinrent les menées de Washington.

Il est notable que le fameux article 5 du traité de 1949, contenant une clause de défense collective, ne fut utilisé qu’une fois en 67 ans, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Mais cette initiative ne comporta pas d’incidence concrète, puisque ce fut hors du cadre de l’OTAN que furent lancées les attaques contre l’Afghanistan et l’Irak.

Depuis, l’OTAN est devenue une coquille sans grande consistance, n’intervenant directement que lors des conflits de l’ex-Yougoslavie (Bosnie, Kossovo) et pour le reste se transformant en outil de maintien de la paix sous commandement américain. Et cette situation se révéla de moins en moins satisfaisante pour les deux parties. Côté européen, même chez les ardents atlantistes comme le Royaume-Uni ou la Pologne, un certain ressentiment s’est fait jour quant au traitement qui leur avait été réservé lors des opérations. Côté américain, on perçut, avec l’administration Obama, une grande réticence à s’engager aux côtés d’Européens, comme le montra l’épisode syrien en 2013, lors duquel Washington préféra – déjà- s’accorder avec Moscou sur le dossier chimique, plutôt que de soutenir les velléités de la France. Dans cette affaire, le Congrès a eu bon dos…Quant à la « coalition » contre Daesh, elle repose sur une alliance privilégiée Washington-Ryad-Ankara, dans laquelle les Européens sont supplétifs.

En ressortant le bon vieux slogan « America first », Donald Trump ne fait que s’inscrire dans cette tendance. Il ne peut ignorer le traumatisme qu’a infligé aux Américains la perte de 4.500 militaires en Irak et 2.200 en Afghanistan. Certes, des soldats savent qu’ils peuvent mourir à la guerre, mais mourir pour quoi ? En Irak, pour transformer un État en une zone dévastée par des années de conflit, qui, même si Daesh évacue les territoires qu’il occupe, demeurera en proie à la haine entre Chiites, Sunnites et Kurdes. En Afghanistan, pour contempler un immense chaos dont les Talibans, qu’on voulait chasser, profitent abondamment.

Donc plus d’intervention de ce genre, mais quand même, affichage de la volonté de détruire Daesh, car cet ennemi frappe les Américains jusque dans leurs bras (selon les paroles de « La Marseillaise »).

En invitant les Européens à payer pour leur défense, le président élu ne fait que reprendre un argument utilisé par les partisans, sinon d’une défense européenne, du moins d’une coopération plus structurée en matière de défense. Avant même d’être lancé, l’appel a été entendu, en particulier par l’Allemagne qui muscle son bien faible budget militaire et la France qui place le sien à l’abri des coupes budgétaires. En revanche, il faut bien reconnaître qu’il sera difficile de saisir cette occasion pour renforcer l’Europe de la défense à l’heure du Brexit. France et Royaume Uni assument à eux deux près de la moitié des dépenses militaires européennes. Mais on en reparlera ailleurs…

Donc, ni les distances prises à l’égard de l’OTAN, ni l’isolationnisme atténué par la lutte anti-Daesh ne bouleversent la continuité.

La rupture est ailleurs. Elle provient essentiellement de la volonté affirmée d’un rapprochement avec la Russie de Poutine. Plus encore, puisqu’il faut épargner les vies et les crédits américains, on pourrait aller jusqu’à laisser la Russie régler à sa manière la guerre en Syrie. C’est-à-dire restaurer le régime d’Assad avec le soutien de l’Iran et du Hezbollah, en éliminant non seulement Daesh, mais aussi, au grand dam des Saoudiens, toutes les forces d’opposition au régime baasiste.

À bien y regarder, il s’agit d’une triple rupture. Avec l’administration Obama, bien sûr. Mais aussi avec les néoconservateurs républicains, qui considèrent l’Iran, voire la Russie, comme les maux absolus. Et une rupture de Trump avec lui-même, puisqu’il préconise par ailleurs de reconsidérer l’accord nucléaire de juillet 2015 avec l’Iran.

Mentionnons une autre rupture, plus idéologique : celle consistant à s’en prendre aux musulmans et non plus seulement aux plus radicaux d’entre eux. Certes, à peine élu, Trump a nuancé sa promesse d’interdire toute immigration de musulmans aux États-Unis. Mais en s’engageant dans cette voie, il emprunte la voie des populistes européens, qui trouvent plus simple de s’attaquer aux musulmans dans leur totalité que de distinguer les simples fidèles des islamistes, au sein de ces derniers les politiques des salafistes, les salafistes des djihadistes. Ainsi l’amalgame est fait. Et nous savons qu’il existe dans l’esprit de bien des Occidentaux une équation : Islam = Terrorisme. Une assimilation terriblement dangereuse, car pouvant susciter d’horribles vocations.

Même si ce domaine ne relève pas directement de notre sujet, il est encore une rupture : celle avec la tradition de libre-échange américaine au risque de relancer des guerres protectionnistes et d’entrer en conflit avec la Chine. Sur ce plan, la principale opposition à Trump viendra de son propre parti !

Quelle équipe pour quelle politique ?

Toujours à la recherche du centre de gravité et après avoir analysé continuité et rupture à travers le discours, intéressons-nous à un autre élément-clé : celui de l’entourage. Qui sera chargé de mettre en œuvre la politique proche-orientale de Trump ?

On sait qu’en pratique, l’identité et l’orientation des servants d’une politique sont aussi cruciales que le contenu de celle-ci.

Désigner une équipe est un exercice malaisé pour le président élu. Au-delà de son entourage familial et de son staff de campagne, c’est un homme seul, rejeté avant son élection par l’essentiel de l’appareil républicain. Certes, ce n’est pas la première fois que s’installe à la Maison-Blanche un président totalement ignorant des réalités internationales et ne connaissant presque aucun de leurs acteurs.

En fait, cette situation est plutôt la règle, à la notable exception de George Bush (père), auquel ses fonctions à la CIA et comme représentant permanent à l’ONU avaient conféré une solide expérience diplomatique et un bon réseau de contacts dans toutes les régions du monde. Mais les autres pouvaient trouver au sein de leur formation politique les ressources nécessaires.

Les premières nominations semblent révéler le choix de personnalités tranchées, ultraconservatrices, qui peuvent avoir des réticences quant à certains engagements du candidat, même si des signaux d’ouverture peuvent être perceptibles.

Parmi ceux-ci, certains ont voulu compter la désignation du vice-président Mike Pence, à la tête de l’équipe de transition, au lieu de Chris Christie, gouverneur du New Jersey, attendu pour ce poste, mais écarté en raison notamment d’un conflit avec la famille du gendre de Trump. Le nouveau vice-président Pence n’a cependant rien d’un modéré. Sur le plan intérieur, il fait partie de l’aile la plus conservatrice des républicains. Le choix de ce colistier par le candidat a été considéré comme une concession au tea-party, de nature à corriger les frasques privées de Donald Trump. Peu familier lui-même de la politique étrangère, Pence s’est cependant distingué par son soutien à l’intervention américaine en Irak, son refus de démanteler la base de Guantanamo et son hostilité à la politique de Poutine en Ukraine.

D’autres choix se situent dans la droite ligne des positions trumpiennes. Ainsi le sénateur Jeff Sessions, hostile à l’immigration, à l’avortement et au mariage gay, a été désigné au poste d’Attorney General, bien que sa nomination comme juge de district par le président Reagan ait été à l’époque bloquée par le sénat en raison de propos jugés racistes.

À la tête de la CIA est nommé Mike Pompeo, représentant du Kansas, dont la réputation de faucon est notamment due à sa farouche hostilité à l’accord de 2015 avec l’Iran.

Comme chef du Conseil national de sécurité, le président élu a retenu le général Mike Flynn. Membre du parti démocrate, celui-ci a néanmoins soutenu le candidat Trump, après avoir démissionné en 2012 de la direction de la DIA (Defence intelligence agency), puis avoir été poussé à une retraite anticipée. Connu pour son hostilité à l’islam, il est l’un des rares hauts responsables militaires à avoir préconisé un rapprochement avec Poutine. Quant au « conseiller stratégique » Stephen Bannon, il se présente comme un « nationaliste économique » et stigmatise le « nouveau fascisme » que représentent Daesh mais aussi… le régime de Poutine.

Restent les postes de secrétaire à la défense et de secrétaire d’État.

Pour le premier, Trump vient de désigner le Général Mattis, ancien commandant en chef en Irak et adversaire de l’accord avec l’Iran, surnommé « le chien enragé ».

Pour le second, le président élu semble considérer quatre possibilités : l’ancien représentant permanent à New York John Bolton, ultraconservateur (apparemment moins cité ces jours-ci) ; l’ancien maire de New York Rudolf Giuliani, populaire mais sans expérience internationale ; le général Petraeus, ancien directeur des opérations en Irak et Afghanistan, ancien directeur de la CIA, dont il dut démissionner pour une affaire d’adultère ; et plus récemment l’ancien candidat à la présidence Mitt Romney, de réputation modérée, qui, tout en perdant en 2012 la course présidentielle contre Obama, avait obtenu plus de voix que Trump lui-même en 2016, même si celui-ci a gagné.

Les scénarios à venir pour les crises en cours

À partir de ces éléments de discours et de cet entourage, quel scenario peut-on envisager pour les principales crises de la région. Nous prendrons quatre exemples :

L’Irak

On imagine mal le nouveau président annoncer que les États-Unis se retirent de la coalition à l’œuvre en Irak, alors que celle-ci, s’appuyant au sol sur l’armée irakienne reconstituée ainsi que sur les forces kurdes, est en voie de prendre l’avantage sur les forces de l’Etat islamique. On estime notamment que d’ici le 20 janvier, date de la prise de fonctions de Donald Trump, la ville de Mossoul pourrait être reconquise, même si la bataille est aussi rude qu’on le prévoyait.

Oui, mais après, tout sera à reconstruire en Irak. Un moment réunis dans la lutte contre Daesh, les principales forces en présence ne peuvent que s’opposer à nouveau. La conquête par « l’Etat islamique » (EI) de vastes territoires en Irak et en Syrie s’explique par la décomposition de ces deux Etats, le premier sous l’effet du désordre résultant de l’intervention des États-Unis, le second en raison de la guerre civile sans merci résultant de la répression sanglante par Assad du printemps de 20111.

À supposer que l’on parvienne à éradiquer la présence territoriale de Daesh en Irak, voire d’éliminer ce groupe, les problèmes qui existaient avant la formation de l’EI demeureront entiers. Ces problèmes tiennent à la coexistence au sein de cet État de trois groupes principaux : les Chiites, les Sunnites (ces deux confessions à part quasiment égale) et les Kurdes. Sans compter d’autres minorités : Chrétiens, Yézides, Assyriens.

De la même manière que Tito avait réussi à maintenir l’unité de l’ex-Yougoslavie, le Sunnite baasiste Saddam Hussein était parvenu, d’une main terriblement lourde et s’appuyant sur un État totalitaire, à faire vivre ensemble, par la contrainte, ces communautés. Mais l’ambition louable des États-Unis était d’instaurer une démocratie dans ce pays. Celle-ci n’a pu que laisser s’épanouir les forces centrifuges. Malgré un système savamment dosé (président kurde, premier ministre chiite, président de l’Assemblée sunnite, ces hauts responsables étant secondés par des membres de groupes différents du leur), le fondamentalisme sunnite n’a pu que s’épancher, avec l’appui de « grands parrains » tels que l’Arabie Saoudite et la Turquie. Dans le même temps, l’Iran n’a pas ménagé son soutien aux Chiites. Et c’est le rapprochement entre Sunnites baasistes et salafistes qui a permis l’éclosion de l’EI. Sunnites comme Kurdes ne dissimulent par leur volonté de contrôler les territoires que leurs troupes auront libérés.

L’un des rares porte-paroles de campagne de Trump compétent en politique étrangère, le remarquable Walid Pharès (dont on ignore s’il jouera un rôle auprès du Président Trump), d’origine libanaise maronite, a décrit ainsi l’objectif de la nouvelle administration en Irak : faire coexister pacifiquement ces communautés. Vaste programme, qui supposerait une forte implication américaine, loin de l’isolationnisme et de l’idéologie.

Pour y parvenir, il faudrait placer l’Irak à l’abri des influences régionales (mission impossible) ou réunir celles-ci dans le cadre d’un dialogue nouveau. Ce serait l’un des dossiers pour lequel une concertation renouée avec la Russie, loin d’être absente du théâtre irakien, serait bienvenue. Mais l’Iran et la Turquie devrait aussi y tenir leur place. Ce plan ambitieux impliquerait un investissement politique considérable. On ignore si M. Trump en a la volonté réelle et la capacité.

La Syrie

La situation y est encore plus brûlante.

Chacun peut admettre que l’origine du conflit fut la répression brutale et démesurée engagée par Assad en réaction aux velléités démocratiques qui émergèrent en 2011, à la faveur du printemps arabe.

Ne pouvant demeurer sur le sol syrien, l’opposition politique en exil à Istanbul forma le Conseil national syrien, puis en 2012 la coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution, contrôlée par les Frères musulmans.

Sur le terrain, l’armée nationale syrienne libre fut la première à mener la rébellion, mais fut supplantée en 2013 par les brigades islamistes sunnites, telles que Ahrar al-Cham ou Jaysh al-islam. Ces mouvements rebelles furent soutenus par les occidentaux et les pays du Golfe, en particulier l’Arabie Saoudite, le Qatar, mais aussi les États-Unis et bien sûr la Turquie. Dans le même temps, le régime syrien bénéficiait de l’appui du Hezbollah et de brigades islamistes chiites irakiennes, ainsi que du soutien militaire de l’Iran et de la Russie, que vint renforcer l’action diplomatique de la Chine. Les effroyables dégâts civils causés par l’aviation russe à Alep montrent que Moscou n’opère pas de distinction entre rebelles.

C’est qu’aux forces de ces derniers se sont ajoutés les salafistes djihadistes du Front Al-Nosra, rebaptisé en 2016 Front Fatah al-Cham (branche syrienne d’Al-Qaida). Quant à l’État islamique (Daesh), il entra en guerre, à partir de 2014, contre tous les autres belligérants, devenant ainsi la cible d’une campagne de frappe effectuées par une coalition arabo-occidentale menée par les États-Unis.

Le simple exposé de cette situation souligne le caractère improbable d’une « grande coalition » anti-EI, évoquée notamment après les attentats de 2015 en France. En effet, l’alliance arabo-occidentale s’en prend certes à Daesh mais souhaite préserver les autres forces d’opposition au régime. Au contraire, la Russie et l’Iran veulent éliminer tous les mouvements hostiles à Assad, arguant que ceux qui n’ont pas fait allégeance à Daesh sont néanmoins contrôlés par des salafistes djihadistes.

Ceci démontre que tout rapprochement américano-russe, voire américano-russo-chinois sur la Syrie se heurtera à une double opposition : celle, interne aux États-Unis, des faucons républicains très réticents envers toute concession aux chiites iraniens ou irakiens ; celle des grands pays sunnites de la région (Arabie Saoudite, Qatar, Turquie), dont la priorité est d’abattre Assad.

Certes, comme en Irak, il est possible d’imaginer un accord pour abattre l’État islamique. Mais si cet objectif est rempli se posera aussitôt la question de l’avenir d’Assad d’un côté, des autres forces rebelles de l’autre.

L’accord nucléaire avec l’Iran

Le 14 juillet 2015, l’Iran concluait, après douze années de négociation, un accord avec les 5 puissances (membres permanents du Conseil de Sécurité plus l’Allemagne) sur la poursuite de son programme nucléaire civil, moyennant l’assurance que le « break out » militaire serait écarté, et que ce programme serait soumis à un contrôle international poussé, en contrepartie de la levée progressive des sanctions.

Cet accord a été entériné le 20 juillet 2015 par la résolution 2231 du Conseil de Sécurité de l’ONU. Il est entré en vigueur en janvier 2016. Ce texte n’était pas soumis à ratification du Congrès à moins que le Sénat n’adopte une résolution rejetant l’accord à la majorité des 2/3.

Facilité par l’élection en juin 2013 du président Rohani qui, sans changer la ligne conservatrice du pouvoir iranien, l’a rendu plus fréquentable en renonçant aux déclarations provocatrices de son prédécesseur sur la destruction d’Israël et la négation de la Shoah, ce texte a fait l’objet de vives critiques de la part de deux grands pays de la région : l’Arabie Saoudite et Israël. M. Netanyahu s’est même rendu au Congrès pour prononcer un discours hostile à cet arrangement en vue de recueillir les 34 voix sénatoriales nécessaires au blocage. Et ce sans succès.

Lors de sa campagne, le candidat Trump a vivement critiqué cet accord, reprenant l’argument des pays qui s’y opposent, selon lesquels ces dispositions ne feraient pas obstacle à une poursuite secrète du nucléaire militaire iranien.

Même si les premières déclarations du président élu tendent au pragmatisme, M. Trump, une fois en fonctions, ne pourra ignorer complètement ses propos de campagne.

Que peut-il faire en pratique, s’agissant d’un engagement international multilatéral déjà en vigueur ?

D’abord, saisir le Congrès du texte. Initiative de pure procédure, car la Chambre des représentants et le Sénat, s’ils peuvent débattre de l’accord, voire exprimer des réserves à son endroit, ne disposent pas des prérogatives qui permettraient le retrait de l’engagement des États-Unis.

Ensuite, l’administration Trump peut laisser le Congrès adopter des résolutions maintenant l’ensemble des sanctions américaines à l’égard des entreprises collaborant avec l’Iran. Cette voie sera empruntée d’autant plus volontiers qu’elle rejoint un autre volet de la campagne du président élu, celui du patriotisme économique. On sait qu’en pratique ces sanctions constituent des obstacles à la conclusion d’accords économiques entre les entreprises notamment européennes et leurs partenaires iraniens.

Le nouveau président pourrait même signifier le retrait des États-Unis de l’accord, qui en lui-même est une déclaration orale, même s’il a été entériné par le Conseil de Sécurité.

La dernière voie qui s’ouvrirait au nouveau président est à la fois plus incertaine et plus ambitieuse. Elle a été cependant évoquée par M. Walid Pharès dans une interview à une chaîne télévisée française au lendemain de l’élection. Il s’agirait d’une part d’obtenir de l’Iran des engagements plus fermes sur le respect de l’accord, d’autre part de demander à ce pays une attitude plus coopérative sur les conflits régionaux.

Cette approche suppose implicitement l’ouverture d’un dialogue américano-iranien sur la stabilité politique du Proche et du Moyen-Orient. On ignore si cette annonce sera suivie d’effet et, si tel était le cas, la réaction des dirigeants de Téhéran à l’égard de pareille démarche.

Le conflit israélo-palestinien

Les déflagrations qui ont embrasé la région depuis 2011 et l’explosion du terrorisme djihadiste frappant jusqu’en Europe et en Amérique ont presque fait oublier l’impasse dans laquelle se trouve le conflit israélo-palestinien depuis plus de quinze ans. Seize années précisément : c’est aux derniers mois, voire aux derniers jours de l’administration Clinton qu’il faut remonter pour déceler, avec la conférence de Camp David de juillet 2000, les derniers efforts de Washington pour régler ce conflit ; puis vint encore la conférence de Taba en janvier 2001 (qui, en dépit du lancement de la deuxième Intifada, fut sur le point de réussir à la veille de l’entrée à la Maison Blanche de George W Bush et de l’arrivée au pouvoir à Jérusalem d’Ariel Sharon).

Depuis, la situation n’a cessé de se dégrader. Les causes de ce blocage sont connues et soulignent la responsabilité des deux parties. L’isolement d’Arafat du fait de l’encerclement opéré en Cisjordanie par le gouvernement Sharon, puis le décès du leader historique en 2004 ont privé le mouvement palestinien du seul dirigeant qui aurait pu être capable de le fédérer. Jamais son successeur Mahmoud Abbas, confronté à la victoire du Hamas aux élections législatives de 2005, n’aura bénéficié de cette capacité. La prise de contrôle de la bande de Gaza, en 2007, par le Hamas scella le schisme entre l’autorité palestinienne de tendance modérée et la mouvance radicale, incarnée par le Hamas et le Djihad, refusant de renoncer à la violence et de reconnaître Israël.

Parallèlement, après les timides et infructueux efforts des gouvernements Sharon et Olmert, le retour au pouvoir de Benjamin Netanyahu en 2009 signifia la victoire d’une ligne dure israélienne, alimentée par les épisodes militaires de 2009 et de 2014 à Gaza.

Les accords d’Oslo sont battus en brèche à la fois par l’action du Hamas, puissamment soutenu par l’Iran et par la négation israélienne des principes mêmes de 1993, à savoir une solution reposant sur deux États, l’arrêt de la colonisation en Cisjordanie et la recherche d’un statut pour Jérusalem. Après avoir exprimé la volonté de vivre ensemble dans les années 1990, les parties semblent se faire la courte échelle pour maintenir un dangereux statu quo.

À cet égard, les administrations George W Bush et Obama ont brillé par leur échec. La première, accaparée par ses interventions militaires, puis, lors du second mandat Bush (2005-2008), par la gestion de leurs conséquences, n’a pris aucune initiative crédible sur ce conflit. Quant à l’administration Obama, elle avait suscité un espoir dans le monde arabe, notamment après le discours du Caire (juin 2009). Mais l’ouverture alors lancée aux islamistes modérés fut dépassée par l’éclosion des printemps arabes et l’essor du djihadisme sunnite, conduisant les Frères musulmans à se radicaliser à leur tour pour suivre leurs opinions. Le renversement par l’armée de Morsi en Égypte prit de court le président américain, réduisant à néant son ambition.

Dans le même temps, la relation de plus en plus glaciale entre le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu et le président Obama priva ce dernier de toute capacité d’influence sur la politique israélienne et mit à jour l’échec de la diplomatie américaine, dépourvue de moyens effectifs de pression sur les parties au conflit.

Un grand vide est apparu, que la nature s’est empressée de combler. Quatre jours après le vote britannique sur le Brexit, deux événements marquants se produisirent le 27 juin 2016. Le premier avait été encouragé par le secrétaire d’État John Kerry : il s’agissait de la réconciliation entre Israël et la Turquie, après une brouille de 6 ans, consécutive à l’attaque par Israël du bateau turc Mavi Marmara, opération qui coûta la vie à 10 militants turcs pro-palestiniens. Bien au-delà d’un simple rabibochage, l’accord du 27 juin ouvre la voie à une vaste coopération stratégique entre Ankara et Jérusalem. Le même jour, le président turc présentait ses regrets au président Poutine pour la destruction en plein vol par l’armée turque, en novembre 2015, d’un avion russe en opération en Syrie. Or, il semble bien que ce geste de regret d’Erdogan lui ait été suggéré par M. Netanyahu.

C’est que depuis un an, ce dernier a eu six entretiens en tête-à-tête avec M. Poutine. Ces conversations ont porté sur la nécessité d’éviter toute interférence entre les aviations russe et israélienne sur le théâtre syrien, mais aussi sur des questions plus stratégiques, telles que l’exploitation du gisement de gaz israélien du Leviathan et l’influence modératrice que pourrait avoir la Russie quant au soutien apporté par l’Iran au Hamas.

Se dessinait donc une entente à trois, entre la Russie, la Turquie et Israël. Certes entre temps, l’été a passé. Les suites du coup d’Etat du 15 juillet ont mis en lumière le caractère implacable du pouvoir turc, tandis que la présence massive de l’aéronavale russe dans la région ne pouvait rassurer Israël. Il demeure que l’effacement de l’influence américaine, associé à l’absence d’option alternative d’une Europe de plus en plus divisée a conduit Israël, sans remettre en cause les fondements du partenariat stratégique avec Washington, à nouer des dialogues directs ou indirects avec les nouveaux maîtres du jeu : Russie, Turquie, Egypte, Jordanie, mais aussi Arabie saoudite.

Voici donc un sujet sur lequel l’intuition de M. Trump de la nécessité d’un rapprochement avec Moscou pourrait produire des effets. Seul le président russe pourrait obtenir de l’Iran une attitude plus constructive consistant à inciter le Hamas à la modération.

Israël ne pourrait en ce cas refuser les gestes permettant le retour à la table des négociations (apparemment, Donald Trump connaît Benjamin Netanyahu, qu’il aurait rencontré dans les années 1980, lorsque ce dernier était représentant permanent d’Israël à l’ONU).

Outre la question palestinienne se posera celle des rapports d’une éventuelle Syrie en paix avec Jérusalem, notamment sur le statut du Golan.

Ces quatre exemples ont été pris à titre illustratif. D’énormes enjeux se présentent de la même manière en Afghanistan, au Yémen ou en Libye…

*

*          *

C’est donc un immense chantier proche et moyen-oriental qui se présente au président américain lorsqu’il entrera en fonctions le 20 janvier 2017.

M. Trump dispose d’atouts : il lui sera difficile de faire moins bien que ses deux prédécesseurs ; le dialogue avec Moscou est une option prometteuse, à condition de ne pas tomber dans les pièges que le maître du Kremlin, qui, lui, a été à la manœuvre durant ces seize années, élu pour la première fois en mars 2000, ne manquera pas d’armer.

Mais pour réussir, le nouvel occupant de la Maison-Blanche devra s’affranchir des faucons républicains qui entendent bien contrôler son action.

Et surtout : qui est Donald Trump ?

Est-ce un personnage sans grande consistance, qui a su profiter, grâce à un vrai talent d’acteur, des opportunités de la campagne et des failles de son adversaire, mais se révélera incohérent et faible dans l’exercice du pouvoir ? En pareil cas l’effacement des États-Unis ne pourra que se poursuivre. Est-ce au contraire un homme capable de transformer quelques justes intuitions en orientations politiques volontaristes suivies d’actions ? Alors Washington retrouverait une vraie carte à jouer au Proche et au Moyen-Orient.

Espérons enfin que dans cette nouvelle donne, l’Europe saura enfin trouver sa place.

Mais le surplace européen que nous observons depuis le Brexit, puis l’élection de Trump…

Tout cela n’est guère encourageant.

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About Author

Pierre Ménat

Juriste et Politologue, Chargé d’Enseignement en Questions européennes à l’Université Toulouse-Capitole et Assesseur à la Cour nationale du Droit d’Asile (France) – Ambassadeur de France en Tunisie pendant le « Printemps arabe »

2 Comments

  1. Gerard Vaughan on

    If only there was an English translation – ideally on the same page – I could resuscitate my very rusty French !!

  2. Le monde arabo-musulman faut’il faire confiance a Trump .. Le faite comme on dit en kabyle .. ‘C’est comme une feuille d’un olivier il se dirige la ou le vent soufle’

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