TUNISIE – « Choisir l’Incompétent ou la Brute ? Je ne vais pas voter ! »

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Ni l’un, ni l’autre… Je ne vais pas voter ! Dans quelques jours, se tiendra le second tour des premières élections présidentielles depuis la révolution de 2011. Ce billet d’opinion n’est en aucun cas une incitation à l’abstention, ni à se rallier à mes convictions…

Tunis, le 16 décembre 2014.

S’il y a eu des erreurs dans cette révolution, c’est nous qui les avons commises. Si nous continuons à faire des erreurs en Tunisie, c’est nous qui les faisons. On n’a pas besoin de conseil, pas besoin d’aide.

Nous voulons un pays normal avec des valeurs universelles ; nous voulons avoir des perspectives de développement, du travail pour tout le monde et, évidemment, nous voulons mettre fin à la corruption omniprésente dans la vie publique, ainsi qu’au sentiment d’insécurité.

Il n’est donc pas question d’ingérence étrangère. Il n’est ni question de haine ni de rejet non plus, seulement la volonté de construire, ensemble et nous-mêmes, un nouveau pays, une nouvelle société… nous-mêmes.

Nous revendiquons un État moderne. Effectivement, cela ne peut se faire sans créer et renforcer un trait d’union entre les représentants politiques et leurs électeurs, c’est-à-dire entre la classe gouvernante et le reste de la population qui devra la contrôler. Cela requiert, aussi, un minimum de conscience populaire et un minimum de (bonne) qualité politicienne.

Malheureusement, aujourd’hui, nous sommes devant un vrai dilemme : voter contre ses propres convictions ou ne pas voter du tout.

Bien… Essayons un scénario hypothétique… Admettons que j’accepte de voter, en devant choisir entre des candidats distincts qui n’atteignent pas le minimum de (bonne) qualité politicienne. Supposons que, au terme d’un premier round, seuls deux misérables candidats, aux profils pourtant opposés, se retrouveraient au second tour : l’Incompétent, un maladroit qui sème la discorde et la zizanie ; et la Brute, un vautour de mauvais augure qui ne tient pas sa langue, un ancien valet vicieux d’une clique dictatoriale.

Par principe, il est inadmissible de cautionner l’Incompétent, comme il est hors de question de soutenir la Brute.

Il serait malhonnête d’aller voter !

Non ?

Si ! Quoi que vous en disiez…

Cependant, selon d’aucuns, « il faut choisir le moins nuisible des deux, pour garantir le bonheur futur de la Tunisie » ; c’est « un mal nécessaire », affirment-ils.

Donc, par analogie, je présume que -dans une situation identique- s’ils étaient obligés de marier leur fille unique, en choisissant entre un « globalement cinglé » et un « truand », ils le feront tous (sans même « épier » leur belle-famille potentielle), et ce pour assurer la pérennité de leur structure ?

Il fallait bien qu’on transforme les principes en actions concrètes. On a donc choisi un autre camp. Car il n’y a pas que le vote et l’action politique qui peuvent ouvrir la porte au changement.

L’influence des intellectuels tunisiens ?

Précisons les rôles de notre fable.

Les bons…

Dans ce récit, on va faire exprès d’être partiel… et omettre de parler du rôle précieux de nos « bons » intellectuels (et plus particulièrement les juristes, assassinés ou vivants) ; on se contentera de dire qu’un « bon intellectuel » a pour armes invincibles l’objectivité, la vérité, la justice et le dialogue.

Il a essayé de servir la société tunisienne avant et, surtout, après la révolution. Néanmoins, il exagère un peu dans sa façon de voir la pratique politique et, notamment, le droit de vote.

Les moins bons…

En faisant, ci-dessus, des allusions politiques, il est utile de préciser qu’outre l’argent, la vie politique post-dictatures en Tunisie mise toujours sur des forces très particulières : les mercenaires, les blanchisseurs et les « suceurs » (politiques).

Premièrement, d’une manière générale, je ne supporte pas le genre servile et lécheur.

Malheureusement, ça coule dans les veines de bien des Tunisiens (qu’ils soient obligés ou spontanés). Ici, « la fin justifie les moyens » est encore seconde religion. C’est vrai qu’il y avait presque une identification totale entre la mentalité tunisienne et la mentalité RCDiste (le Rassemblement constitutionnel démocratique, parti du despote Ben Ali). Je veux dire par là : du « larbinisme » à outrance, du « lècheculisme », du « caméléonisme » et du « panurgisme » ; sans oublier les ingrédients de la défiance et de la haine « d’autrui différent », de l’ingratitude, de la délation et de l’intérêt égoïste et sectaire (celui de la Clique). Autant de « qualités » qui n’ont pas disparu en un « printemps » et imprègnent encore la société.

En plus des applaudisseurs, je me suis toujours intéressé aux « minorités élitistes ». Spécialement durant ces quartes dernières années, j’ai trouvé très divertissant d’observer ces « intellectuels » et « spécialistes » tunisiens occuper le terrain pendant que le « petit peuple » subissait l’hyperinflation et assistait à l’agonie de sa révolution.

Il y a quelques années déjà, on ignorait l’existence même de presque tous ces hommes ; et pourtant, on se renseignait très facilement.

À vrai dire, ils se la coulaient douce, avant et durant les événements de la révolution. Mais, à partir de la mi-2011, ils se sont soudainement transformés en activistes et se sont accaparé les devants de la scène.

J’ai toujours aimé les lire soigneusement, les écouter et les scanner, dans un but d’archivage particulier.

Je ne supporte ni les traîtres, ni les intellectuels vendus non plus.

Je pense même que les sociologues politiques et classiques, et surtout les historiens tunisiens de l’ère postrévolutionnaire (s’il y en a) devraient leur accorder une attention particulière et un chapitre bien à eux. Pour ma part, je les ai dénommés « les oligarques » (plus exactement « les zoo’ligarques »).

Personne n’ose contester leur prétention à monopoliser « Patriotisme, Savoir et Vérité ». Drapés de leur littérature poudrée et surannée, ces « oligarques intellectuels » -tout comme les quelques magnats des médias et sondages- ont bâti leurs « fortune » et notoriété dans le chaos populaire postrévolutionnaire. Les « oligarques intellectuels » ont profité de l’ignorance et de la naïveté des masses pour distiller leur message, parfois avec la complicité des médias.

Ils ont usurpé le trône de « l’Élite » ; et aucun profane n’aurait été susceptible de leur résister. Je suis, encore, persuadé que, par leurs idées, ils ont été la force motrice de l’ascension de certains et de l’acceptation par les citoyens de groupements néo-anciens, et d’autres mouvements « bidon ». Chaque régime ou courant politique à vocation dominatrice a ses matrones intellectuelles…

Révolution ou pas, phase transitoire ou pas, cela fait longtemps qu’ils placent leurs intérêts au dessus de ceux de la population. J’ai remarqué les méthodes peu orthodoxes qu’emploient certains d’entre eux, qui jouent à la fois de la haine et de l’exclusion de l’adversaire (notamment tout citoyen aux opinions politiques opposées), qui manient le sophisme et  « l’ancienne » criminalité -très- organisée (celle des RCDistes, Trabelsis et autres machines mafieuses probablement actives encore aujourd’hui).

Nous voulions la paix, mais nous haïssions (et haïssons toujours) le RCD, aussi bien que son régime et ses sbires adhérents (crapuleux, sans exception ; évidemment, ne sont pas visés les individus honnêtes qui ont été forcés de recevoir, à leur domicile ou à leur travail, leur carte d’adhésion « mauvâtre » [ndlr : cette expression fait référence à la couleur préférée de Ben Ali ; son parti, comme tout le pays d’ailleurs, le journal-télé, les studios, les sièges des stades et théâtres…  tout était mauve]). Je ne suis pas pour la réconciliation avec les RCDistes, qui ont saigné le pays.

Le peuple virtuel et réel l’avait bien saisi : les zélateurs et quelques pro-régimes s’étaient éclipsés. La majorité, surprise et satisfaite de ce changement révolutionnaire, s’en était réjouie ; pour elle, peu importait que ce fût une vraie « révolution » ou un « putsch » organisé par la CIA ou par l’armée… La page Ben Ali était désormais tournée et le message était passé : « Nous voulons la paix (slogan et actes) ». Tout cela arrivait à l’ère du numérique ; et je me rappelle qu’à l’époque de « la solidarité révolutionnaire », tout Tunis avait partagé la photo des mains serrées « photoshopées » sur notre drapeau national.

Même s’ils étaient restés très réservés, face à la succession rapide des évènements, il était impossible de classer ces intellectuels dans la catégorie des « antirévolutionnaires ».

Progressivement, en effet, ils ont contribué à affaiblir l’unité du peuple, rien qu’en se manifestant sur les réseaux sociaux, ces « armes de destruction massive » : au lieu de suivre la marche et de rectifier les erreurs, ceux-ci ont commencé à s’organiser collectivement et à pousser des cris, des critiques et des injures terriblement agressifs. Ce fut pire encore : nous avons compris à leur ton qu’il n’y avait aucune paix dans leurs idées et paroles, mais de l’agressivité. Ils s’étaient invités sur la toile avec toute l’arrogance typique de la hiérarchie des intellectuels tunisiens, pour nous faire la leçon. J’avais l’impression que « Mesdames et Messieurs Complexe De Supériorité » étaient l’unique référence protectrice de la population depuis des dizaines d’années. Comment se faisait-il que, de façon irresponsable et arbitraire, nous avions cru pouvoir nous substituer à l’autorité de ces « Dieux » ? Parce que nous, Peuple et Révolutionnaires, nous leur avions fait cadeau de la révolution ?

Les gens, toutefois, étaient encore euphoriques ; ils ne se sont aperçus de rien. J’étais quant à moi persuadé que c’était un mauvais signe : on n’allait pas réussir ; c’était une question de temps…

C’est le nouveau paysage politique qui a tout bousillé et nous a divisés.

On était au maximum de nos tensions dans nos rapports avec les forces étrangères qui tentaient de minimiser l’importance de notre révolution, et au maximum de nos tensions internes dans notre guerre avec la contre-révolution. Tout cela s’est reflété dans la complexité de la situation politique qui a suivi (défaite cuisante des progressistes ; essor puis échec de la Troïka gouvernante) et internationale (le terrorisme s’est bien installé dans le monde arabe) dans laquelle le Tunisien évoluait à l’époque.

Il faut avouer que ces acteurs sont des « as » en la matière : ils savent très bien quand et comment pérorer, quand et comment rester discrets, quand et comment se faire oublier et quand comment réapparaître et laver les esprits. Dans ce dernier exercice, ils pourraient même rivaliser avec les extrémistes religieux ! Par contre, quand ils coiffaient leur casquette de partisan, même inconsciemment, ils ressemblaient plus à des « bagarreuses de hammam ».

Beaucoup le savent, déjà : ces honorables citoyens sont au mauvais goût ce qu’Einstein est à la science. Ils aiment faire parler d’eux, mais ils sont stupides et ridicules. Ce sont surtout leurs maladresses verbales de nature régionaliste voire raciste qui me paraissent calamiteuses, à l’image de leurs inventions conceptuelles futiles, telles que la qualification d’une certaine catégorie d’électeurs tunisiens, comme « détritus et ordures », ainsi que la stigmatisation d’un certain électorat, répertorié sous les termes outrageux « Sudistan » et « Sud islamiste », à de soi-disant fins scientifiques. Et, quand on leur demande de se justifier, ils répondent qu’il ne s’agit pas de « stigmatisation », mais d’éviter que le « virus sud-islamiste » n’atteigne le nord !

D’accord, c’est noté… Et, puisque nous sommes dans les nuances, je pense pour ma part que vous, qui n’appartenez pas aux « intellectuels experts » mais aux « intellectuels faussaires » et encore pas à « l’opposition libérale » mais à la « majorité complexée », vous ne nous prenez pas même pour des « imbéciles », mais bien pour des « abrutis ».

Personne n’a dit que ce sont des plumitifs d’une pathétique logorrhée, souffrant d’avaries cérébrales incurables. Personne ne parle, non plus, de leurs offenses et provocations envers les individus qui ne soutiennent pas leur propre favori politique. Évidemment, les opinions dissidentes sont automatiquement flinguées… Comme au temps du RCD !

Malgré tout, la ruse exceptionnelle et le discours docte et subtil de certains d’entre eux m’ont vraiment fasciné.

Ils sont probablement les grands jokers officieux de l’anti-révolution, les hommes-clés et les soldats invisibles de certains courants (ce n’est pas un secret) ; ils sont, surtout, propagateurs d’idéologies maquillées en réalisme par une démagogie verbale.

Cependant, pareilles idéologies ne sont pas souvent compatibles avec la pensée révolutionnaire, ni attentives aux aspirations populaires. En effet, à chaque événement qui favorise le seul intérêt de leur propre camp, je suis vraiment sidéré de voir des intellectuels et spécialistes partisans, détachés de toute objectivité, se dire « soulagés et satisfaits (de l’évolution de la donne politique) ».

Pareille déclaration constitue leur seringue efficace pour doper le plus grand nombre et le persuader que tout va bien, ou pour influencer autrui à changer de camp. Je suppose que s’ils le pensent ainsi, que s’ils le disent eux-mêmes, la masse devrait totalement partager cette opinion, et tout raisonnement contraire -majoritaire ou minoritaire- est donc inacceptable et erroné.

Leurs critiques sont trop douces, polies et encourageantes quand ils s’adressent à leur « chouchou politique » ; ils ne sortent leurs griffes et ne nous gâtent d’indécence que pour diaboliser et ridiculiser ses adversaires directs. Ils pêchent en eau trouble, ma foi.

Le petit peuple ?

Il n’aura été qu’un révolutionnaire à mi-temps…

Un révolutionnaire à court terme…

Ensuite, il en a eu marre : il s’est lassé, dépassé par les événements, effacé historiquement et assassiné financièrement.

La grandeur du peuple de Tunisie a ainsi cédé sa place à la décadence. Pour ne pas dire que les vrais révolutionnaires sont déjà morts ; et c’est leurs familles qui en subissent les conséquences.

Il est vrai, en outre, que fabriquer un politicien coûte moins cher que dédommager un révolutionnaire.

Demain, alors ?

Eh bien, je remplirai normalement -et je l’espère parfaitement- une énième mission d’observation électorale…

Heureusement que les présidents et chefs des centres et bureaux de vote s’y sont habitués : ils ne s’étonnent plus guère des motivations de ces observateurs nationaux qui ne vont pas voter aux élections présidentielles ; ils ne se scandalisent plus de retrouver, lors du dépouillement, leur sentinelle et matraqueur procédural, le doigt « non-encré ».

L’avenir de la Tunisie reste incertain.

Tout semble possible…

Peut-être l’élection du nouveau président et un sincère dévouement national des représentants du peuple ramèneront-ils la paix et la prospérité dans le pays. Nous aimerions croire, sincèrement, qu’une ère de liberté et de progrès va s’ouvrir immédiatement, dès leur prise de fonction.

Chaque jour on en rit et, heureusement, on vaque à ses occupations… mais, au fond de soi, on a un sentiment d’angoisse ; il ne nous lâche pas… un sentiment qui nous tenaille.

Et les anti-abstentionnistes ?

Personnellement, je ne m’en soucie guère.

Ma position est à la fois conjoncturelle et provisoire.

Elle est justifiée par des considérations relatives aux profils et machines qui s’activent derrière les prétendants.

Évidemment, d’aucuns sortirons une de ces chansonnettes à la mode « Ne laissez personne décider pour vous » ; « Ne pas voter c’est refuser sa citoyenneté » ; « L’abstention est un acte antidémocratique », « S’abstenir n’est pas la bonne solution face à deux maux inévitables » (sous-entendu, en dialecte tunisien : le « Taghawôl » [l’hégémonie dictatoriale] versus le « Tachallôk » [la ridiculité du régime]) ; « Je vote, donc j’existe et je prouve ainsi que je suis un bon citoyen » ; « L’option bulletin blanc, pour barrer la route à ceux qui se donnent le droit de remplir les urnes des voix des absents, est meilleure ». Ou encore, plus explicitement, « Votez Marzouki, c’est pas un gros problème, d’autant que c’est un vrai militant des Droits de l’Homme et le dernier rempart de la révolution contre la résurrection de l’ancien régime » ; « Non ! Votez Essebsi, c’est mieux, pour rehausser le prestige de l’État et préserver sa souveraineté et sa sécurité, ainsi que pour instaurer une totale laïcité en Tunisie ». Leur conclusion, « Il faut voter ! ».

Soyons clairs…

Premièrement, en Tunisie, aujourd’hui, le vote donne au citoyen le sentiment qu’il a une capacité d’influence sur le pouvoir et qu’il a une capacité de sanctionner ou de récompenser celui qui le représente. Mais le vote n’est pas le fondement de la démocratie, seulement une de ses composantes. Les révolutionnaires tunisiens ne sont pas morts pour le droit de vote, mais pour plus de liberté, de dignité et d’égalité.

Deuxièmement, la démocratie ne se résume pas à l’élection. Les pouvoirs qui nous gouverneront ne seront pas tous des pouvoirs élus. En théorie, il pourrait s’agir des « deep pockets » [ndlr : terme emprunté à l’argot américain, traduit littéralement les « poches profondes », pour désigner les grandes entreprises et les ploutocrates] tunisiens ou étrangers, des marchés financiers, des institutions financières internationales, et des acteurs de l’ombre (politiques et militaires) qui n’auront en aucun cas à rendre des comptes au parlement, aux citoyens. Et pour évoquer cette invention tunisienne : avons-nous élu le « Quartet » [le syndicat UGTT, l’organisation patronale Utica, la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme et l’Ordre des avocats s’étaient institués en « médiateur » au moment de la crise institutionnelle de 2013] ? Il se prévaut, pourtant, d’une sorte de légitimité… qui ne me semble pas incontestable.

Parlons aussi de la supercherie du moment : on raconte que le vote est un « acte libre et individuel… un droit souverain » ; mais on entend parallèlement le discours de partis qui ont perdu les élections législatives ou sont sans candidats représentatifs pour les présidentielles, qui appellent leur base à une totale neutralité, ou qui « ordonnent » à leur électorat de voter pour tel ou tel, voire carrément de ne pas aller voter. L’électorat ne conteste rien, il aime appliquer les consignes.

Alors, « acte citoyen libre, consenti, personnel et volontaire » dites-vous ?! (Dites-nous alors aussi combien d’électeurs globalement conscients et « intelligents » il y a en Tunisie.)

Ajoutons, donc, au « vote discipliné », le « vote ‘panurgique’ ». Quand je repense à certains amis, le lendemain des législatives, qui m’ont raconté comment, après avoir voté, par intérêt, par affection ou par pure conviction, pour le candidat x ou y, ils se sont retrouvés « hors jeu à cause du ‘vote utile’ »… Je suis parti en fou rire.

Bref, s’abstenir de voter, au deuxième tour, n’est en rien une atteinte à tous ces slogans attrayants, mais peu convaincants ; et c’est toujours une liberté fondamentale. Ce n’est pas non plus un déni de citoyenneté.

Ironiquement, on peut même évoquer cette raison : choisir entre Marzouki et Essebsi, c’est comme choisir entre Bunga-Bunga et Général Aladeen (les amateurs des scandales politiques et du septième art comprendront : l’un est connu pour ses frasques ; l’autre est autoritaire, misogyne et fantasque).

Plus sérieusement, celui qui pense pouvoir trouver totales démocratie et sécurité chez son candidat idolâtré ressemble à celui qui espère trouver du miel dans une ruche de guêpes. Et, encore, par le fait de la « qualité » des candidats présidentiables, de leur cadre partisan et de la tranche d’âge à laquelle ils appartiennent, aucun des discours politiques n’a été séduisant dans le fond, marqués par le populisme, les accusations, les menaces et les représailles. Trop de béni-oui-oui, trop de gens intéressés ou aveuglés, trop de personnes jadis à la gamelle du pouvoir et qui se sont enrichis en détournant l’argent public… peu de patriotes éclairés et éloquents.

Même les intellectuels qui ont rejoint, voire « infiltré » -à l’instar des services de renseignement et de sécurité- certaines formations politiques se sont transformés, pour la plupart, en défenseurs et justificateurs des actes de leurs partis. Sur plusieurs sujets critiques, j’en qualifierai certains « d’avocats du Diable »…

La majorité abstentionniste apparue lors des élection législatives, en fin de compte, semble avoir réalisé que tous les candidats actuels sont pareils aux précédents, c’est-à-dire issus d’une même caste, certes relookée, et pour un même résultat probable : un cocktail de suivisme, d’immobilisme, d’ambitions personnelles et d’égoïsme intéressé, celui d’une « élite » politique. La « révolution » n’y a rien changé.

Est-ce que les citoyens tunisiens doivent aller à l’encontre de leur conscience ? Sont-ils obligés de vous séduire, de vous suivre, d’être solidaires avec vous jusqu’à se renier en élisant, dans leur quartier par exemple, un voyou ? Ou en validant un invalide pour se charger de leurs affaires domestiques ?

Je connais bien le milieu des associations et des ONG. L’une des absurdités de la pratique électorale que j’ai pu constater en fréquentant leurs membres, c’est que des défenseurs farouches des « sans voix » ont voté en faveur des « nantis », ces assoiffés de pouvoir et d’argent, quand justement les personnes pauvres et affamées demandaient plus d’égalité et de justice sociale.

Quand on entend la grande majorité de nos représentants, on se laisserait aller à l’idée que « c’est beau d’associer ‘intérêt général/national’ et ‘démocratie’ à toutes les sauces du ‘peuple’ ». Peut-être a-t-on réussi à dissimuler la face la moins acceptable de la démocratie républicaine classique, présentée comme un processus de substitution et comme un cadre d’aristocratie élective, simplement en avançant l’argument que l’origine du pouvoir et sa légitimité résident toujours dans le peuple ; que, la démocratie, c’est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple (une belle affirmation!) ou, plus correctement, que la souveraineté appartient au peuple qui l’exerce, entre autres, à travers ses représentants. Mais en pratique, il est hors de question de confier au peuple le soin de prendre des décisions et de se gouverner. La Tunisie postrévolutionnaire n’a pas attendu pour se fondre dans l’exercice.

Sociologiquement et de manière évidente, ces « politiciens-représentants » ne sont pas représentatifs de (toute) la population tunisienne. Même la Constitution n’évoque aucunement le principe selon lequel l’ARP (Assemblée des Représentants du Peuple, selon la nouvelle dénomination officielle ; le parlement) devrait être constitué à l’image du peuple. Par ailleurs, le « peuple », lui, il ne se soucie ni de ces questions, ni des « quelques-uns » qui dirigent, « seuls » compétents pour s’occuper des « affaires publiques ».

Pour le plus grand nombre des Tunisiens, le système n’a pas complètement suivi l’évolution de la société postrévolutionnaire ; la politique demeure relativement un bien de famille, qui repasse de père en fils (biologique/idéologique) ou se partage entre anciens notables des régimes dictatoriaux. On ne s’attarde plus à vérifier leur « citoyenneté », ni leur moralité politique.

Quant aux quelques « bons » politiciens et députés tunisiens, je ne suis pas certain qu’en écoutant les doléances du petit peuple, ils trouveront automatiquement les bonnes solutions à ses préoccupations et ses crises. Sans oublier que les citoyens tunisiens sont souvent mal informés et noyés dans un flot médiatique spécieux.

Dans peu de temps, on se rendra compte que sa propre voix n’est pas prépondérante, parce que les deals politiques et, surtout, l’argent qui prévaut, derrière les « grands candidats » et les représentants vont clairement « désubstantialiser » et dévitaliser cette « jeune démocratie ».

Je ne vais pas épiloguer à propos de l’entourage politique, intellectuel et financier de l’un et de l’autre ; je conclurai en confirmant que, pour des raisons historiques et actuelles, pour des motifs idéologiques et politiques certainement aussi (on se trouve devant une sorte de labo « démocratique » qui ne présente que deux alternatives : le « néo-bourguibisme » nébuleux marié à la contre-révolution, qui fait face à une politique d’errance, d’embuscades et de chantages ; toutes deux pétries d’arrogance), aucun des candidats à la présidentielle ne convient à ma vision pour la Tunisie, ni ne me paraît être l’homme du quinquennat. Et, donc, pour toutes ces raisons, je déclare l’abstention « utile ».

Est-ce du désintérêt absolu ? Non ! Un divorce avec ces politiques en particulier ? Absolument !

Sinon, quand je me fais un petit flashback post-révolution, en observant le paysage politique tunisien actuel, et en me rendant compte de l’absence de certains mécanismes indispensables, cette pensée de Rousseau résonne directement dans mon esprit : « Le peuple ne peut avoir de représentants, parce qu’il est impossible de s’assurer qu’ils ne substitueront point leurs volontés aux siennes, et qu’ils ne forceront point les particuliers d’obéir en son nom à des ordres qu’il n’a ni donné ni voulu donner. »

Il faut transformer nos principes en actions concrètes. D’autres formules existent. Fort heureusement !

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About Author

Haythem Belhassen Gabsi

Juriste (Droit International et Questions africaines) - (Tunis – TUNISIE)

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