TUNISIE – Élections présidentielles : «l’inimaginable!»

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Tunisie, du triomphe...Qui est Béji Caïd Essebsi, le nouvel homme fort de la Tunisie ? Qui est le nouveau « raïs » qui a su imposer son parti, Nidâa Tounes, vainqueur des élections législatives d’octobre 2014, et s’apprête à occuper la présidence de l’État ? Une fonction que la nouvelle constitution tunisienne a vidé de la plupart de ses anciennes prérogatives, mais dont le chef de file de la première formation politique du parlement saura sans nul doute restaurer la puissance.

L’homme est crédité de la majorité des intentions de votes au second tour des élections présidentielles qui se tiendront dans quelques jours en Tunisie. Il est aussi considéré par les chancelleries européennes comme le choix le plus « raisonnable » que pourraient faire les Tunisiens, comme le candidat à la présidence le plus approprié pour mettre fin aux troubles qui ont secoué le pays à la faveur des déchirements qui, au sein de la Troïka, ont opposé, principalement, le président sortant, Moncef Marzouki, militant droits-de-l’hommien de centre-gauche, et les islamistes conservateurs d’Ennahdha ; et les médias internationaux ne tarissent pas d’éloge à l’égard d’Essebsi, devenu « l’homme de la situation »…

Ou, du moins, ils semblent ignorer le passé du personnage (en tout cas, ils restent muets sur ce chapitre).

Béji Caïd Essebsi n’est effectivement pas un nouveau venu dans le paysage politique tunisien : cet octogénaire n’est nullement le « sage », issu d’une société civile qui s’affirmerait désormais, un « patriarche » soucieux de prendre ses responsabilités en intervenant sur la scène politicienne pour en apaiser les dissensions tout en se dévouant à faire désormais prospérer un pays meurtri, et ce en conviant autour de lui cette formation hétéroclite, Nidâa Tounes, ratissant de la gauche révolutionnaire à la droite libérale, dans un « généreux esprit de rassemblement » et « d’union nationale » ; une image véhiculée avec une complaisance étonnante par la plupart des médias.

Sa carrière a commencé bien avant la dictature de Ben Ali déjà, sous le règne de Habib Bourguiba (1957-1987), le premier « raïs » de la Tunisie indépendante : Béji Caïd Essebsi y est ministre de l’Intérieur ; d’emblée, le « patriarche » apparaît moins sympathique. Il ne faut pas gratter longtemps pour s’en convaincre…

En effet, le zélé ministre du régime, qui avait auparavant été directeur des Affaires politiques du ministère de l’Intérieur, puis directeur de la Sûreté, cautionne les arrestations arbitraires des opposants, ensuite incarcérés dans des conditions effrayantes.

En 1962, plus particulièrement, un groupe d’anciens résistants à la présence française, militants de l’indépendance, qui reprochent à Bourguiba l’instauration d’un climat de terreur et une quasi-autocratie, tentent de renverser le gouvernement : outre une dizaine d’exécutions, les représailles seront sans pitié et plusieurs des personnes arrêtées, suspectées d’avoir participé à la tentative de coup d’État, seront internées pendant près de dix ans dans des caves et sous-sols, enchaînées à même le sol. En proie à la volonté de vengeance du président Bourguiba, elles feront l’objet de tortures régulières.

De nombreux témoignages, aujourd’hui, produits notamment dans le cadre de forums maghrébins contre la torture, attestent de la présence de Béji Caïd Essebsi à ces séances de tortures…

L’année suivante, le syndicaliste Hassen Saadaoui est arrêté ; un interrogatoire de routine… Il meurt « d’une crise cardiaque » dans les locaux de la police…

En octobre 1965, le ministre ordonne la répression des émeutes du pain dans le quartier misérable de Borj Rais à Tunis ; bilan : cinq morts, des dizaines de blessés, des centaines d’arrestations…

En 1969, toujours titulaire du portefeuille de l’Intérieur, il ordonne d’ouvrir le feu sur les manifestants d’Ouerdanine, dans le Sahel, qui s’insurgent contre le régime de Bourguiba ; la contestation est réprimée dans le sang. De nombreux manifestants sont arrêtés et, dans cas également, violemment torturés sur ordre du ministre.

Les liens étroits qu’il tisse avec l’administration de Washington le font pressentir pour un poste d’ambassadeur aux États-Unis ; mais il est désigné ministre de la Défense avant d’avoir pu boucler ses bagages. On est très loin du « citoyen démocrate consensuel » dont l’intéressé veut désormais donner l’image.

Ambassadeur en France, conseillé du gouvernement malgré ses mises en gardes contre l’autocratie et le risque de soulèvement contre le régime (ce qui lui vaudra l’inimitié momentanée de Bourguiba), ministre des Affaires étrangères, Essebsi accumule les fonctions au sein de l’appareil d’État…

Lorsque Ben Ali dépose Bourguiba, Essebsi s’empresse de rejoindre les rangs du RCD (le Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti unique de l’ère Ben Ali) ; il sera plusieurs fois député, et président de la Chambre…

C’est lui aussi, Béji Caïd Essebsi, qui accepte le poste de premier ministre après la chute de Ben Ali, succédant à Mohamed Ghannouchi, obligé de démissionner sous la pression révolutionnaire. Il forme ainsi un « nouveau » gouvernement, sous la présidence intérimaire de Fouad Mebazza, un autre bénaliste, qui présidait jusqu’alors le parlement (devenu président de la république en vertu des principes de la constitution tunisienne plusieurs fois réformée sous Ben Ali pour en conforter le pouvoir). Un gouvernement dont la plupart des ministres sont des inconnus, des seconds couteaux du bénalisme, que le peuple ne connaît pas ; un subterfuge qui ne passera cependant pas inaperçu… (à noter : le président par intérim est pressé par son premier ministre de signer un décret-loi qui promulgue une prescription de quinze ans pour les crimes de torture…).

Essebsi espère de la sorte contrôler le processus électoral et endiguer la révolution populaire. Mais la société civile tunisienne, probablement la plus éduquée du Monde arabe, s’opposera à ce tour de passe-passe en instituant de fait –nouvel acte révolutionnaire- la Haute Instance pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution, une assemblée représentative constituée des partis politiques d’opposition, des syndicats, de collectivités agricoles, d’associations de défense des Droits de l’Homme, d’organismes étudiants… qui réussira à s’imposer et enlèvera au gouvernement la prérogative d’organiser les élections, promouvant par ailleurs le principe d’une Assemblée constituante et conditionnant la tenue d’élections législatives et présidentielles effectives à une réforme préalable de l’ensemble de la constitution.

Essebsi s’éclipse alors…

Il revient aujourd’hui dans un autre rôle et, à bien y regarder, Nidâa Tounes n’est peut-être pas le grand parti « rassembleur » que prétend avoir fondé son leader ; les anciens RCDistes, reconvertis sous diverses étiquettes, y sont majoritaires et pourraient bien se partager le gâteau du pouvoir une fois achevé le processus électoral, tandis que les autres, de droite comme de gauche, apparaissent in fine comme autant de cautions temporaires qui, très rapidement, s’apercevront n’avoir été que des alliés de façade, sollicités par les nécessités d’une stratégie de communication très temporaire.

Autrement dit, avec Nidâa Tounes et le président Essebsi, c’est l’ancien régime qui se réapproprie le jeu, la gouvernance du pays. Non pas l’armée, comme en Égypte (l’armée tunisienne n’a jamais eu ce rôle) ; non pas un clan, comme en Syrie (Ben Ali et les Trabelsi ont fait les frais de ce jeu de chaises musicales) ; mais tout l’appareil économico-mafieux qui s’était emparé des manettes et leviers de l’économie tunisienne à la fin du règne de Bourguiba, avait prospéré sous Ben Ali et, depuis 2011, faisait le gros-dos, attendant patiemment l’heure de l’apaisement et de son retour aux affaires.

« Après tout ce qui s’est passé ! Après tout ce qui s’est dit ! Après qu’on a chassé Ben Ali ! Exilé ! Après tout ça et le reste ! J’ai peine à croire que mes amis, mon père, mes voisins vont voter pour cet homme ! », m’hurlait aux oreilles un ami universitaire et militant des Droits de l’Homme à Tunis.

« Comment peuvent-ils !? Mais que s’est-il donc passé !? C’est comme si rien ne s’était passé… C’est inimaginable ! »

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Pierre Piccinin da Prata

Historian and Political Scientist - MOC's Founder - Editorial Team Advisor / Fondateur du CMO - Conseiller du Comité de Rédaction

3 Comments

  1. Merci, article très intéressant. Je me joins à cet universitaire dont la détresse est décrite en fin d’article : Comment ont-ils pu ? – Ceux qui ont voté aujourd’hui ne sont pas ceux qui – les plus miséreux – se sont jetés dans les rues en janvier 2011.

  2. Nous avons en majorité voté Essebsi, car nous avons en majorité considéré que Marzouki, les LPR, les salafistes et les Nahdhaoui étaient un danger bien plus grand pour la Tunisie.
    Les trois dernières années ont démontré que Marzouki était un fasciste qui se cache derrière la couverture des “droits de l”homme” (mensonge, sous son règne, les médias étaient harcelés, des journalistes et des jeunes dessinateurs arrêtés, deux manifestations réprimées dans le sang, etc). Vous avez oublié les manifestations monstres contre sa troïka ?
    Désolé de vous avoir déçu, mais le fasciste Marzouki n avait pas sa place dans une démocratie (livre noir, politique étrangère puérile, limogeage puéril de hauts fonctionnaires, et j’en passe.
    Moi j’ai voté le bilan de Essebsi en 2011 (il a organisé des élections et laissé le pouvoir) au bilan de marzouki depuis 3 ans (il devait rester 1 an, et sans la pression de la rue, ni constitution, ni élections.)

    La presse française est aveuglée par Marzouki et ses mensonges : un test : à votre avis, de Essebsi ou de Marzouki, lequel pourrait marcher 100 m dans les rue de Tunis sans protection?

    Les mêmes qui ont fait la révolution ont voté en majorité pour essebs pas marzouki. demandez vous pourquoi avant de colporter les mensonge de ce tartour honni.

  3. Pierre PICCININ da PRATA on

    J’ai eu l’occasion de suivre Moncef Marzouki depuis son retour d’exil, en 2011, jusqu’à la fin de son mandat présidentiel. Il n’a rien d’un fasciste. Comme je l’ai développé dans le livre “Tunisie, du triomphe au naufrage”, Ennahdha n’a cessé de saboter sa politique et de l’affaiblir médiatiquement, pour prendre de l’ascendant sur le chef de l’État; c’est aussi Ennahdha qui a fait la main-mise sur la presse et l’a utilisée contre le président (à vous lire, Ennahdha est arrivé à ses fins, en donnant du président une image qui ne correspond pas à l’esprit du personnage et en le chargeant, en outre, des attitudes peu démocratiques d’un gouvernement que les islamistes contrôlaient dans sa quasi totalité). Certes, Moncef Marzouki n’était pas taillé pour exercer une fonction politique aussi importante et dans un contexte aussi conflictuel et malsain; Marzouki n’est pas un requin de la politique et il n’a pas su faire face à Rached Ghanouchi et à ses sbires. Il est donc compréhensible que beaucoup de Tunisiens, mal informés ou victimes de cette propagande de “Marzouki bashing”, se soient défiés du président sortant. Mais, de là à voter pour un homme, Essebsi, qui a été tellement lié à la dictature à peine renversée et qui a cautionné l’utilisation de la torture et la répression policière… Si on se replonge dans l’euphorie révolutionnaire du printemps 2011, c’était tout à fait… inimaginable!

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