TUNISIE – Un vent d’espoir souffle toujours…

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La Révolution de la dignité, en Tunisie, a chassé le dictateur Zine el-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011. Quatre années plus tard, la première séance de l’Assemblée des Représentants du Peuple s’est tenue le 2 décembre 2014, au terme d’un scrutin démocratique reconnu par tous. Le deuxième tour des élections présidentielles est imminent. Mais après ? La Tunisie entrera-t-elle enfin dans l’ère « post-transitionnelle » ? Par le jugement des coupables ? Car c’est le seul chemin ; mais la nouvelle équipe au pouvoir aura-t-elle la volonté de l’emprunter ?

Une transition dans la douleur

Les travaux de rédaction de la constitution ont connu des soubresauts et des heurts qui ont fait craindre qu’elle ne voie jamais le jour ou alors qu’elle pose les jalons d’une nouvelle dictature. De graves violations des droits humains ont continué d’exister en Tunisie, mais avec toutefois une différence notable : elles étaient dénoncées. Le gouvernement de transition a excédé la durée de son mandat, menant le pays à une crise qui a exigé le rassemblement de toutes les forces de la société pour en sortir finalement, par la promotion d’un gouvernement de technocrates. La violence s’est répandue dans la société, avec pour points d’orgue deux assassinats politiques et des crimes terroristes.

La classe politique tunisienne a déçu. Elle a échoué à s’ouvrir aux jeunes, qu’elle a laissé en marge de ses structures. Elle a échoué à dessiner un paysage politique composé d’alliances et de regroupements réalisés en fonction des programmes des partis.

Si cette transition a évité le pire, c’est grâce à d’autres forces vives, en particulier grâce à la médiation opérée par le parrain du dialogue national : le « Quartet », composé de l’UGTT (Union générale tunisienne du Travail), l’UTICA (Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat), la LTDH (Ligue tunisienne des Droits de l’Homme) et l’Ordre des Avocats.

L’impétueuse société civile

De son côté, la société civile, faisant alliance avec les médias, s’est emparée des questions politiques. Ce sont des citoyens démuselés qui ont envahi les rues, la toile, les débats, les médias,… Ils ont poussé, tiré, crié, hué, manifesté, écrit, frappé, chanté, hurlé à gorge déployée. Sous la chape de la dictature policière, dormait une extraordinaire vitalité. Les voix se font faites entendre, mais dans une certaine cacophonie qui s’ajoutait à celle de l’inexpérience des femmes et des hommes politiques.

Sous le joug homogénéisant du régime déchu sommeillait aussi une diversité jusqu’alors insoupçonnée. La société civile tunisienne, avec sa structuration en construction, s’est révélée une partie constituante incontournable du paysage politique tunisien.

Bouillonnante et fougueuse, elle a souvent été décriée comme une « empêcheuse de gouverner en rond », comme un obstacle à la bonne marche de la transition. Oui, elle est certainement souvent sortie de son rôle attendu, mais elle a aussi joué un rôle précieux de garde-fou face à un gouvernement qui perdait de vue son devoir de représenter tout le peuple tunisien, et non uniquement le parti vainqueur des premières élections en 2011.

Oui, la société civile tunisienne déborde de sa place de convenance, sort là où on ne l’attend pas, sous des formes variées, se coalise parfois, se déchire à d’autres moments. Ses pratiques bousculent les paradigmes…

Réinventer la démocratie

Mais où chercher un modèle de démocratie ?

Les démocraties européennes, depuis longtemps métamorphosées en « particraties », sont à bout souffle : l’Europe semble se refermer sur elle-même, dans les nationalismes et la montée des extrémismes de droite.

À l’échelle internationale, l’Europe politique demeure, au mieux, balbutiante, au pire un vassal impuissant.

Les mouvements sociaux occidentaux récents (les Indignés, Occupy Wall street, Podemos, etc.) dénoncent les manquements de ce que sont devenues leurs « démocraties », déconnectées des peuples. Ils inventent des formes d’actions qui s’inscrivent dans la lignée impulsée par ce qui fut dénommé « le Printemps arabe ». La Tunisie crée, invente, bricole et ses pratiques iconoclastes… inspirent !

Et pourtant, reconnaître ce rôle et le soutenir ne suffira pas.

De nombreuses revendications ne trouvent pas encore véritablement d’échos au niveau politique.

Citons le besoin de justice sociale, en particulier le besoin de désenclavement économique des zones laissées pour compte, les déséquilibres régionaux et le caractère inéquitable de la distribution des richesses.

Le modèle passé de développement de la Tunisie, qui a conduit à une impasse, laquelle s’est soldée par la révolution, ne semble pas être fondamentalement remis en question pour y substituer une alternative viable.

L’endettement extérieur du pays a explosé sous la Troïka et l’audit de la dette contractée par l’ancien régime n’a toujours pas eu lieu.

La gestion durable des ressources naturelles en Tunisie est loin d’être optimale, et surtout loin de garantir la souveraineté nationale sur ces richesses. À ce titre, rappelons que les projets d’exploitation du gaz de schiste en Tunisie ne sont pas encore totalement mis hors d’état de nuire.

La nécessaire réconciliation

La dictature a exercé une violence sur la société, dont les séquelles se feront encore longtemps ressentir.

Le débat sur l’identité tunisienne, un peu hâtivement accusé d’être un « détournement des objectifs de la révolution », continue d’être d’actualité. Ce que la presse étrangère simplifie, en la qualifiant de « polarisation entre laïcs et islamiste », recèle une réalité bien plus complexe qui renvoie au besoin de réécrire sa propre histoire.

« D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? » ; c’est un prélude nécessaire pour aborder la question suivante : « Quelle société voulons-nous construire ensemble ? »

La nouvelle Constitution tunisienne adoptée le 26 janvier 2014 pose déjà quelques balises relatives à cette communauté de destin à reconstruire.

La fierté nationale réinventée autour de « l’exception tunisienne » représente sans doute un mouvement salvateur : cet orgueil national renouvelé est protecteur, en cela qu’il tisse des liens invisibles entre tous les pans de la société.

Réécrire son histoire, c’est se réapproprier le discours sur soi. Cela implique de tenir à distance l’ingérence étrangère dont les méfaits ne sont plus à démontrer aux yeux de l’immense majorité des Tunisiens qui ont de la mémoire et qui observent aussi les autres pays arabes.

Cependant, faire la paix avec sa propre histoire est un exercice qui n’a pas encore été réalisé en Tunisie.

La violence actuelle dans la société en témoigne. Le regard étranger, qui encense la transition tunisienne avec peut-être même une attitude un peu blasée des guerres dans le monde arabe, ne jauge pas bien la violence à l’œuvre en Tunisie.

Les mécanismes de la dictature n’ont pas encore été pleinement détruits : la révolution se poursuit chaque jour. Les mécanismes nouveaux, à construire sur les ruines de l’ancien régime, commencent à peine à voir le jour.

Les attitudes revanchardes, ruminées durant des décennies, sont légions et ne mènent qu’à une escalade de violence.

Les Tunisiens se sont mobilisés en masse pour dénoncer cette violence et s’y opposer. La volonté d’une résolution pacifique des conflits est largement partagée. Cependant, pour réussir à ancrer la résolution non-violente des différends dans les institutions, dans les cultures organisationnelles et dans les attitudes, il faudra passer par le jugement des coupables.

Aujourd’hui, l’enjeu majeur est d’éviter les fractures, les divisions, la balkanisation qui guette la Tunisie. L’avenir se doit d’être fédérateur et inclusif de toutes les forces, à commencer par la jeunesse cruellement absente de la vie politique et économique tunisienne. La Tunisie de demain doit cesser de gaspiller ses forces vitales dans des conflits stériles.

Il va bien falloir apprendre à vivre ensemble, dans toute la diversité découverte sous le couvercle.

Le processus de réconciliation avec soi ne pourra pas avoir lieu sans la mise en œuvre de la justice transitionnelle.

La loi du 14 décembre 2013 fixe le cadre de cette justice transitionnelle dont les activités doivent démarrer en décembre 2014. Le processus prévoit de faire toute la lumière sur les violations graves des droits humains commises entre le 1er juin 1955 (retour d’exil de Bourguiba) et la date de publication de la loi. Cette période comprend donc les dossiers des martyrs de la révolution.

Le processus est imparfait et périlleux mais nécessaire.

Les obstacles sont immenses, la volonté politique risque de manquer de fermeté.

Toutefois, ce cheminement est absolument indispensable : la Tunisie ne parviendra sans doute pas à sortir de la transition tant que la justice transitionnelle n’aura pas réalisé son œuvre.

Un vent d’espoir souffle toujours

Des éléments encourageants donnent foi en l’avenir.

Évoquons la maturité politique des citoyens tunisiens, soulignée à juste titre par l’Union Européenne à l’occasion des élections législatives d’octobre 2014, ainsi que le pacifisme partagé et exprimé avec force par la société tunisienne.

La belle Constitution de 2014… Combien de pays à travers le monde peuvent se targuer d’avoir la parité inscrite dans leur Constitution ?

Et, par-dessous tout, un élément cardinal garantit l’impossibilité d’un retour en arrière : les Tunisiens n’ont plus peur.

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Samira El Keffi

Porte-parole du Comité de Vigilance pour la Démocratie en Tunisie (CVDTunisie)

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