TUNISIE – Les leçons d’un « échec et mat » !

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Premières élections législatives postrévolutionnaires. Le dimanche 26 octobre 2014 a été un jour particulier, le plus long de l’année, pour bien des Tunisiens. Mais pas pour tous… Le peuple a « enfin » voté aux législatives ! Les citoyens semblent s’être ainsi parfaitement approprié le jeu démocratique et la Tunisie a été présentée dans la presse internationale comme la grande victoire du « Printemps arabe ». Mais, la véritable gagnante, c’est l’abstention (un Tunisien sur deux !)… Et, derrière les apparences, sur le continent des dictateurs-dinosaures, vieillesse et pouvoir se marient à nouveau, à la tête d’un État au bord de l’abîme…

La période électorale a d’emblée été éclaboussée par l’affaire des faux parrainages des présidentielles et la plainte collective de 2000 Tunisiens pour fraude : à leur insu et sans leur consentement, leurs noms figuraient sur les listes des parrainages de candidats aux présidentielles.

Plus encore, le processus électoral a été particulièrement marqué par l’amateurisme de l’Instance Supérieure indépendante pour les Élections (ISIE – institution chargée de l’organisation du scrutin) et les innombrables obstacles érigés devant des électeurs dont certains rêvaient de voter pour la toute première fois. Il en est ainsi allé des citoyens préalablement inscrits sur les listes électorales, mais qui, le jour du scrutin, n’y ont pas retrouvé leur nom… Le cas extrême est celui d’un Tunisien inscrit à Grenoble (France), qui s’est découvert sur les listes électorales de Grombalia, en Tunisie ! Des électeurs inscrits sur les longues listes électorales à l’étranger, mais sans y être classés selon un numéro d’inscription ni par ordre alphabétique ; des citoyens inscrits avec leur numéro de passeport ou avec la carte d’identité, mais qui n’ont pas pu voter en présentant seulement leur pièce d’identité… Résultat : des centaines voire des milliers de Tunisiens, notamment à l’étranger, n’ont pas participé à cet exercice démocratique et réclament aujourd’hui le rétablissement de leur droit de voter.

Les résultats

Dans le berceau des révolutions arabes, la bipolarisation politique a atteint un degré extrême et le duel tant attendu entre Ennahdha et Nidaa Tounes a bien eu lieu.

Le Parti au logo du palmier est arrivé en tête, mais sans majorité absolue. Seconds, avec un très net recul par rapport aux précédentes élections (qui avaient désigné les membres de l’Assemblée constituante), les islamistes d’Ennahdha ont sitôt admis leur défaite et leur chef, Rached Ghannouchi, a félicité les vainqueurs. D’autres coalitions politiques ambitieuses, à l’instar de l’Union pour la Tunisie (UPT), ont payé cher le prix de cette rivalité et de la bipolarisation de la campagne électorale, victimes du « vote utile » sans cesse martelé par les candidats de Nidaa Tounes tout au long de la campagne.

Concrètement -et selon l’annonce de l’Instance supérieure Indépendante pour les Élections-, les « anti-islamistes » de Nidaa Tounes (parti politique créé en 2012 autour de la figure de Béji Caïd Essebsi) étaient initialement crédité de 85 sièges (sur les 217 sièges que compte le parlement), après que leur avait été retiré le troisième siège obtenu à Kasserine, réattribué au parti de centre-gauche Ettakatol, et ce en raison d’infractions constatées dans ladite circonscription. Le 7 novembre 2014, toutefois, le Tribunal administratif annulait la décision de l’ISIE et restituait le siège de Kasserine à Nidaa Tounes. Le parti de Béji Caïd Essebsi obtient donc finalement 86 sièges parlementaires. Le parti de « Si El Béji », comme ses admirateurs aiment l’appeler, devra cependant former une coalition, afin d’atteindre la majorité des 109 sièges sans devoir se soucier de la minorité de blocage d’Ennahdha.

Devenue une composante indissociable du paysage politique tunisien, la mouvance islamiste, elle, est annoncée deuxième, avec seulement 69 sièges, et donc très loin de ses 89 puis 85 sièges de 2011 ; Ennahdha n’est plus ainsi le parti populaire et dominant qu’il était.

Une preuve que l’argent fait le bonheur est la sortie du néant de l’Union Patriotique Libre (UPL), qui a obtenu 16 sièges. Ce parti est présidé par Slim Riahi, le « Berlusconi tunisien », qualifié encore de « Monsieur Fric ».

Ensuite, le Front Populaire, rassemblement des partis de gauche, a réussi à obtenir 15 sièges ; Afek Tounes, 8 sièges ; le Courant Démocratique a obtenu 3 sièges ; Al Moubadara, 3 sièges ; le Mouvement du Peuple, 3 sièges ; le Courant de l’Amour (Tayar al Mahabba), 2 sièges ; et 1 siège pour les autres petites formations : Al Joumhouri, l’Alliance Démocratique, le Mouvement des Démocrates Socialistes, Rad el-Iîtibar, la Voix des Agriculteurs, Al Majd lel Jarid, le Front National du Salut et l’Appel des Tunisiens à l’Étranger.

Le Congrès pour la République (CPR – le parti de centre gauche du président Moncef Marzouki), sombre profondément, avec seulement 4 sièges (contre les 29 sièges qu’il avait obtenus en 2011)… Et Ettakatol, le troisième parti qui avait formé la Troïka de la Constituante, avec Ennahdha et le CPR, n’obtient pas un seul siège : autoproclamé « future troisième force des législatives » (selon ses cadres, et notamment selon Khelil Zaouia), Ettakatol, le parti de Mustapha Ben Jaafar (qui avait occupé la présidence de l’Assemblée nationale constituante dans le cadre de la Troïka), a été politiquement massacré. Il ne pourra même pas se consoler d’un siège unique, obtenu seulement après l’annulation partielle de la liste Nidaa Tounes à Kasserine, décision annulée comme nous l’avons expliqué.

Ces résultats confirment la bipolarisation du scrutin, entre Nidaa Tounes et Ennahdha.

Le leader de Nidaa Tounes, l’avocat Béji Caïd Essebsi, s’en sort donc haut la main, malgré les nombreux tiraillements et l’exclusion de certains cadres qui avaient marqué l’avènement de son parti.

Nidaa Tounes avait aussi été catalogué comme « le » parti RCDiste par excellence (le Rassemblement Constitutionnel Démocratique, parti du dictateur Ben Ali, renversé en 2011 – d’autres formations qui se sont présentées comportent aussi dans leurs rangs d’anciens partisans de Ben Ali : les partis Al-Moubadara et Al-Haraka Addoustouria, entre autres). Mais il s’avère que, finalement, personne n’en a eu cure : « Qu’importe sa nature et sa légitimité. A-t-on vraiment le choix ? Il faut, absolument, ‘chasser’ la Troïka du pouvoir par tous les moyens. Regardez son bilan ! », s’insurgeaient ainsi plusieurs électeurs rencontrés le soir même du scrutin.

L’atout maître qui aura bien servi Nidaa Tounes, c’est précisément sa figure de proue, le charismatique Essebsi, vieux renard politique connu pour la lucidité de ses positions et la clareté de ses interventions, à un stade où les trois présidences gouvernantes de la Troïka constituante manquaient à la fois de prestige et/ou de crédibilité dans un État au bord de l’abîme.

Cela dit –et peu importent les analyses qu’on peut lire ici et là-, le mouvement islamiste a quant à lui toujours un poids et un électorat conséquents.

Ennahdha aura donc évité le « pire » !

En revanche, les grands perdants sont, sans aucun doute, les alliés ramollis d’Ennahdha, à savoir le CPR du président provisoire Marzouki (29 sièges et deuxième en 2011, contre 4 en 2014) et Ettakatol (20 sièges et troisième en 2011 ; 0 siège en 2014). Ces deux partis ont perdu la majeure partie de leur électorat avant même que s’ouvrît la période des élections, et ce à cause de leur passivité et leur immobilisme lors des grandes crises qui ont secoué le pays depuis la révolution, mais encore en raison de trois ans d’exercice du pouvoir durant lesquels ils ont associé incompétence et népotisme.

Outre Ettakatol, l’autre perdant « de luxe », c’est l’Union Pour la Tunisie (UPT), formation politique de centre et de gauche qui a maintes fois changer plus de noms que de programmes, et qui a fait les frais du « vote utile ». Aucun de ses 10 députés n’a été reconduit, du fait que tout son électorat, ou presque, a choisi le parti d’Essebsi. Proches de Nidaa Tounes, ses cadres parlaient, toutefois, de « séisme » ou encore de « défaite cuisante », avant de se ressaisir. Oui, parce que, écarter Ennahdha du pouvoir, cela a un prix !

Les clefs du scrutin

Deux motivations, principalement, permettent d’expliquer les résultats des votes :

Sanctionner le mouvement islamiste.

Le 26 octobre dernier, des citoyens allaient même jusqu’à déclarer qu’ils avaient été naïfs lorsqu’ils avaient voté pour Ennahdha en 2011 ; et que, trahis et déçus, ils opteraient désormais pour Nidaa Tounes, en guise de sanction. En effet, grand vainqueur des élections de l’Assemblée constituante de 2011, le parti islamiste Ennahdha a connu deux ans et demi difficiles au gouvernement, et il a payé le prix des crises chroniques, du déclin économique, des assassinats politiques et, surtout, de la montée du terrorisme. Malgré une campagne menée avec fougue et un discours adouci, Ennahdha n’a pas réussi son « Opération Séduction », ni à faire oublier le bilan de son gouvernement, à savoir les 6% d’inflation, un taux de chômage des jeunes toujours croissant, et une insécurité généralisée.

Se résigner à croire que Nidaa Tounes correspond mieux aux aspirations d’une grande partie des Tunisiens.

En effet, pour de nombreux citoyens méfiants, Ennahdha est perçu comme une organisation qui veut changer « leur » modèle de société. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils ont souscrit au « vote utile », au profit de Nidaa Tounes, le seul parti séculier donné favori par les sondages, afin de virer les islamistes par les urnes. C’est, d’ailleurs, la première signification que l’on pourrait donner audit « vote utile », c’est-à-dire en quelque sorte un vote-refuge, loin d’être un vote de conviction et de probité. Cela reste, tout de même, un vote-sanction, voire un vote-par-défaut pour plusieurs électeurs.

Mais qu’est-ce exactement, Nidaa Tounes ?

Accusé à répétition, notamment par les pro-Troïka, d’être une alliance hétéroclite composée globalement d’anciens RCDistes, les Nidaïstes s’en défendent en faisant valoir qu’il s’agit avant tout d’un gage d’expérience et de maturité politiques.

Pour leurs rivaux, c’est au contraire le symbole d’un retour de l’ancien régime. Les islamistes, en particulier, craignent le retour de la répression à leur encontre.

Mais le succès de Nidaa Tounes s’explique par son caractère hétéroclite : ce parti se compose de quelques figures issues de la gauche qui ont fait dissidence, de certains opposants au régime de Ben Ali aussi, et donc d’anciens benalistes ; et de quelques personnalités qui se définissent comme « bourguibistes destouriens ».

Mais le leader de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi, est quant à lui très bien identifiable : c’est un ancien ministre de Bourguiba [ndlr : plusieurs associations tunisiennes de défense des Droits de l’Homme l’accusent d’avoir ordonné la torture contre des opposants au régime, alors qu’il occupait les fonctions de Directeur de la Sûreté]. Il fut aussi président de la Chambre des députés, puis parlementaire, jusqu’à 1994, sous la dictature de Ben Ali. C’est lui qui, ressortant de l’ombre, devient premier ministre du gouvernement provisoire postrévolutionnaire en 2011, pour une période de 9 mois et 27 jours.

Il est, à 88 ans, le seul candidat « sérieux » de son propre parti aux prochaines élections présidentielles.

S’il les gagne, il confirmera qu’en Afrique, continent des dictateurs-dinosaures, vieillesse et pouvoir ont toujours fait ménage ensemble.

Coup de colère, face aux polémiques puantes…

Il est à rappeler que Nidaa Tounes, soit le bloc anti-islamiste, a été présenté par les médias et les institutions de sondage comme l’unique concurrent sérieux d’Ennahdha et le seul capable d’attirer l’électorat déçu. Et il est tout à fait légitime et normal que des électeurs tunisiens ne partagent pas les visions sociales, économiques et politiques des composantes de la Troïka, avec à leur tête Ennahdha, préférant plutôt opter pour d’autres mouvances.

Mais l’inverse est aussi vrai.

Le tout premier constat remarquable, dès l’officialisation des résultats partiels, c’est la fracture à la fois socio-économique et régionale confirmée par ce scrutin.

En effet, les grandes régions du Sud ont massivement voté pour Ennahdha. Très choquantes ont été les déclarations consécutives, provenant de sympathisants de Nidaa Tounes, ainsi que les analyses douteuses de certains de ses officiels. Parmi les premiers intervenants, de pseudo-artistes et de pseudo-intellectuels qui avaient tenu un discours pour le moins haineux, que ce soit sur la toile ou en direct dans les médias ; en gros, ils dépeignent un sud stigmatisé par tous les vices et labellisé comme une « région conservatrice, totalement à coté de la plaque, qui n’a pas encore saisi le sens de l’État national, de la modernité et du progressisme du centre et du nord, tous deux ‘civilisés’. »

De semblables propos, dangereux, lourds et maladroits, ont très facilement déferlé, grâce aux manipulateurs des réseaux sociaux, et ils ont quelque peu attisé les tensions entre régions Nord/Centre et Sud, durant les jours qui ont suivi l’annonce partielle des résultats.

Heureusement, ils ont suscité la réaction d’autres intellectuels, de journalistes de référence, de députés sortants -tel que Mahmoud Baroudi- et d’élus reconduits, à l’instar de la députée libérale-progressiste Rym Mahjoub, membre d’Afek Tounes.

Rappelons que même la période préélectorale avait été marquée par la montée des discours de haine et de division entre les Tunisiens, notamment par certains membres de la Troïka. Les futurs perdants ont, eux aussi, essayé d’exploiter ce genre de polémiques, avant le 26 octobre, et de jouer sur les sentiments des Tunisiens en évoquant la couleur de peau du président de la république Moncef Marzouki.

Dans cette période aussi fragile de l’histoire de la Tunisie, ces répugnantes tentatives de division ne peuvent qu’envenimer les anciennes dissensions (Nordistes/Sahéliens/Sudistes ; Islamistes/Laïcs ; Croyants/Mécréants ; Novembristes/Décembristes… et la liste est encore longue), d’un peuple tunisien miraculeusement resté uni dans l’adversité.

Alors, lapsus de communication révélateur des maux de régionalisme et de racisme dont souffre toujours la Tunisie à cause de ces mentalités nauséabondes ? Ou simple excès de langage « à la tunisienne » de la part de certains mauvais perdants malintentionnés et vainqueurs ingrats ? Si l’on considère que cette affaire n’est au fond qu’une tempête dans un verre d’eau, la seconde réponse serait évidemment la plus rassurante. Mais rappelons, en tout cas, que le vote est celui qui a consacré cette « élite » de gouvernants législatifs. Et les citoyens sont bien conscients, que sans leur vote, ces mêmes gouvernants ne sont rien : ils peuvent ainsi parler au nom du peuple et se servir de celui-ci comme argument pour produire leurs décisions. Ceci dit, les Tunisiens demeurent totalement libres de choisir pour qui voter à l’avenir…

Rappelons, aussi, aux quelques myopes et égéries de la fausse modernité qui taxeraient les sudistes de « non-civilisés », de « politiquement immatures », d’ « acteurs passifs de l’histoire tunisienne moderne », ou encore de « conservateurs d’une bêtise antipatriotique au pays de la Révolution »… que le Sud a, justement, écrit l’histoire moderne du pays rien qu’en lui offrant le premier président élu d’une Assemblée constituante et parlementaire en la personne de Jallouli Fares ; que Mohammed Ali Hammi reste le père fondateur du syndicalisme tunisien ; que Lazhar Chraïti et Mohamed Daghbaji étaient les deux grands héros du mouvement de libération national ; que Taher Haddad a été le cœur et l’esprit à l’origine du statut juridique de la femme tunisienne ; qu’Abou el Kacem Chebbi est toujours considéré comme le poète national et moderne de la Tunisie ; que Noureddine Ben Khedher était « la » figure dirigeante de la gauche Tunisienne des années 60 et 70 ; que Mohamed Laroussi Métoui et Béchir Khraïef figurent aussi parmi les plus grands romanciers et écrivains de l’histoire contemporaine du pays… pour ne citer que ces quelques symboles… et sans oublier les martyrs de la Révolution. Et, pour ceux qui ont encore la mémoire courte, ce sont Douz, Kébili, El-Hamma et Gabès qui ont déclenché les émeutes du pain en décembre 1983, sous Bourguiba. Ce Sud-là, intellectuellement et politiquement si riche, n’a donc pas attendu l’ascension de microbes minoritaires, porteurs d’un discours d’exclusion, pour recevoir des leçons de civisme, de modernité et de patriotisme.

Toujours dans la même logique, les valeurs communes, le sacrifice et la contribution historiques des régions du centre et du nord, avant et après la révolution, sont des acquis nationaux. Effectivement, les accusations haineuses gratuites envers les électeurs et citoyens nordistes et centristes sont dénuées de tout fondement. Manipuler les clivages interrégionaux à des fins électoralistes ou anarchistes est tout simplement ignoble ! Car après tout, le bien et le mal, le bon et le mauvais coexistent partout.

Enfin rappelons, surtout, aux nouveaux élus que, depuis la période postcoloniale jusqu’à 2010, les deux premiers chefs d’État qui ont gouverné la Tunisie, Bourguiba et Ben Ali, qui plus est à la tête du parti destourien, avaient globalement marginalisé les zones de l’intérieur de la Tunisie, mais aussi celles du Sud, tout en vampirisant massivement leurs richesses pour promouvoir et développer les autres régions, et notamment celles dont ils étaient originaires. Des manouvres qui rappelaient fortement celles du colonisateur, puis des entrepreneurs européens, grands amis des autocrates africains, qui exploitaient la terre gratuitement sinon, au mieux, au millime symbolique, avant de tout emporter dans leurs pays respectifs.

Comment, alors, justifier ce que certains essayent de présenter comme une trahison collective ?

A vrai dire, il est un fait incontestable qu’il y a toujours eu des tendances de vote régionales. Certaines régions entières constituent un électorat stable, voire fidèle pour certaines formations politiques. Il en est ainsi par exemple d’Ennahdha et de la Jabha Châabia (Front Populaire). Ce qui est certain, c’est que les politiciens, y compris ceux des grands favoris de ces élections, n’ont pas su séduire les gens du Nord, du Centre et du Sud de la même manière. Les Sudistes, eux, n’ont pas reçu l’offre politique adéquate qu’ils méritaient, et ils n’ont donc jamais été tentés de changer leurs intentions de vote.

Que ce soient des mauvais perdants ou des mauvais gagnants, ces polémiques instrumentalisées sont condamnables et ne devraient pas peser sur l’unité du peuple tunisien.

Cette horreur… d’abstention !

Ces élections législatives ont révélé qu’imprégner son doigt d’encre et glisser son bulletin dans l’urne n’a aucune signification particulière pour certains citoyens. Pour ceux-ci, il n’est point question de fierté, ni d’acte patriotique.

Avec un chiffre record, l’abstention est sortie grande gagnante du suffrage. Des questions se posent, notamment, concernant les jeunes, catégorie la plus touchée par ce phénomène.

Concrètement, l’abstention a concerné la moitié des Tunisiens, plus d’un électeur sur deux ! En effet, 3 millions d’électeurs potentiels ne se sont pas inscrits sur les listes électorales et 2 millions d’inscrits ne se sont pas déplacés pour aller voter… soit, au total, 5 millions de Tunisiens sans aucun représentant politique. La population totale tunisienne, en 2014, est de 10.982.754 habitants !

Pourquoi les législatives ont-elles été massivement snobées ?

Les spécialistes présentent le droit de vote post-révolution comme une véritable conquête et le fait de voter comme un acte citoyen conscient. Alors, comment peut-on appréhender cette abstention croissante de la population au temps des alliances, de l’indifférenciation, voire de l’effondrement de l’offre politique ? Est-ce un divorce avec les politiques ?

Il est vrai que l’absence de cohésion politique et l’incapacité de l’Assemblée nationale constituante et du gouvernement à fédérer ses forces vives de manière à persuader le peuple que la transition démocratique était sur le bon chemin, y est pour beaucoup. Ajouté à cela le sentiment d’insécurité qui ne cesse d’augmenter à cause des agissements et de la libre circulation des terroristes… De quoi s’attirer, légitiment, les foudres d’une population déjà anxieuse et impuissante. Il ne faut pas oublier que, deux jours avant les élections du 26 octobre, un assaut sanglant des forces de l’ordre a eu lieu dans une banlieue de Tunis et qu’une semaine après la tenue des législatives, cinq soldats ont péri lors d’une embuscade terroriste.

Cet appel au devoir citoyen n’a donc pas été entendu par une majorité déçue de la révolution tunisienne. Bien des citoyens sont convaincus, aujourd’hui, que tous les politiciens les ont trahis, qu’ils ont été incompétents et ont appauvri le peuple ; « ils ne méritent plus, dès lors, une seule seconde de notre temps », affirment-ils. Certains vont même jusqu’à les comparer avec Ben Ali et à les qualifier « d’escrocs en costume politique ».

Etant donné qu’il a été impossible de parler et de juger le moindre programme socioéconomique commun (celui de la Troïka) en phase transitoire, la première thèse à mettre en avant pour expliquer cet abstentionnisme massif est donc celle de l’énorme frustration citoyenne par rapport au bilan des trois premières années post-révolution, et notamment les dossiers des blessés et martyrs de la Révolution, la fuite et l’impunité des sbires de Ben Ali, la hausse vertigineuse des prix, et la persistance du chômage des jeunes diplômés…

Avec la régression des conditions sociales de la population, le citoyen ne voit plus en la machine politique une véritable alternative aux échecs de la Troïka et du gouvernement de Mehdi Jomaa.

Il ne cherche plus à critiquer ni à contrôler l’action gouvernementale, il veut juste survivre.

La succession des déceptions semble être derrière la méfiance et l’extrême indifférence de la moitié de la population tunisienne vis-à-vis de tous les protagonistes de la scène politique, malgré l’ampleur de la sensibilisation faite par la société civile et particulièrement par les intellectuels tunisiens.

Un autre indice qui mérite qu’on y prête attention, c’est le phénomène des bulletins de vote blancs.

Le nombre de bulletins de vote blancs et annulés réunis a été de 171.079 bulletins !!! Soit un chiffre qui dépasse largement le nombre de voix totalisées par l’Union Patriotique Libre (UPL), par exemple, troisième force sortie des urnes, avec 16 sièges obtenus.

Dont acte.

Quelle mission pour les nouveaux gouvernants ?

Si l’Assemblée nationale constituante avait pour rôle principal l’élaboration d’une nouvelle constitution tunisienne, les premiers gouvernants législatifs issus d’un exercice démocratique vont s’atteler à diriger et à réformer l’État par la loi.

Tout l’enjeu est de mettre en place les mécanismes normatifs et institutionnels susceptibles de faire fonctionner la machine de l’État sans occulter les questions cruciales de la justice transitionnelle, du chômage, de la corruption, de l’investissement étranger, voire même de la saleté et de la pollution des villes. Il dépend, absolument, de l’action de ces gouvernants que le texte constitutionnel ne demeure pas de simples vœux pieux. Mais, la manière dont Nidaa Tounes affrontera toutes ces questions dépend forcément de la coalition qu’il va former.

Les CPR et Ettakatol de Marzouki et Ben Jaafar ayant été jetés aux oubliettes, de l’ex-Troïka, seule Ennahdha a survécu. Les islamistes, logiquement, seront à la tête de l’opposition. Et la résurrection du parti islamiste sera fonction aussi bien de son propre comportement politique que de ses alliances.

Quoiqu’il en soit du bilan peu encourageant de ces premières élections, une victoire ou une défaite par les urnes, sans effusion de sang, c’est toujours très bon à prendre, au pays de la Révolution.

Malgré tout, l’alternance du pouvoir est un très bon signe, pour une démocratie balbutiante.

Espérons donc quand même, avec un brin d’optimisme, que la Tunisie ne soit jamais le « Royaume ermite »… en attendant la toute prochaine échéance démocratique, à l’issue des élections présidentielles !

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Haythem Belhassen Gabsi

Juriste (Droit International et Questions africaines) - (Tunis – TUNISIE)

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