LIBAN – Lettre ouverte d’un citoyen libanais au président des Français

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Au Liban, « les chiens aboient, la caravane passe » ; les chefs imposent le (futur) président avant même la tenue d’élections. Compromis, compromission, oppression… Réaction.

Monsieur le Président,

Je voudrais d’abord vous faire part de ma profonde tristesse et de mon entière sympathie pour la tragédie qui a frappé la France, et Paris en particulier, et vous assurer de ma solidarité et de celle de mes compatriotes, solidarité qui nous soude davantage face aux épreuves et nous amènera à vaincre ensemble les ennemis de l’Humanité, de la démocratie et de la liberté.

J’ai appris que vous avez reçu M. Saad Hariri à l’Élysée, qui vous a mis au parfum des derniers développements concernant la question de la présidence libanaise. Pardonnez-moi l’emploi inapproprié du mot « parfum », qui ne sied pas du tout à notre pays, par les temps qui courent où les déchets matériels envahissent nos rues à cause d’une gestion corrompue de ce secteur et où les déchets moraux envahissent la conscience d’une bonne partie de nos politiciens.

Je m’adresse à vous dans l’espoir que vous m’écouterez et agirez en conséquence, après avoir perdu l’espoir d’être écouté par ceux qui nous dirigent et nous représentent… ou plutôt nous représentaient puisqu’ils ont autoprorogé (à deux reprises) leur députation de façon anticonstitutionnelle et ne nous représentent par conséquent plus. Ce qui rend pratiquement nulle et non avenue toute élection à la présidence de la république libanaise, qui que soit le candidat.

Je sais bien qu’une telle situation serait inconcevable dans votre république, mais que vous êtes dans l’obligation d’y fermer l’œil afin de ne pas compliquer davantage les choses. Et puis, vous vous dites sans doute que ceci n’est pas votre affaire, bien que vous obéissiez aux principes du droit et de la démocratie qui devraient s’appliquer à tous les pays membres des Nations Unies, tenus de se conformer à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, dont la France est à la fois l’ouvrière et la cheville ouvrière.

Je ne suis investi d’aucun mandat, d’aucun titre, d’aucun statut, pour m’adresser à vous, à part celui de ma simple citoyenneté libanaise, laquelle vaut sûrement pour vous, qui croyez au droit du citoyen, quelle que soit sa nationalité et où qu’il se trouve.

Vous n’êtes pas mon président, mais j’aurais aimé que vous le fussiez -et aujourd’hui plus que jamais-, au vu du profil de président qu’on nous dessine sournoisement, sans nous consulter, sans demander notre avis, sans s’arrêter sur nos appréhensions, nos angoisses, sans même s’expliquer, comme quoi « les chiens aboient, la caravane passe ».

Cette lettre ouverte qui sort du rang pour s’adresser à vous pourrait les rendre moins indifférents, soucieux qu’ils sont de leur image vis-à-vis de leurs pairs, à l’extérieur, mais point de leurs administrés, à l’intérieur ; lettre ouverte qu’ils liront plus attentivement, bien qu’elle ne s’adresse pas à eux.

Je ne sais rien de ce qui vous a été dit à l’Élysée au sujet de la candidature de M. Frangié, ni au sujet de la rencontre à Paris entre M. Hariri et ce dernier, n’étant pas dans le secret de ces dieux, mais je peux deviner qu’on vous a servi, diplomatiquement, les deux mots dont on nous gave depuis quelques jours dans la presse et les médias locaux : « Compromis Frangié ».

J’ai bien peur que ce composé ne sonne creux, car il n’existe à ce jour, et à mon humble connaissance, aucun compromis, mais l’imposition pure et simple d’un candidat du 8 Mars, affilié au régime syrien, qui n’a fait aucune concession, aucune promesse, qui n’a fait part d’aucun programme électoral, aux parties et partis du 14 Mars, y compris le parti du CPL qui est pourtant compté pour le 8 Mars !

On vous parle et nous parle de compromis alors qu’il s’agit d’une sorte de diktat dont vous seriez plus à même, de par votre position, de découvrir les ficelles, les tenants et les aboutissants.

On vous parle et nous parle de compromis alors qu’une fin de non-recevoir a été opposée aux revendications légitimes du parti Kataëb qui avait posé comme conditions préalables à l’appui de la candidature de M. Frangié le retrait du Hezbollah de Syrie, selon le principe de neutralité positive, et la remise des armes de cette milice à l’armée nationale, seule détentrice du droit de défense, et ce conformément à l’accord de Taëf.

S’il est entendu par compromis « un juste partage des ‘présidences’, à savoir celle de la république et celle du Conseil des ministres », il convient de rappeler que ce troisième pouvoir qui vient à la suite de la présidence de la Chambre, dévolue au 8 Mars (et qu’on oublie), ne peut être exercé, selon la nouvelle Constitution de Taëf, que par le Conseil des ministres réunis, lequel comprendra des ministres des deux camps et des indépendants.

On vous parle et on nous parle de « concessions réciproques » dans un trafic à sens unique, fait de renonciations unilatérales. Les concessions de la partie qui a remporté les deux dernières élections législatives étant bien connues, pourriez-vous vous enquérir des concessions inverses ?

Entendez-vous des voix -et non des moindres- s’élever du sein du bloc parlementaire de M. Hariri et de la base populaire du Courant du Futur, outre celles des autres partis et leurs bases, contre cette candidature perçue comme un défi, comme une victoire d’un camp sur un autre, sans compter les nombreuses voix indépendantes ?

L’atmosphère, comme vous pourriez le constater, est bien loin d’être consensuelle, mais plutôt oppressive, et rappelle, curieusement, la période tutélaire qu’a connue le pays, sauf que nous avons affaire, cette fois-ci, à de nouveaux tuteurs.

« Compromis », vous dit-on ?

Moi, je vous dis « compromission ». Oui, je puis vous certifier que la position de M. Hariri ne fait nullement l’unanimité, ni dans son propre camp, ni dans celui des partis alliés (jusqu’à présent), ni même dans le camp opposé.

Vous conviendrez, Monsieur le Président, que la présidentielle qui porte, cette fois-ci, sur l’imposition d’un président d’un camp bien déterminé (8 Mars) marque un net recul par rapport à la précédente où il avait été convenu de faire venir un candidat « neutre », à égale distance des parties en conflit, un président qui était, de ce fait, agréé de tous.

Quant au fait de devoir élire, illico presto, un président de la république sous peine de voir le pays s’effondrer, la situation au Liban, depuis la vacance présidentielle, n’a pas empiré, sauf dans l’esprit de ceux qui en font un prétexte pour arriver à leurs fins. Le Conseil des ministres continue d’expédier, cahin-caha, les affaires courantes ; le parlement, quoique illégitime, s’est réveillé dernièrement de sa torpeur et s’est attelé à la « législation de nécessité » ; les frontières nationales sont mieux sécurisées ; les réseaux terroristes sont démantelés… Il n’y a pas, comme on veut le faire croire, « le feu à la baraque ». C’est un prétexte pour nous livrer ce « colis » suspect, fumigène, qui masquera un partage de gâteau gigantesque.

De plus, vous n’êtes pas sans savoir que dans un contexte fortement confessionnalisé comme au Liban, les trois paliers de pouvoir, à savoir présidentiel, législatif et exécutif, sont conventionnellement et respectivement dévolus aux maronites, chiites et sunnites qui ont leur mot à dire, voire leur volonté à imposer dans le choix de celui qui les représentera à chacun de ces échelons. Or, voilà que le candidat dit de « compromis » n’est ni représentatif de la majorité des Chrétiens du Liban, ni agréé par elle.

Monsieur le Président démocratiquement élu, nous ne voulons pas d’un « président à tout prix » au Liban. Pas à ce prix.

D’un président qui n’a encore donné aucune garantie, aucune assurance quant à sa politique de compromis ; d’un président qui se vante toujours d’être l’ami d’un dictateur accusé par la communauté internationale et les organisations des Droits de l’Homme de crimes contre l’Humanité.

Le pays peut encore attendre un véritable consensus ou compromis, plutôt que d’embarquer pour un sexennat inconnu et pour le moins hasardeux.

Je sais que les calculs, les enjeux et les jeux des grands dépassent ma personne et celle de mes concitoyens qui sont nombreux à partager mon avis ; je sais qu’il ne sera pas facile de pouvoir arrêter la locomotive qui vient de faire marche arrière ; je sais que vous avez nombre d’autres soucis, surtout à l’interne…

Mais votre intervention ou intercession dans cette affaire d’État est éminemment souhaitée pour éviter le déraillement de notre train national ou son basculement dans un sinistre passé que l’on croyait révolu.

Il nous est encore permis d’espérer un juste aiguillage de l’opérateur, ou la prise de conscience du conducteur, ou même l’éveil des passagers de ce train fou.

Veuillez croire que l’heure est bien plus grave qu’elle ne l’était durant l’impasse présidentielle.

Mieux vaut toujours un blocage qui nous maintient en sûreté, en attendant que les esprits aveuglés se décantent, qu’un déblocage qui débouche sur nulle part ou qui nous conduit au gouffre.

Avec ma profonde estime et mes meilleurs sentiments, à vous et au bon peuple de France.

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Ronald Barakat

Sociologue et Journaliste (Beyrouth – LIBAN)

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