OPINION COLUMN – Monde arabe : « Révocrature ! »

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Ou quand l’effervescence populaire donne naissance à un monstre institutionnel…

Entre le maréchal al-Sissi, Imperator « déguisé en civil », et la Tunisie, « le pays des paradoxes », qui se gargarise de démocratie et vote « ancien régime », le « Printemps arabe » des Occidentaux a manifestement du plomb dans l’aile. Ce n’est pas le juriste qui écrit cette prophétie, mais le simple citoyen… du monde. Qui s’est permis quelques légèretés et sarcasmes, dans un discours qui n’est pas toujours à prendre au premier degré, mais est sans aucun doute réaliste… et pleinement assumé.

« Révocrature » est un terme que je me suis inventé, chez moi, à l’Ariana [ndlr : banlieue de Tunis], un matin d’avril 2015, en regardant le journal télévisé.

Le présentateur du JT annonçait une série de décisions prises par la nouvelle « Justice » égyptienne : une énième condamnation à la peine de mort et combien de lourdes sentences -la réclusion- à l’encontre de journalistes et de citoyens qui avaient cru voir naître un embryon de démocratie dans leur pays.

C’était exactement trois jours avant le premier procès du président renversé, Mohamed Morsi, qui sera condamné plus trad à vingt ans de prison. Mais ce n’était qu’un début. Et on connaît désormais la suite.

J’imagine que le grand mufti des pharaons et al-Azhar, excessivement sollicités depuis l’élection du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, ont sitôt été invités à expédier leur validation aux tribunaux. Juridiquement, leur avis a un caractère simplement facultatif.

J’étais tellement stupéfié par ces jugements… Plus exactement, par le nombre des condamnés à mort : plus de 700 opposants à al-Sissi, depuis son investiture… Et, surtout, par la célérité et les « inventions » de cette machine judiciaire extraordinaire.

« Révocrature !!! », me suis-je alors écrié.

Comme les détracteurs sont toujours prêts à critiquer, il leur suffit de s’y connaitre en droit et de consulter les copies de jugements. Ils peuvent, au surplus, lire les divers avis d’experts juridiques égyptiens et internationaux, fiables et impartiaux, sans omettre les textes de condamnation internationale des organismes de défense des Droits de l’Homme. Ils croiseront souvent les expressions « fautes juridiques », « sentences à buts politiques » et « jugements politiquement motivés », dans les écrits de plusieurs spécialistes. Évidemment, l’affiliation islamiste de la majorité des condamnés ne nous intéresse nullement.

Ironisons un peu… trop !

San aucun doute, Al-Jazeera (une influente chaîne de télévision arabe, soupçonnée de soutenir les monarchies réactionnaires du Golfe et d’être un instrument de la politique étrangère qatarie), à l’instar des fauteurs de troubles et des vautours politiques affamés de scénarios de carnages, prétendra que « la dictature militaire cherche à liquider toute opposition, comme toujours au pays des pharaons ».

Mais non ! Il est évident que « la meilleure justice au monde » -en l’occurrence la magistrature égyptienne- a dit le droit, avec équité, et surtout… efficacité !

D’ailleurs, selon le parton de Daech, Abu Bakr al-Baghdadi, fraîchement désigné prophète : « Dieu lui-même s’est vivement plaint du fait que la justice égyptienne, devenue plus ‘humaine’, soit dès lors plus juste que la Sienne ; et il a sitôt sérieusement pensé devoir la sacraliser. » En tout cas, c’est ce qu’a révélé le nouveau Calife des Musulmans, en prêchant devant un microphone la sentence divine que lui a très certainement transmise l’archange Gabriel (Jibril, en arabe). « Takbir ! »

Il est, donc, tout à fait légitime que les très incorruptibles médias égyptiens, déjà très neutres et très patriotiques bien avant l’avènement de ce que la presse occidentale insiste envers et contre toutes les évidences à nommer le « Printemps arabe », aient toujours soutenu le meilleur appareil judiciaire au monde ; et ce, sans que ni la qualité des auteurs supposés des actes incriminés (« ces espèces de criminels », dis-je !), ni non plus, d’un autre côté, la vérification de l’exactitude ou de la gravité des faits n’aient jamais influencé la rigueur de leurs scribouillards.

Tout comme leurs homologues tunisiens, les journalistes égyptiens bénéficient d’une totale indépendance et portent haut et courageusement la vérité. Jamais les rédactions égyptiennes n’ont hébergé en leur sein de journalistes flagorneurs, ni sous l’ancien régime, ni non plus -et même encore moins, probablement- sous l’actuel guidance du maréchal, depuis que la « deuxième révolution » a enfin instauré la démocratie en Égypte.

Les journalistes égyptiens n’ont jamais applaudi Hosni Moubarak au cours de son « procès », en pleine séance et devant « ses » juges. Ils n’ont jamais manipulé l’opinion de leur concitoyens, jamais machiné la moindre mise en scène, tout au long de la procédure judiciaire, en faveur de Moubarak et de ses complices politiques ou sécuritaires. En un mot : ils n’ont jamais servi la propagande des militaires. Et seuls les médisants sauraient les accuser de lécher les (bruits de) bottes du président al-Sissi, « démocratiquement » élu comme l’on sait. En bref, il n’a jamais été question ni de zoo, ni d’orgie médiatique en Égypte. Les médias égyptiens n’ont jamais été les panégyristes de l’autorité despotique… Jamais !

Le noble peuple d’Égypte, ce peuple héroïque, a bien souffert, depuis qu’une « première insurrection » fomentée par une « organisation terroriste », aujourd’hui en phase d’extinction, a renversé le président Hosni Moubarak (que Dieu le protège !). « Un coup d’État ! » a, heureusement, rectifié la presse égyptienne, jouant pleinement son rôle de gardienne de la démocratie, en réveillant la conscience populaire. Effectivement, cétait « un putsch » perpétré par une horde de « rats » géants envoyés par le Hamas, en effet créés dans les laboratoires des brigades Ezzedine al-Qassam, puis transportés depuis Gaza, via les tunnels de contrebande, à travers les frontières de l’Égypte et jusqu’au cœur du Caire.

Ensuite, ces « rats » n’ont pas hésité à porter au pouvoir le plus grand tyran de toute l’histoire afro-arabe, Mohamed Morsi, surnommé « la roue de secours ». Et c’est parce que le « nouveau pharaon » (dixit cette presse égyptienne au-dessus de tout soupçon de déloyauté démocratique) était arrivé « accidentellement » au pouvoir suite à une erreur, encore inexpliquée, survenue au moment de l’annonce officielle des résultats pipés des élections de juin 2012.

Mais, l’héroïcité et la clairvoyance du peuple, tel un miracle, a ensuite sauvé la démocratie égyptienne : elle est en marche, et tout retour en arrière est impossible !

Le peuple, tout entier, s’est alors immédiatement épanoui et tout est rentré dans l’ordre en Égypte : le « maudit » Morsi a été destitué ! Cependant, tout héroïque et clairvoyant qu’il fût, ce peuple si courageux, descendu dans les rues pour chasser le « tyran vert » et ses « rats » géants, n’aurait rien pu accomplir sans le secours du « sauveur de la nation », sans le « très pieux » Abdel Fattah (al-Sissi).

Subséquemment, par l’élection « à l’africaine » -avec plus de 96% des voix- du maréchal al-Sissi (que la paix et le salut d’Allah soient sur lui), le grand peuple du Nil -enfin délivré- a voulu honorer cet « homme providentiel » en dépit de l’absence d’un véritable programme politique et d’une abstention de masse… « Un triomphe sans gloire, ni véritables adversaires », commentent, ainsi, des détracteurs rancuniers.

Au contraire -et n’en déplaise à ses ennemis qui le surnomment tous « al-Ars » (terme égyptien péjoratif qui signifie « le proxénète »)-, al-Sissi, le nouveau Raïs d’une Égypte redevenue « démocratique », est, sans aucun doute, le plus grand démocrate arabo-musulman de l’histoire contemporaine.

Ironisons un peu… moins !

Je n’encombrerai pas mon lecteur par une analyse détaillée et comparée du gouvernement de l’islamiste Morsi, premier président égyptien démocratiquement élu, après la « révolution » de 2011, et de la dictature à peine voilée du maréchal al-Sissi ; ni, non plus, par une description des autres « nouveaux régimes » installés à la faveur du « Printemps arabe ».

Dans le cas de l’Égypte, il m’importe de faire montre de mon objectivité : le président abattu, Mohamed Morsi, était loin d’être le messie attendu et sa conduite politique fut forcément critiquable, puisqu’il a profité de la concentration des pouvoirs exécutif et législatif. On pourrait même évoquer à son propos une « dérive islamiste » par rapport au « projet révolutionnaire » ; si « projet révolutionnaire » il y a jamais eu…

Toutefois, il avait été élu et, en 2013, c’est à la faveur d’un concours de circonstances, dans lequel le peuple égyptien s’est fourvoyé, que l’armée a suspendu la constitution et destitué le président Morsi d’une position pourtant constitutionnelle et légitime. L’organisation interétatique régionale, l’Union Africaine, avait immédiatement qualifié cet acte de « coup d’État anticonstitutionnel » (Formellement, selon le droit régional africain, ce fut bien le cas).

La légitimité démocratique a été violée. Les pro-Morsi ont été réprimés dans un bain de sang offert par « le sauveur de la nation » (un bain de sang qui ne cesse de couler, et aujourd’hui encore). Les deux camps sont responsables de la situation catastrophique consécutive.

En 2013, cependant, il était difficile d’affirmer qu’il s’agissait effectivement d’un « coup d’État » ; car, même si l’implication de l’armée était irréfutable, il n’était pas clair que les militaires égyptiens visaient à la fois la prise et l’exercice du pouvoir. D’autant moins que l’action de l’armée répondait, peut-être -et en apparence au moins-, à un mouvement « populaire ».

Mais, peu de temps après, l’armée a appelé son principal homme fort à se présenter à de « nouvelles » élections présidentielles. Aujourd’hui, dès lors, une qualification rétroactive plus précise des événements de 2013 serait-elle possible ?

Depuis que le maréchal al-Sissi s’est déguisé en civil, le débat sur la séparation stricte entre l’armée et le pouvoir politique (civil), en Afrique, a été relancé. D’autre part, dans le cadre de la guerre contre le terrorisme et de la répression interne, l’environnement est loin d’être pacifié dans la chaudière égyptienne. Le respect des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales, tant mis en avant par la presse occidentale en 2011, n’est plus, désormais, qu’un vœu pieux, reporté aux calendes grecques. Le régime n’autorise aucune voix dissidente ; « l’État de droit » égyptien en est à « l’état de mythe ».

On assiste ainsi, d’une part, à une déferlante médiatique et intellectuelle d’injures, de diffamations et de calomnies à l’encontre des opposants ; d’autre part, à un exercice malfaisant de falsification et de stigmatisation de l’histoire des groupes d’opposition, voire même à leur « extermination », au seul motif possible, invoqué par le régime « qu’ils n’ont pas la même idéologie politique que la nôtre ». Ces groupes, les Frères musulmans, leurs sympathisants, les « anti-régime » et les « dissidents », sont associés, tous jetés dans le même sac, et condamnés en troupeaux.

Légalement, la peine est personnelle et ne peut être prononcée qu’en vertu d’un texte de loi ; seuls ceux qui ont, catégoriquement, incité à commettre, participé ou commis de réelles infractions pénales ou des crimes doivent répondre de leurs actes. Certes, tout organisme terroriste doit être combattu par l’État avec le soutien de la communauté internationale. Mais encore faut-il que les faits soient établis et les preuves exposées au grand jour…

« Révocrature »… une pure invention !

Et un concept « frankensteinien »… Pas si éloigné de la mythologie ou de la tératologie, la science des monstres, qui viennent aujourd’hui peupler les réalités postrévolutionnaires des populations du « Printemps arabe », où le Minotaure du récit mythologique de l’ancienne Grèce occupe certainement une place de choix. Pourquoi le Minotaure, cet être fabuleux dont la tête de taureau domine un corps d’homme ? Parce que, dans la langue arabe, le mot « révolution » se dit « thawra », un nom féminin qui pourrait être confondu avec le terme « thawr » (nom masculin), qui signifie, étymologiquement, « taureau ».

La révolution, en effet, est à la fois un fait extraordinaire et humain. Toutefois, plusieurs des déçus du « tsunami révolutionnaire arabe » affichent désormais leur mécontentement, sur les réseaux sociaux notamment, et stigmatisent leur « révolution », avec une amertume satirique, en la représentant sous les traits d’une vache que traient des personnages censés représenter les bourreaux de l’ancien régime dictatorial, aujourd’hui libérés et décomplexés ou, également, les « nouveaux » profiteurs politiques qui saignent à leur tour la nation.

« Révocrature » est un concept qui s’inscrit dans les contextes de la dictature et de la révolution.

Survenant à l’intérieur d’un État, la révolution constitue une « interruption brusque de l’ordre établi du fait d’une action non légale, menée généralement avec violence, dans le but de provoquer des changements politiques substantiels. Par opposition au coup d’État issu d’une partie des milieux dirigeants et souvent organisé par des militaires, la révolution se produit à l’initiative ou avec le concours du peuple ou d’une fraction de celui-ci. » (T. DEBARD, Dictionnaire de droit constitutionnel, Paris, Ellipses, 20072, p. 399).

Sans prétendre fournir ici une généalogie cohérente et parfaite du concept, « révocrature » est un néologisme dont la complexité se décline dans la fusion, soudainement inspirée, des mots « révolution » et « démocrature ».

Cette dernière expression est, elle-même, un mot-valise composé des termes « démocratie » et « dictature », produit par le sociologue et africaniste suisse Max Liniger-Goumaz. Il s’agit d’un concept né en Uruguay et que Liniger-Goumaz définit en ces termes : « La démocrature désigne un type de gouvernement autoritaire, civil ou (et) militaire qui, à l’absence de distinction entre domaines public et privé, et à un cumul d’autorités menant à une concentration du pouvoir débouchant sur le monocéphalisme et le monopartisme, ajoute un système d’inégalité et de domination fondée sur le viol des Droits de l’Homme, en particulier à travers le refus tant des contre-pouvoirs que de la participation populaire au processus de décision politique, social et économique, et qui procède à un simulacre des principaux instruments de la démocratie pluraliste que confirme la totale prédominance de l’exécutif sur un législatif d’ailleurs fictif. » (M. LINIGER-GOUMAZ, La démocrature. Dictature camouflée, démocratie truquée, Paris, l’Harmattan, 1992, p. 65.)

Sans prendre en compte le cycle transitoire postrévolutionnaire et supposément pré-démocratique, la « révocrature » met l’accent, directement, sur le rapport entre les deux phases essentielles qui se succèdent dans tout État à régime totalitaire ou dictatorial qui subi une révolution, à savoir la révolution elle-même et son aboutissement final. L’approche cyclique et événementielle est ainsi préférée à l’approche systématique fondée sur la comparaison de deux objets de la même nature (en l’occurrence, deux systèmes : la « démocratie » versus la « dictature »).

Les « révolutions » du « Printemps arabe » peuvent donc se décomposer en trois temps : la phase 0, « dictature » ; la phase 1, « révolution » ; et la phase 2, « démocratie » ou bien « dictature ». La phase 0 correspond à un cycle de « stagnation », dans lequel l’État (ou plutôt le régime) est une dictature. La phase 1 est celle du « commencement » et du « changement » ; son cadre temporel coïncide avec la « révolution », en apparence en tout cas. La phase 2 est l’étape finale, qui mène soit à une époque de démocratie, soit à une nouvelle dictature, visible ou bien dissimulée.

Le passage d’une phase à l’autre se fait dans un laps de temps relativement court et dépend de plusieurs facteurs. Si toutes les conditions sont réunies, la révolution sera suivie par une période de démocratie. Dans le cas contraire, le résultat, c’est une révolution en échec ou bien une révolution de façade qui, par l’interaction de plusieurs acteurs locaux et/ou internationaux, renverse effectivement le régime autoritaire en place, mais le remplace par un autre, une « dictature bis ».

Cette « dictature bis » peut être camouflée par l’action d’une majorité au pouvoir, avec la complicité inconsciente de l’opposition, et sous un semblant de démocratie représentative. C’est dans ce cas précis que l’on aboutit à ce que j’appelle la « révocrature » : une (fausse) révolution populaire ayant donné lieu à une autre fausse démocratie.

Un des scénarios ardemment défendus par les « complotistes » comme par les forces contre-révolutionnaires définit le « Printemps arabe » comme un simulacre de révolutions, mis au point par des officines occidentales (principalement américaines) pour remplacer des dictatures démodées par de nouvelles dictatures relookées plus acceptables et dès lors défendables, peut-être pas indolores, mais en tout cas invisibles ; et la nature totalement religieuse ou laïque de ces dernières ne serait guère un obstacle, du moment qu’elles servent efficacement et indéfectiblement les intérêts géostratégiques, économiques et idéologiques des Occidentaux. Cette thèse, dans sa version théorique, peut trouver écho dans le concept de « révocrature ».

Probablement les « complotistes » pêchent-ils par excès de systématicité… Et probablement les « officines occidentales » n’ont-elles pas plus anticipé les événements du « Printemps arabe » que ne l’ont fait les médias. Mais la gestion au coup par coup que les chancelleries européennes et américaines ont ensuite assurée a, probablement, contribué à produire quelques « révocratures ».

C’est le scénario égyptien qui correspond le mieux à sa définition : deux « soulèvements populaires », en un temps record, qui ont donné lieu à deux régimes « antidémocratiques » ou « faussement démocratiques ».

Force est de constater, in fine, le retour sur la scène politique de la puissante armée égyptienne, véritable État dans l’État, et la confiscation du pouvoir par le maréchal al-Sissi. Ce dernier peut même jubiler après la signature du contrat français de vingt-quatre chasseurs Rafales flambant neufs. Ajoutés à cela, des milliers d’opposants au régime exécutés, écroués ou condamnés à mort, et des violations massives des droits de l’Homme et des libertés publiques, sous les yeux clos de la presse occidentale aux lèvres curieusement cousues. Évidemment, l’Europe n’a pas changé son fusil d’épaule et privilégie toujours la « diplomatie du portefeuille ».

Revenons à la question de la justice. Au regard des exactions du « nouveau » régime, le bilan de la justice égyptienne, depuis la révolution (celle de 2011), ne peut pas être qualifié de « petit » détail, même s’il ne s’agit pas d’un cas unique dans la sphère africaine. En effet, il ne reste rien des principes fondamentaux de justice, à commencer par la notion de « procès équitable », s’il faut considérer les sentences arbitraires prononcées récemment en Égypte et qui ne diffèrent pas de celles des tribunaux du Burundi ou du Rwanda.

Une sentence jugée « disproportionnée et arbitraire » demeure disproportionnée et arbitraire, même quand elle vise les « ennemis » du Peuple, ceux de l’État ou, de la même manière, ceux du Régime.

À défaut d’être égalitaire, la justice égyptienne pourrait au moins être proportionnelle. Tout jugement doit être proportionnel à la gravité de l’acte. Toute sanction doit être proportionnelle à l’infraction. Avec un pouvoir judiciaire bien subordonné à l’exécutif, en Tunisie, nous en étions loin sous le joug des monarques Bourguiba et Ben Ali. On n’est pas sûr que la marche soit redressée aujourd’hui. Au pire, on peut espérer que la société civile et les citoyens resteront sur leurs gardes et manifesteront contre les excès de la machine juridictionnelle.

Mais, soyons (un peu) optimiste : il est certes encore tôt pour parler, aujourd’hui, d’un rapport de confiance absolue entre le peuple et le système judiciaire tunisien postrévolutionnaire ; pourtant, il y a des indices positifs et encourageants, comme la nomination d’un éminent juriste, intègre, au poste de ministre de la Justice (Mohamed Salah Ben Aïssa) et l’exposition médiatique de certains juges connus pour leur combat contre la dictature (les juges Souab et Rahmouni, par exemple), fréquemment invités sur les plateaux de télévision. Et, si la médiatisation des procès est très discutable, elle a eu, jusqu’à présent, un effet modérateur. Quoi qu’il en soit, les citoyens tunisiens doivent rester vigilants et ne pas s’éclipser.

En Égypte, le peuple ne s’est pas éclipsé. Mais il est certain, désormais, que la « dictature sanguinaire » du maréchal al-Sissi ne fera pas regretter le gouvernement des Frères musulmans ; et il serait bien candide de penser le contraire…

Pour préserver leur équilibre, les régimes totalitaires ont souvent procédé à un abattage sélectif ou massif. Le peuple égyptien l’a-t-il compris ? Lui qui laisse, ainsi, agir une justice pénale arbitraire et sélective. Al-Sissi serait, en réalité, idolâtré par la majorité des Égyptiens ! Les troupeaux de protestataires, fréquemment assassinés, ne devraient, donc, pas compter ; pour les millions d’Égyptiens hébétés, ils ne seraient que quelques parasites à éliminer.

Cela ne devrait choquer personne. L’Afrique a toujours aimé ses dictateurs (et les comptes en Suisse aussi) ; et la question de la limitation des mandats présidentiels, sur le continent de Mandela, reste la bonne blague que l’on se raconte, dans les antichambres des palais, en se tapant sur les cuisses.

Finalement, les Égyptiens auraient-ils ce qu’ils méritent ?

Car, plus encore que la propagande des médias aux ordres du régime, ce qui surprend, à l’annonce des massacres de manifestants lors des opérations de répression du régime et des attaques policières, c’est surtout le silence majoritaire. « Tout est beau ! », s’exclamait-on, ainsi, dans les médias tunisiens et égyptiens sous Ben Ali et Moubarak… Autrement dit, « le ciel est bleu et les oiseaux gazouillent ». C’était par cette dernière boutade qu’on se moquait des mensonges d’État et des machinations du régime Ben Ali. S’agirait-il du même refrain, aujourd’hui, sous Essebsi et al-Sissi ?

Récemment, en Égypte, la police a assassiné Shaïmaa al-Sabbagh, icône de la révolution de 2011 s’il en était, abattue d’un tir de chevrotine, sur la très symbolique place Tahrir qui plus est, alors qu’elle déposait une couronne de fleur en hommage aux victimes de la révolution. Les quelques manifestants qui avaient eu le courage de l’accompagner ont porté son corps dans une indifférence générale et quasi-surréaliste, les badauds détournant la tête et poursuivant leur chemin, nonchalants…

En dehors des réseaux sociaux, le silence populaire en Égypte est presque total. Désormais, le label « révolutionnaire » n’a plus cours ; on lui en préfère un autre : « autoritaire ».

Il peut arriver qu’un peuple et des médias silencieux créent un despote. C’est le rôle des médias aux ordres de façonner ici l’opinion, de fabriquer là un dictateur… Mais comment accepter qu’un peuple façonne son propre bourreau ?

Il peut arriver, aussi, qu’un peuple, très vite lassé par les désillusions postrévolutionnaires, soutienne un « démocrateur ». Le silence, criminel, est alors vindicatif.

Ce mutisme de la population et des médias égyptiens me font rappeler une anecdote, que racontait le grand acteur et artiste tunisien Lamine Nahdi, dans un de ses spectacles, durant les années 1980…

C’est l’histoire d’un vieil homme qui doit consulter un dentiste, pour l’extraction d’une dent qui lui cause une atroce douleur. L’histoire se passe à l’époque de la dictature de Bourguiba, précisément pendant la répression générale de la jeunesse, en 1968. Le jour venu, le dentiste demande à son patient d’ouvrir la bouche, afin qu’il puisse intervenir sur la dent. Le vieux tire alors fortement sur son nez, vers le haut. Le dentiste, surpris, essaye d’ouvrir la bouche de son patient. En vain. Après plusieurs tentatives infructueuses, le dentiste, agacé, interroge le vieil homme… Qui lui répond, nerveusement : « Tu es dentiste et tu ne sais pas que personne n’ose ouvrir sa gueule sous Bourguiba !? Allez ! Débrouille-toi pour m’arracher cette dent et me la faire sortir par le nez ! ».

Exit ! La « révolution »…

Le silence et l’oubli tuent.

Dorénavant, les médias occidentaux ne parlent plus que de « Daech » (l’État « islamique ») ; tout le monde semble avoir oublié le « Printemps arabe ».

Il est  vrai que les « scénarios révolutionnaires » ont été médiocres ; les révolutions, d’un ennui mortel ; les processus de la justice transitionnelle, en retard ; et les procès contre les anciens dictateurs, des mises en scène…

Les médias se sont trompés sur tout ; et on a bien compris que, comme toujours dans ce cas, ils n’aiment pas trop revoir leur copie… Ça les décrédibilisent ! Alors, on passe à autre chose.

En Tunisie, mis à part les projets et textes officiels restés, jusqu’à maintenant, lettres mortes, rien n’a changé ou presque dans le quotidien du citoyen, qui ne s’est pas amélioré d’un iota.

Sous les dictatures afro-arabes, le football était le véritable opium du peuple. En cette période post-révolution encore, la moitié des Tunisiens et des Égyptiens passe le temps à regarder les matchs de foot, comme « avant ». Plus « qu’avant » même ! Et on joue beaucoup. Jamais ces Nord-Africains n’avaient autant misé d’argent dans les paris sportifs légaux et illégaux. Quant à l’autre moitié, elle se partage entre les mosquées et les bars. Tunisiennes et Égyptiennes occupent leurs journées à bavarder sur les réseaux sociaux, ou devant leurs téléviseurs à regarder les séries sirupeuses et feuilletons mièvres, produits indiens et turcs qui inondent le monde arabe. Cependant, on n’a pas encore une seule statistique officielle sur celles qui s’adonnent au lèche-vitrine. Quant aux vieux, ils errent çà et là, tandis que les plus jeunes « dérapent ». Proportionnellement, beaucoup plus de jeunes seraient manipulés et recrutés par « Daech » en Tunisie qu’ailleurs dans le monde arabe. Seuls les enfants, insouciants, grimacent pour en rire ; ils demeurent charmants et gracieux, et leurs yeux sont emplis d’espoir.

Lors d’une insurrection populaire, deux cas de figure sont envisageables : dans le premier cas, le peuple « fait la révolution » et il s’investit ensuite dans le changement de mœurs de la gouvernance ; dans le second cas, le peuple « se révolte », mais il devient vite moins « conscient » et se désintéresse du fait politique : bouleversé et déçu, il se lasse, démissionne et « laisse faire ». Dans ce second cas, l’avortement de la révolution est garanti ; par ailleurs, ce dangereux comportement du peuple peut être symptomatique d’une véritable crise socioculturelle.

En l’absence, désormais, de l’Égyptien Bassem Youssef (un très célèbre présentateur politique satirique, suivi dans toute l’Afrique du nord, dont l’émission a été censurée, puis définitivement annulée, probablement parce qu’il avait commencé à critiquer al-Sissi), il ne reste plus au présentateur-télé tunisien Alaa Chebbi qu’à exploiter la grogne et la désillusion des révoltés dans son émission à scandale, qui se nourrit des petits scandales de la vie privée des gens… Andi Mankolek (littéralement : J’ai à vous dire) qui n’est qu’une copie médiocre et de basse qualité d’une vieille émission de la télévision française : Y’a que la vérité qui compte. En fait, la majorité des émissions télévisuelles tunisiennes post-révolution sont aisément classables dans la catégorie « télé poubelle ». Mais, les Tunisiens aiment les scandales un peu glauques et s’en repaissent ! La boucle est bouclée…

Ce que les révolutionnaires tunisiens et égyptiens ont en commun, c’est qu’ils ont voulu le changement, mais sans savoir comment prendre le pouvoir ; ils l’ont alors « confié » à des « représentants » censés être plus à même de l’exercer, par le biais d’un processus supposé démocratique et transparent.

Ce que les deux pays ont développé en commun, depuis lors, c’est le mépris de la révolution.

« Cracher sur la Révolution » n’a rien d’une expression choquante (je l’ai, d’ailleurs, modérée par respect pour le lecteur).

C’est, en effet, devenu un sport national en Tunisie, comme en Égypte.

Mais, n’en déplaise aux nostalgiques de la dictature, les martyrs de la révolution resteront un symbole de la vie et de la lutte « à la tunisienne ».

Une véritable révolution nationale, qui rompt définitivement avec tout ce qu’était l’ancien régime du « Pinochet tunisien » et tous ceux qui en tiraient les ficelles, est la seule garantie d’assainissement de l’État. La Tunisie, à titre d’exemple, est encore un « dépotoir » de l’évasion fiscale et de la corruption généralisée. Ceci convient à une minorité globalement cynique, qui détient les vraies clefs du pouvoir (économique). De leur côté, les citoyens les plus nécessiteux et la classe moyenne, pressurés par la bourgeoisie toujours à sa place et par la flambée phénoménale des prix, oscillent entre désolation et colère, mais finissent toujours par se résigner.

Si les révolutions tunisiennes et égyptiennes échouent, ce n’est pas parce qu’elles ont visé trop haut, mais parce qu’elles ont visé trop bas.

On ne peut pas mettre en cause le peuple exclusivement. On ne peut pas affirmer que la conception des peuples nord-africains de leurs propres révolutions a été trop limitée, puisqu’on la leur avait déjà confisquée, dès le départ. Car même s’il a dû se retirer de la scène politique ou quitter le pays, chaque dictateur a laissé ses larbins derrière lui ; et son système répressif est resté en place, intact.

Les vrais chiens de garde des ex-despotes tunisien et égyptien demeurent : plusieurs pseudo-médias et de sacrés plumitifs… En gros, la presse jaune, celle qu’on appelle plus communément, ici, « la presse des égouts ».

Qui façonnent nos représentations ? Et quels modèles choisit-on d’exposer au regard du citoyen ? Certainement pas Hannibal, Ibn Khaldoun, Thâalbi, Chebbi, El Hammi, Haddad, Hached, les Fellagas, Cheikh Ben Achour, Messaadi, Khraief, Djaït, Belaïd… ou même Bourguiba… et surtout pas les jeunes révolutionnaires de 2011.

Ce sont les médias ! Oui, ces acteurs de notre quotidien construisent notre réalité et dirigent notre réflexion. La presse est une véritable machine de guerre, une de ces « clefs du pouvoir ». En face, le citoyen, inculte ou inconscient, n’est souvent qu’un instrument docile.

Le jour de gloire est arrivé ! Les Tunisiens se sont révoltés. Ils ont voté ; et après ?

Côté tunisien, l’héritage de « la Révolution du 17 décembre – 14 janvier », c’est la perdition et la banqueroute économique, jamais officiellement annoncée, mais que trahit de manière patente la grave crise financière qui ronge le pays : le dinar tunisien est en totale dégringolade face à l’euro et au dollar et le taux d’endettement est trop élevé pour ce petit État paupérisé. Mais les économistes tunisiens se perdent en débats infructueux car ils n’ont dans leur chapeau aucun remède durable.

Le banditisme, la corruption et le chantage socioprofessionnels sont omniprésents. Tout récemment, le ministre des Transports révélait l’existence d’un « réseau mafieux » en expansion à l’aéroport international de Tunis-Carthage, où le vol de bagage, sujet tabou à l’époque de Ben Ali, ne peut aujourd’hui plus être dissimulé. Un passager averti s’interrogera : « Les autorités ont-elles pensé à : créer un dispositif de contrôle et d’agents infiltrés totalement externe à l’aéroport ? À se procurer des caméras IP, thermiques et invisibles dans des endroits stratégiques de l’aérodrome, à défaut d’inciter les constructeurs aéronautiques à installer des caméras miniatures dans les soutes d’avions, par exemples ? Et, enfin, à modifier les horaires des patrouilles de surveillance et les multiplier ? »

Ici, on atteint des sommets en matière de racket et de cynisme anti-professionnels.

Une anecdote ? Dans les coulisses d’une compagnie aérienne, soixante-douze heures seulement après la fuite de l’autocrate Ben Ali, tout le personnel navigant commercial s’est réuni au siège social de la société pour imposer une augmentation salariale : le salaire le plus bas de la catégorie professionnelle en question serait passé de 1.800 dinars à 2.100 dinars… Du poujadisme sans vergogne, quand l’on sait que le salaire minimum, en Tunisie, est de 319 dinars tunisiens, soit 150 euros !

Depuis la révolution de 2011, la Tunisie cède aux chantages de ce genre. Elle est gangrenée par le lobbying et par un corporatisme professionnel et syndical spécialisé dans le pillage financier du pays. Normalement, aucune revendication socio-économique ne doit être prise en considération si elle ne tient pas compte de la situation interne très délicate et de l’état pitoyable des caisses de l’État, ou lorsqu’elle vise uniquement à enrichir outrageusement certaines catégories professionnelles.

De même, en ce qui concerne l’éducation nationale, un bras de fer des plus dévastateurs a eu lieu entre les enseignants et le ministère concerné. Sans enlever aux enseignants les réalités de leurs « sacrifices », il est cependant désolant de voir leur syndicat multiplier les grèves et annoncer sans complexe le « sabotage de l’année scolaire », au grand détriment d’une jeune génération marginalisée et déjà très inculte et mal formée. Et c’est bien sûr l’élève qui paye les frais du temps perdu, des programmes de rattrapages et de révisions, et des fusions des examens !

Plus que les revendications des maîtres (avant tout pécuniaires, quoi qu’ils en disent), ce sont les interventions des syndicalistes dans les médias qui ont été des plus choquantes et ignobles : « Ceux qui sont mécontents peuvent boire l’eau de la mer », ont-ils balancé aux auditeurs d’une célèbre radio privée, qui ont senti le couteau leur glisser sous la gorge. On rappelle qu’un enseignant, c’est avant tout un éducateur qui inculque des valeurs… pas un gangster (il est recommandé de lire l’article d’Annie Vercoutter sur les enseignants japonais pour avoir, entre autres, une idée sur l’évolution de la situation très critique des « Maîtres » nippons depuis l’après-guerre ; il s’agit d’une époque dramatique, notamment pour cette catégorie, qui peut être relativement comparée à la situation des enseignants tunisiens entre les périodes pré-révolution et post-révolution – cf. « Le métier d’enseignant au Japon », Revue du Centre de Recherche en Education 15, 1998, p. 31-52).

Avec des élèves du secondaire à peine scolarisés et à la limite de l’analphabétisme, les universités tunisiennes produisent des illettrés à la pelle ; et les professeurs y sont obligés de gonfler les notes, pour ne pas proclamer des promotions fantômes. Rien d’étonnant à ce qu’aucune université tunisienne ne figure dans le « top 100 »… africain !!!

Tout cela étant dit, rappelons tout de même, à la décharge des enseignants grévistes, que la Tunisie est un pays où les enfants qui habitent des zones défavorisées parcourent au moins 20 kilomètres à pieds, chaque jour, pour rejoindre des écoles sans eau potable et, parfois, sans électricité… C’est un pays où, dans plusieurs territoires isolés, un seul instituteur enseigne à tous les écoliers de niveaux différents réunis dans une même salle de cours, une « pseudo-salle » dont les murs en terre supportent mal la toiture de tôle ondulée… C’est aussi un pays où, dans d’autres « régions de l’intérieur », les maîtres sont obligés d’éduquer des enfants sous les oliviers, car les infrastructures, par trop vieillissantes et délabrées, menacent de s’effondrer… Ainsi en va-t-il à Bou Hajla, ville rattachée au gouvernorat de Kairouan, à Siliana, à Zarzouna, à Sajnen… Faut y aller voir ça !

On peut, à juste titre, être « pour » l’amélioration des conditions de travail, mais « contre » les mauvaises manières et « contre » la prise en otage de la population par les mouvements « pro-grève ». Sérieusement, il faut cesser de prendre les citoyens tunisiens pour des « abrutis » !

En janvier 2015, le personnel de la Société des Transports de Tunis a décidé d’une grève générale sans même prendre le soin d’avertir au préalable les citoyens. Le droit de grève est sacré, mais cet acte inopiné avait suscité une grande colère des usagers, dont certains, jeunes ou vieux, furent contraints de passer la nuit dans la rue ou de marcher plusieurs dizaines de kilomètres pour regagner leur maison. C’est ça aussi, la « nouvelle » Tunisie, la Tunisie « postrévolutionnaire ». Alors, on ne s’étonne plus d’entendre raisonner un sourd murmure : « C’était mieux avant »…

C’est le syndrome tunisien du rétroviseur !

Dans le genre, plus spectaculaires encore sont les actions des éboueurs. La Tunisie est devenue un pays si sale, dont les villes empestent à cause des poubelles et des animaux accidentés que l’on ne ramasse plus ; et même dans d’aussi belles cités telles que l’Ariana, Ezzahra, Hammam-lif ou la Marsa, la collecte des ordures est devenue aléatoire… « La Tunisie étouffe sous ses poubelles ! », titrait ainsi Jeune Afrique en 2014. Ici, on ne comprend pas encore que répandre des déchets est un crime bien plus lourd qu’un meurtre.

C’est un pays où les routes sont fissurés et dans un état déplorable. « Seul celui qui a emprunté la route connaît la profondeur des trous », comme le dit un proverbe chinois. C’est un pays où les piétons doivent désormais renoncer à emprunter des trottoirs encombrés par les véhicules, dans l’irrespect devenu total du code de la route ; un pays où les canalisations d’évacuation des eaux usées sont laissées à l’abandon, lorsqu’elles ne font pas, désormais plus « qu’avant », l’objet de tractations et de marchés douteux ; un pays où l’infrastructure, de manière générale, est en très mauvais état à cause d’entrepreneurs et de gestionnaires globalement corrompus et que l’intérêt d’un État tortionnaire à attirer les touristes étrangers ne bride plus.

La Tunisie c’est le  pays de l’arnaque : on y découvre un matin que l’on vend désormais de la viande d’âne, souvent impropre à la consommation, sous l’étiquette de viande bovine, chevaline ou ovine ; on y apprend au soir que des hôtels de la capitale importent et servent à leurs clients de l’alcool frelaté.

C’est un pays où l’on travaille 8 minutes sur 8 heures quotidiennes ; un pays où l’absentéisme et où « quitter son travail avant l’heure réglementaire » sont devenus autant de marques déposées des administrations. D’ailleurs, l’absentéisme des députés censés parler au nom de leurs électeurs, au sein même du parlement, s’est remarquablement accru en 2015 ! Bientôt, comme à l’époque de Ben Ali, ils ne feront plus acte de présence qu’au moment du vote… et encore. Le pompon revient aux agents municipaux, titularisés en masse depuis 2011 (merci, ô Révolution !) et qui battent des records d’absentéisme…

Le laxisme plus que la démocratie était-il l’objectif de cette « révolution » ?

Le constat est amer : « voter » n’est pas en soi une panacée. Il faut s’instruire et produire. Actuellement, les jeunes Tunisiens ne sont pas exceptionnellement instruits. Les Tunisiens adultes ne travaillent pas, ou pas vraiment.

En dehors de l’aide indiscutable aux personnes dans le besoin, il est à rappeler que l’État n’est pas une association caritative ; il n’est pas un distributeur d’argent gratuit. Et tous ceux qui donnent une mauvaise image ou freinent l’administration et la production tunisiennes, ce sont des microbes et parasites dont il faut se débarrasser. On a tendance à oublier que l’État est une machine dont le carburant est un peuple travailleur. Aujourd’hui, la Tunisie n’a, vraisemblablement, pas d’autre choix que de naturaliser des Japonais et des Chinois.

« Dégage ! » est désormais un slogan creux et démodé, qu’on devrait remplacer par « Travaille ou casse-toi ! ». « Travaille ou casse toi ! » s’adresse, particulièrement, aux « bourgeois » qui refusent de servir dans les régions de l’intérieur. On ne vise pas seulement le secteur de la santé, gravement malade et corrompu, avec des hôpitaux régionaux laissés pour compte, voire même snobés par des « blouses blanches ». Certes, il ne faut diaboliser personne mais procéder à une réforme en profondeur de ce secteur, entre autres.

Et tant qu’on parle de « l’Administration » : la nomination dans les hautes fonctions, notamment celle de certains « experts » juridiques, est  davantage une « nomination-favoritisme » ou bien une « nomination récompense », c’est-à-dire pour gratifier quelques « élus » et « favoris » qui appartiennent au « cercle très fermé » et autres privilégiés, plutôt qu’une nomination basée sur le mérite et sur la compétence.

D’ailleurs, et toujours en 2015, même des diplomates tunisiens, réputés pour leur discrétion et leur réserve, ont contesté publiquement leurs nouvelles hiérarchies, pour des raisons identiques.

C’est à cause de ce genre de comportement que la révolution est perçue comme « le gâteau des Rois », et non le patrimoine du Peuple. Donc, même après le départ de Ben Ali, on est resté dans le parachutage, le clientélisme et le clanisme. C’est quoi ce rétropédalage ?!

Bien des milieux, en Tunisie, sont plus que jamais minés par la loi des clans et des cliques. Dans chaque structure, des intérêts et des affinités poussent des individus à nouer des liens « spéciaux » et privilégiés qui ne dépendent pas de l’organisation formelle du groupe. Ce phénomène a des incidences multiples, non seulement sur le fonctionnement d’un milieu, mais surtout sur le comportement de ces personnes. Les arrivistes, dévorés par l’ambition, s’y plient facilement. De même, les personnes intègres et authentiques, qui désirent garder leur indépendance et leur particularisme, n’ont pas d’autre choix que d’y adhérer. « Le ‘Système’ est comme ça », se justifient-ils. C’est donc l’appartenance qui y dicte sa loi à l’identité de l’individu. Et il n’est pas rare, dans ces milieux, qu’une personne affranchie de toute sujétion ait l’impression d’être entourée d’une bande de collabos et d’esclaves ; ce sont, généralement, des gens qui s’arment d’hypocrisie et qui apprennent à sourire jaune. Dans un autre roman, on dira même que « chaque ‘Parrain’ y a ses propres valets ».

En règle générale, mon pays ne déroge pas aux habitudes de son environnement sous-régional afro-arabe ni aux restes des États du continent africain. Un continent si riche, plus riche que l’Europe, mais dont les populations demeurent les plus pauvres et désavantagées de la planète. Les Africains peinent à comprendre que la survie de l’Occident dépend de leur continent ; et leur asservissement par des satrapes sanguinaires, pires que Zaba [ndlr : il s’agit des initiales de Zine el-Abidine Ben Ali] et Moubarak réunis, particulièrement en Afrique subsaharienne, n’arrange pas leur sort.

Même s’il donne l’image d’un homme souple et patriotique, le « président africain » a, souvent, été un vassal des dirigeants occidentaux et des puissances colonisatrices. Loin de la caricature de l’image paternaliste, sciemment fabriquée par le système en place, c’est, en fait, un dirigeant manipulateur et un maître du double jeu. Il est souvent propulsé aux devants de la scène par une clique à laquelle il est dès lors redevable, avide de conquérir le pouvoir et de se partager les richesses ; une clique qui vient liquider la notion de république.

Tout rapprochement avec l’ennemi d’hier -le régime dictatorial- devrait rendre circonspects la société civile et les intellectuels des pays des révolutions arabes. Et ce, même si les nouveaux dirigeants, en début de mandat, donnent à leurs populations une image en apparence différente de ce qui était redouté ; ils se montrent aimables et soucieux du bien-être de leurs citoyens, et parfois même « rassembleurs » voire « charmeurs », ce qui devient suspect…

Si l’on croit, aujourd’hui, en effet, qu’on élit librement des hommes « providentiels », et si l’on pense qu’on peut légalement donner un pays à des hommes « héroïques » dont les titres, l’histoire, la « gloire » et le grand âge inspirent confiance, on se trompe !

Ces hommes sont des ambitieux et de fin tacticiens qui ne sont jamais rassasiés. Après s’être assuré le plein pouvoir, ou du moins l’appui d’une majorité parlementaire, ils peuvent façonner à leur guise les institutions nationales. Ils peuvent même s’allier avec le diable -l’ennemi politique d’hier- et exploiter « l’hibernation » populaire ainsi que les chaos socio-économiques et politiques, pour engager une refondation autoritaire de l’État, couronnée par une « vassalisation » du peuple.

Le gouvernement et les courants parlementaires dominants pourraient donner l’apparence d’un attelage hétéroclite et, dans les coulisses, conclure un contrat qui prône une ligne claire : collaborer, partager « le gâteau », revenir sur tous les acquis de la révolution, de la république et de la démocratie ; puis, dévorer ensemble le pays, mais sans que le peuple, ensommeillé, ne s’en aperçoive. Bien sûr, il s’en apercevra ; mais, à ce moment-là, il sera trop tard. De toute façon, même s’il se réveillait, il y aurait toujours des bouc-émissaires à sacrifier et des plumitifs prêts à servir, à contre-courant.

Il est fort possible, aussi, qu’une guerre de clans et d’ambitions déclenchée par des satrapes en connivence avec l’affairisme politique, ou bien par certains amateurs et loups solitaires avides de pouvoir envenime la scène politique et la vie des Tunisiens et qu’elle transforme même le pays en une poudrière à ciel ouvert.

Encore, à l’intérieur du palais présidentiel, il est possible de tomber sur des animaux politiques inconnus du grand public, mais qui ont déjà goûté aux saveurs du pouvoir, tout au long de la dictature, et qui cherchaient à revenir à la vie, la vie politique, après la révolution. Pourtant écartés des affaires publiques, voire surveillés et traités avec mépris par les révolutionnaires qui les connaissaient, ils ont désormais repris espoir et n’ont plus qu’une ambition dévorante : prendre leur revanche et gouverner de nouveau. Ces politiciens opportunistes et pragmatiques, devenus autant de bras droits d’un dirigeant tunisien vieillissant, se font écouter ; et ce sont eux qui décident. Ils redeviennent lentement, mais sûrement, la pièce centrale de la vie politique, pour conditionner notre liberté, voire même monétiser l’oxygène du pays. Pourquoi ne sont-ils plus contestés ? N’incarnaient-ils pas la dictature que l’on venait d’abattre ?

Il est utopique de s’accrocher à un récit illusoire d’une « révolution parfaite » qui changera tout, en un clin d’œil. Une révolution réussie a besoin de temps.

Dans ce contexte de transition démocratique, il faut faire face aux grands maux et aux principaux défis de la société tunisienne postrévolutionnaire. Tant de chantiers que l’on s’était promis, et que les politiques doivent oser ouvrir ou réformer, à savoir : le dossier des victimes et des crimes de la révolution ; la matérialisation de l’État de droit ; la mise en place de toutes les instances constitutionnelles ; la réforme sécuritaire ; la domestication des forces de l’ordre ; la destruction de toute suprématie policière ou militaire ; mais aussi la valorisation du rôle des autorités sécuritaires quand elles sont exclusivement au service de l’État et de la nation ; l’amélioration des conditions de travail ; la création d’une puissante brigade financière et anti-corruption, autonome et dotée de moyens à la hauteur de sa mission ; la réforme judiciaire ; la réglementation de la justice militaire ; la création et les prérogatives de la Cour constitutionnelle ; le respect et la protection effective et inconditionnelle du citoyen ; la justice sociale et la réforme de la sécurité sociale ; la sensibilisation, la dénonciation et la sanction des comportements inciviques et anarchiques ; le combat en faveur des femmes, des jeunes exploitées, des mères célibataires et des filles violées ; le déracinement du machisme, de la phallocratie et de la misogynie ; la réhabilitation de la femme rurale tunisienne ; le combat en faveur des minorités, des noirs stigmatisés et des indigènes du sud du pays ; la lutte contre la xénophobie, la discrimination et le racisme alarmants ; l’abrogation d’une justice au « deux poids, deux mesures », de l’impunité des puissants et de leur enrichissement arrogant ; la lutte contre la pauvreté et le chômage des jeunes diplômés qui est très révoltant dans une contrée baptisée « Mère des révolutions arabes » ; la contrebande ; l’immigration clandestine ; l’interdiction du territoire tunisien à l’égard de tout individu aux idéologies extrémistes et dangereuses pour la société ; la liberté du culte ; le contrôle étatique, exclusif et total, des lieux de culte ; la radiation des imams ayant une formation religieuse très rudimentaire ou radicale ; la prévention et les moyens d’action contre le terrorisme ; sans oublier, bien sûr, la réforme globale et profonde du système éducatif et de l’enseignement tunisien, première condition sine qua none du développement de la société et de la modernisation de l’État ; et, enfin, moins présentes dans les esprits, mais tout aussi importantes pour l’avenir proche : l’écologie et la protection de l’environnement.

Les intellectuels pensent que le problème de la société tunisienne est un problème de mentalité. C’est absolument vrai !

Une nette amélioration de la situation de la Tunisie postrévolutionnaire devrait progressivement engendrer une transformation positive de sa société. Une telle transformation est étroitement liée à la condition démocratique et à celle d’un État souverain, moderne et modéré.

La transformation sociale dépend, essentiellement, d’un renouveau voire même d’une révolution académique et scientifique intégrale.

En effet, l’éducation et l’enseignement, en Tunisie, peuvent être considérés comme des instruments d’abêtissement et de conditionnement des masses et d’enrichissement institutionnel. Durant la dictature, ces deux entreprises ont tué dans l’œuf le libre-arbitre, l’aptitude à l’esprit critique et l’audace de s’opposer. Même en bénéficiant d’une certaine autonomie (fictive), ils ont procédé selon un mode pervers et manipulateur. Et, même quand ils n’ont pas servi la propagande du régime, ils ont façonné la transmission des normes et valeurs. C’est, au surplus, l’existence d’une administration aux « vieilles pratiques » qui a compliqué le problème.

Réduire la (jeune) population à l’esclavage n’était pas l’apanage d’un certain Ben Ali. Les « générations Bourguiba » -et c’est ma conviction intime- étaient, intellectuellement et culturellement, à des années lumières des « générations Zine el-Abidine ». Mais, le despote Ben Ali n’était pas, forcément, le sponsor principal de la médiocrité de l’éducation.

La Tunisie a tellement besoin, aujourd’hui, d’une machine neuve, puis d’une reproduction massive et d’un retour des cerveaux. Nous avons besoin, surtout, d’un gouvernement audacieux qui procède à une purge et à un renouvellement des élites enseignantes et intellectuelles.

Il faut, à tout prix, une refonte globale du système. Car c’est une autre forme de terrorisme que sont en train de subir les jeunes générations, qui ne sont pas seulement des victimes de l’appauvrissement culturel, de la régression éducative, et de l’arbitraire de l’évaluation de leurs « véritables » niveaux ainsi que des hiérarchies d’excellence, mais font aussi partie du problème. Même si, pour moi, la part du système et de l’enseignement dans la genèse de l’échec et de la production de « générations fantômes et ratées » est la plus lourde.

La métamorphose de la collectivité est encore liée à la condition que l’État puisse lui offrir toutes les garanties d’un système judiciaire impartial et fiable.

Enfin, cette transformation sociale est impossible sans une véritable émancipation culturelle.

Mais, par-dessus tout, il est essentiel que cette mutation globale se fasse sous la houlette de l’État et dans un climat pacifique.

En pratique, cela ne peut se réaliser que, premièrement, en améliorant les relations internationales de la Tunisie. Deuxièmement, en éradiquant le terrorisme qui utilise la religion, mais aussi le fanatisme laïc, la haine intra-étatique et les tensions interrégionales. La guerre contre ces « terrorismes » doit être totale et sans pitié. Dans les mois et les années à venir, le peuple tunisien devra faire face à de grandes pertes et souffrances mais rester courageux et soudé autour d’une même nation. Troisièmement, en neutralisant la guerre de stigmatisation entre les révolutionnaires et les réactionnaires. Quatrièmement, en combattant le spectre de la terreur dictatoriale, la loi de l’arbitraire et celle du plus fort. Cinquièmement, en s’opposant à toutes pratiques inconstitutionnelles à l’instar du vote de lois liberticides ou antidémocratiques.

Évidemment, ce n’est pas une sinécure.

Si ce processus ne peut s’accomplir,  il faudra aller chercher « ailleurs »… Il est impossible d’affirmer que le refus de jouer le jeu démocratique se traduira par une politique d’exode et d’exil des masses en quête de liberté et de prospérité, mais certains militants politiques et droits-de-l’hommistes n’excluent pas, aujourd’hui même, l’exil politique si des lois liberticides devaient être adoptées ; on peut citer, à titre d’exemple, les propos récents de la militante et opposante de l’ère Ben Ali, Naziha Rjiba.

L’intervention de l’État demeure indispensable dans les pays des révolutions nord-africaines. En effet, sur la rive sud de la Méditerranée, la dépendance de l’individu à l’État est totale. Cette fiction juridique est encore perçue comme une entité paternaliste sans l’intervention de laquelle le citoyen ne peut se satisfaire ; une entité qui doit trouver toutes les solutions et résoudre par elle même tous les problèmes de la communauté. L’initiative citoyenne, individualiste et privée, est encore faible et peu ancrée dans nos sociétés.

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Personnellement, malgré mon optimisme prudent, je reste toujours persuadé que bien des Nord-Africains aiment le fouet et qu’ils se réjouiraient d’un retour de la dictature. Autrement dit, ils ne peuvent vivre à l’intérieur d’un État, que sous la domination et dans l’écrasement. Mais, même lorsque l’on idolâtre son tyran, le silence populaire majoritaire est condamnable ; on est de la sorte impliqué dans l’innommable.

Si certains considèrent que le début du « Printemps arabe » a été politiquement marqué par le triomphe de la médiocratie, il est maintenant en train d’être achevé par le conservatisme religieux et militaire, par la dérive judiciaire et, enfin, par le retour et la lutte des anciens caciques des régimes dictatoriaux.

En ce qui concerne la Tunisie, plus particulièrement, il faut veiller aux acquis de la révolution, renforcer la solidarité nationale et optimiser les institutions de l’État… À moins que l’on ne veuille de « Daech »… ou d’une « révocrature ».

Les « amis de la Tunisie » ne connaissent rien encore de mon pays ; ils doivent comprendre que l’on est dans un pays où il ne fait bon vivre que si l’on se soumet à la loi du silence, que si l’on a pour seule ambition de gagner son (peu de) pain et que si l’on est un lèche-bottes de première. Certains peuvent s’y targuer de leur puissante lignée familiale, de leurs « amis dans la ‘Sécurité’ », mais personne n’est totalement intouchable. Le sentiment de peur est toujours bien ancré dans les ventres, prégnant. Les « témoins » des plus dangereux agissements n’osent pas dénoncer en public. Pour d’autres, ne pas être « audacieux » est encore plus périlleux. Mais, s’ils peuvent critiquer certains aspects banals, ils ne se risquent jamais à s’attirer les foudres d’un réseau entier. En effet, Témoins et Audacieux savent bien qu’ils ne font pas le poids devant des pieuvres invisibles. D’autant moins que la solidarité du plus grand nombre n’est jamais garantie ; elle est même souvent fictive, dans mon pays… Un pays qu’on surnomme « le cimetière des héros inconnus ».

Les années ont  passé, et bien trop ont oublié la révolution. Maintenant, on s’inquiète des dérives de la nouvelle génération des « cerveaux lavés » tentés par l’islamisme radical de « Daech » et consorts… Ce faux Islam. Il est, cependant, désolant de constater que, avec cette nouvelle donne terroriste, les Tunisiens ne sont plus présumés innocents ni totalement libres.

Quant aux « grands » penseurs du pays, ils peuvent continuer à théoriser et philosopher sur la toile, les choses ne s’amélioreront pas pour autant. Le Tunisien est fatigué des tableaux mensongers qu’on lui présente depuis 2011. Il ne croit plus aux miracles ; il ne « croit » plus… tout court.

Aujourd’hui, la Tunisie de la Sidi Abdallah Guech (une célèbre  maison close de Tunis) ressemble à une déesse libérale asservie par ses proxénètes politiques, violée par ses « intellectuels » imposteurs et vendue aux enchères par les péripatéticiennes des puissances et médias étrangers… sous les yeux d’un peuple castré.

Pourtant, dans les lendemains qui chantaient de 2011, il m’avait semblé que… Le pays semblait… Le pays, enfin libre, semblait appartenir à son peuple. Un peuple uni et endurci.

Il est vrai, pour citer le doyen Yadh Ben Achour (éminent juriste tunisien et ancien président de l’Instance supérieure pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution, de la Réforme politique et de la Transition démocratique), que « tous les compositeurs ne sont pas Mozart, que tous les poètes ne sont pas Abul Allâ al Maari et que tous les dirigeants politiques ne se valent pas ». Il est encore vrai que toutes les nations, toutes les révolutions et tous les révolutionnaires arabes ne se ressemblent pas.

Mais ma conclusion est valable aussi bien pour la Tunisie que pour l’Egypte : l’esprit de la révolution a été trahi par l’homo politicus et assassiné par des mentalités archaïques. Et depuis 2011, il y a eu pléthore de « pyromanes », de réactionnaires et de faux-révolutionnaires, qui ont tous raté l’occasion de se taire.

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Haythem Belhassen Gabsi

Juriste (Droit International et Questions africaines) - (Tunis – TUNISIE)

4 Comments

  1. Les comparaisons des pays du Printemps arabe ne sont pas évidentes, mais, pour une fois, pour ce cas Egypte-Tunisie, je suis globalement d’accord, c’est très bien expliqué; La description y reflète tellement bien nos quotidiens; ça mérite d’être médité avec soin. On est un peu frappé par le fort dosage de satire mais cela montre où en est cette prétendue démocratie post-révolution tant attendue, ou ce que vous évoquez comme étant ‘révocature’. Vous pourrez aller encore plus loin surtout dans le volet sécurité-terrorisme dans ces Etats. Bel article.

    • Haythem Belhassen GABSI on

      Merci pour ce commentaire. En fait, vous avez attiré mon attention sur un aspect très important. Je vous avoue que LA COMPARAISON dans mon article est très accessoire et minime. Comparaître les expériences révolutionnaires tunisienne (mère) et égyptienne (fille) nécessite de faire le tour de la question. Ce n’est pas l’objet de cet article.

      Mais, si j’avais emprunté strictement ce procédé, j’aurais dû suivre tout un raisonnement ; et j’aurais pu conclure, précipitamment (avant la fin de la transition démocratique et de la stabilisation de toutes les structures institutionnelles dans ces deux pays), que : jusqu’à présent, la révolution tunisienne est un ‘‘succès’’, sa ‘‘descendante’’ égyptienne est un ‘‘échec’’; même si les deux révolutions avaient commencé de manière ‘‘similaire’’, dans les mêmes conditions.
      J’aurais pu déduire (même hâtivement) que le ‘‘succès’’ de la première semble tirer son origine du climat de pluralisme et de démocratie politiques post-révolution -même si apparent- ainsi que d’un minimum d’homogénéité sociale.

      Si nous tentons, maintenant, de comparer les points communs entre les expériences des deux pays, avant et après les ‘‘soulèvements populaires’’, nous pourrons constater qu’ils (pays) ont, suivi des parcours historiques simultanés (au début !).
      Les deux révolutions ont été produites par des facteurs communs. Les peuples tunisiens et égyptiens avaient protesté de manière pacifique en scandant carrément les mêmes slogans (intégralement tunisiens, à l’origine).
      Elles ont, toutes les deux, conduit aux mêmes résultats sur le court terme historique.
      Le peuple tunisien -ou un concours de circonstances ‘‘imprévu’’- avait forcé l’ex dictateur BEN ALI de fuir le pays, alors que le peuple égyptien avait déchu MOUBARAK, l’avait renvoyé devant les tribunaux et l’a ‘‘emprisonné’’.

      Par extension, ces deux pays ont été secoués par des événements sismiques post-révolutions.
      D’abord, en Tunisie, deux illustres militants et politiciens -Chokri Belaid et plus tard Mohamed Brahmi- ont payé le prix de ces bouleversements, assassinés en plein jour (en raison de leurs opinions politiques contre l’autorité de transition en place, pense-t-on). En outre, des victimes innocentes (citoyens d’une part ; forces de l’ordre et militaires en plein service, d’autres part) sont tombées ; la tension et le terrorisme ont, en effet, atteint leur apogée.
      En Egypte, après la déchéance du dictateur militaire, les autorités de transition ont été soumises à toutes sortes de pressions et de violations sécuritaires ; et trop de sang a coulé dans les rues.
      Pour faire en sorte que l’expérience tunisienne puisse porter la nation sur les rives de la paix et de la sécurité, certains pensaient avoir trouvé une panacée : une démission -en fin de compte tactique et judicieuse- du gouvernement de la Troïka de l’islamiste Ali Larayedh couronnée de l’arrivée de « Monsieur Technocrate » Mehdi Jomaa, désigné nouveau chef du gouvernement. Beaucoup d’hostiles à la Troïka comptaient sur ce dernier pour atteindre ce qu’ils appellent le ‘‘démantèlement des Frères musulmans’’ tunisiens dans les structures de l’Administration et du Gouvernement, et ils accusaient les gouvernements Jebali et Laarayedh d’avoir seulement soutenu leur groupe.

      Ensuite, il y avait une nette radicalisation des protestations et manifestations qui ont accompagné la montée de la Troïka et la résurrection du mouvement islamiste Ennahda qui passent pour être fort proches à la Confrérie égyptienne (les Frères Musulmans). Au moment même où le chaumage explosait en Tunisie, beaucoup de personnes avaient accusé Ennahdha de placer des milliers de ses membres dans les institutions de l’Etat depuis son arrivée au pouvoir suite aux élections du 23 octobre 2011. Toutefois, malgré cette radicalisation (et malgré des dérapages injustifiables : par exemple, la police avait fait usage de chevrotine contre des manifestants en 2012), qui a donné lieu au « Sit-in Errahil » de Bardo, en juillet 2013, et au « Dialogue National », cela n’a jamais abouti à des affrontements sanglants comme ceux qui ont frappé l’expérience égyptienne.

      Concrètement, en Egypte, l’armée se retourna contre le président démocratiquement élu Mohammed Morsi, l’évinça du pouvoir et le jeta en prison. Elle aurait ensuite concocté des accusations portées contre lui, contre les dirigeants de son parti et toute la Confrérie (à consulter l’archive des rapports entre l’armée et la Confrérie depuis l’ère Abdennaceur en Egypte).
      Le nouveau gouvernement par intérim a classé, ensuite, les “Ikhwân” (Frères) en tant qu’organisation terroriste, et a diabolisé tous les dissidents à l’autorité de l’armée égyptienne. Ce bouleversement de l’histoire a transformé l’Égypte en une caserne militaire à ciel ouvert et surtout en en une zone de conflit et de règlement de comptes. La voix et l’opinion de ‘‘l’autre’’ (opposant/différent) ont été supprimé ; et le pluralisme, bien que formel, a été confisqué de nouveau. Désormais, l’unique slogan est : « aucune voix n’est plus forte que celle de l’armée ».
      En analysant les expériences tunisienne et égyptienne, on pourrait dire que la première a été guidée d’une colère populaire dont les motivations étaient devenues si évidentes à un moment politique clé : la révolution a tout éclaté.
      La même chose s’est à peu près passée au pays des pharaons ; mais progressivement, l’expérience égyptienne a révélé que la colère populaire a des racines profondes qui poussaient beaucoup à croire que le ‘‘coup d’Etat’’ contre un pouvoir élu n’a jamais eu lieu. Ce fut le résultat des erreurs commises par la Confrérie et Morsi dans la gestion de l’Etat. On pourrait lier leur échec à leur inexpérience politique.

      Je ne suis pas vraiment un spécialiste du cas égyptien, mais certains -qui cherchent, notamment, à justifier le coup d’Etat militaire- pensent que les raisons de cette colère populaire étaient si enfouies au plus profond de la conscience égyptienne et que les masses étaient tellement prêtes à se débarrasser de la Confrérie au point que plusieurs Egyptiens n’auraient même pas sourcillé si les « Frères » étaient publiquement brûlés dans des fours crématoires ou des chambres à gaz.
      C’est ainsi qu’on peut dire, dans ce contexte, que l’expérience égyptienne s’est vite naufragé et a touché le fond tandis que celle tunisienne a seulement traversé une mer agitée. Cela indique, aussi, l’importance des contextes ‘‘mental’’ et culturel dans les deux pays. J’éviterai, dans ma réponse, la tension généré par une comparaison fâcheuse entre les deux mentalités : entre « l’esprit tunisien » et « l’esprit égyptien ». Je me contenterai de dire que les deux esprits diffèrent. Car les mentalités du Tunisien et de l’Egyptien sont chacune liées à des composantes culturelles, économiques, historiques, psychologiques et sociales spécifiques qui ont contribué à la formation d’une conscience collective d’un groupe de personnes (qu’on appelle « Peuple ») dans une zone géographique déterminée (appelé, juridiquement, « Territoire ») qui a assisté à la naissance de différentes civilisations sur plusieurs siècles.

      Peut-on oser dire que Tyranie et Egyptien ont depuis très longtemps fait bon ménage. Les égyptiens seraient-ils toujours hanté par le système tyrannique et par l’oppression despotique primaires, à savoir pharaonique ? parce que c’est encore un état de fait dans ce pays : l’Egyptien a souvent survécu au milieu d’un système de gouvernance totalitaire, une sorte de ‘‘pharaonisme’’ politique renouvelé, sans que cela puisse le gêner ; ceci est serait dû au fait que ce système est camouflé dans une sorte de fausse formule “Démocratie-Dictature”, ce que l’on a appelé la « Révocrature ». Il est même possible de généraliser la stigmatisation de ce système/modèle, sur le plan régional, en parlant de « Démocratie à l’africaine ».
      On doit comprendre qu’un Etat ne peut pas se transformer radicalement en un pays moderne avec un peuple totalement libre sans enterrer, une fois pour toutes, cette espèce de ‘‘pharaonisme’’ politique (je n’ai pas trouvé d’équivalent dans l’histoire tunisienne antique depuis la fondation de Carthage en 814 av.JC – on dit même que Carthage n’a pas connu la tyrannie!-) avec tous les vestiges des civilisations pharaoniques, despotiques, déjà disparues depuis bien longtemps.

      En revanche, on peut constaté que, après la Révolution, « l’esprit tunisien » a progressivement testé, dans un climat plus ou moins paisible, différents dirigeants qui ont essayé de transformer le pays en une terre de pluralisme, de démocratie et d’alternance au pouvoir semblable aux systèmes qui se trouvent dans certaines sociétés occidentales où la démocratie est authentique. Cela a contribuer à amener un état d’harmonie sociale et politique, où Laïcs et Libéraux cohabitent avec les islamistes sans que ni l’une ni l’autre camp ne se fasse exclure (je dirai même que les laïcs et libéraux étaient même satisfaits avec Ennahdha ; et on peut évoquer aujourd’hui le ‘‘mariage de raison’’ en Nida Tounes -au pouvoir- et la mouvance islamiste -majorité opposante-). Les islamistes s’étaient même retirés (peu importe sous pression ou par un jeu de calcul politique) et ont admis la désignation d’un ‘‘gouvernement d’indépendants’’ (par rapport à la Troïka) ; et s’il faut louer le ‘‘modèle’’ tunisien, c’est en raison de la transition pacifique de la révolution vers un Etat démocratique (on l’espère).
      Sur ce point et au vu des circonstances, l’expérience tunisienne est LE modèle de gouvernance pacifique à suivre pour les autres. On n’avait pas besoin de reprendre ledit ‘‘modèle turc’’ ou ‘‘occidental’’. Vous avez déjà un modèle afro-arabe dans vos mains ; cela dépend, cependant, des personnes en place et des événements futurs pour le confirmer.

      Et c’est que j’ai essayé de critiquer dans cet article, c’est-à-dire qu’à cause de certaines pratiques politiques (y compris dans les coulisses du pouvoir) et de certains comportements sociaux, tout ce qu’on a réalisé peut tomber à l’eau. Y évoquer ce qui se passe en Egypte tout en exagérant la satire sert seulement cet argumentaire… et c’est pour alerter les « esprits tunisiens ».
      Si l’occasion se présente j’analyserai davantage la question sécuritaire.

      Haythem Belhassen GABSI

  2. Les articles de ce mensuel sont intellectuellement ‘stimulants’. C’est très intéressant d’offrir une réflexion globale sur les révolutions arabes qui marie idéologique et social. Si on fait une m-à-j de l’évolution du printemps arabe et de la scène politique et sociale dans ces pays, on lit presque une prophétie sur la lutte de pouvoir et la répression en Egypte ou sur l’éclatement de Nidaa Tounes et la souffrance sociale à Tunis aujourd’hui. Je souscris à cette analyse approfondie, mais vous aurez pu évoquer la Libye aussi, pour compléter le tableau. Et quand vous avez exposé l’aspect ‘politique’ vous semblez dévoiler des clichés et des indices. Il aurait été encore alléchant de dire plus sans allusions ‘énigmatiques’. En tout cas merci pour cet article piquant, c’est un excellent récapitulatif pour nous expatriés.

    • Haythem Belhassen GABSI on

      Merci, c’est noté.
      1) Le cas libyen est bien trop différent pour être évoqué ; un pays qui a connu une guerre civile, une “intervention” militaire de l’OTAN, deux gouvernements/parlements, et Daech… ne peut être assimilé à la Tunisie ou à l’Egypte.
      2) Pour les allusions politiques : trop de clarté tue la clarté.

      Haythem Belhassen GABSI

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