En fait, à Oslo, c’est le « Quartet du dialogue national » qui a reçu le fameux prix… C’est la société civile tunisienne, qu’il représente et qui lui a donné son pouvoir, par la rue.
Par la rue et après deux mois de manifestations et de sit-in devant le parlement, auxquels des milliers de Tunisiens ont consacré leurs soirées ramadanesques, sans désespérer, pour demander la démission du gouvernement provisoire qui s’était installé après la révolution de 2011, la « Troïka », où s’étaient partagé le pouvoir le CpR, le parti du président de la république, Moncef Marzouki, le premier ministre islamiste (Ennahdha) et le président de l’Assemblée nationale constituante (ANC), chef du parti Ettakatol.
La Troïka n’avait accepté de participer à ce dialogue national que contrainte et forcée et apeurée par les événements d’Égypte, où un général de l’armée, al-Sissi, après s’être emparé du pouvoir, avait lancé une chasse aux sorcières contre les Frères musulmans installés au pouvoir par les urnes et par la rue égyptienne.
Craignant de subir le même sort, face à la gronde de la rue tunisienne, les chefs de la Troïka finirent par démissionner de la présidence de l’ANC, de la présidence du gouvernement… mais -il y a toujours un mais- le provisoire président de la république, qui avait pourtant promis le jour de sa nomination qu’il quitterait le pouvoir dans les six mois s’il ne remplissait pas ses engagements (ce qu’il n’a pas fait), s’entêta et ne quitta pas son poste… Mais, son parti et son électorat, s’étant rétrécis comme peau de chagrin, le bon peuple tunisien prit donc patience, en se disant que, de toute façon, il se ferait bientôt dégager par les urnes.
C’est donc le Quartet, composé de la puissante centrale syndicale UGTT (Union générale tunisienne du Travail), du syndicat des patrons, l’UTICA (Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat), de l’Ordre des avocats et de la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme, qui obtint le changement et les démissions des deux autres êtes de la Troïka.
Un premier ministre apolitique fut désigné, qui avait pour principale mission de former un gouvernement de technocrates efficaces, un gouvernement (enfin) chargé de résoudre les problèmes les plus urgents, et surtout d’amener le pays à des élections pluralistes, libres et transparentes, et d’activer la rédaction de la constitution, qui se trainait depuis deux années déjà.
Cette constitution laïque, qui confirmait l’égalité homme-femme, représentant toutes les composantes de la société tunisienne fut ainsi rédigée, votée, signée et entérinée ; et les élections législatives et présidentielles purent donc avoir lieu…
Le Quartet, toujours soutenu par la rue, dont il était l’expression, a ainsi sauvé le dialogue national et évité à la Tunisie de sombrer dans la guerre civile.
À Oslo, c’est cet esprit qui fut récompensé par le Prix Nobel de la Paix.
Alors que, dans les sphères politiques, les félicitations fusent depuis des semaines, de toutes parts, les Tunisiens de la rue, eux, font montre de beaucoup de retenue.
Certains ont qualifié cette récompense de « politique » ; mais le Prix Nobel ne l’a-t-il pas toujours été, politique ? Puisqu’il récompense les efforts pour la paix. D’autres ne comprennent pas l’importance de cette « décoration », et estiment qu’il y a beaucoup plus de problèmes que de points positifs à récompenser, depuis la révolution. Les plus cyniques sont bien entendus les membres de la Troïka, qui ont été exclu de la fête et des honneurs ; ils ont de quoi être énervés : après tout, c’est quand même sur leur dos que le Quartet a reçu ce prix. Mais, plus généralement, timidement, une grande partie de la population est une heureuse.
Depuis le « printemps » dit « arabe », les Tunisiens avaient si souvent été déçus, qu’ils ont d’abord gardé une certaine réserve, avant de se réjouir.
Ils n’y ont pas cru immédiatement ; ils voyaient dans cet événement le début d’un complot fomenté par on ne savait qui, pour cacher quelque plan inavouable…
Ils ne réalisèrent l’ampleur de ce prix que 48 heures plus tard, lorsqu’ils entendirent que les autres peuples se réjouissaient pour eux.
À Oslo, par contre, on avait bien réalisé l’ampleur du travail titanesque que les Tunisiens ont accompli. La rue de la petite Tunisie avait réussi là où les géants, comme l’Égypte, avaient échoué.
Les Tunisiens ont fait leur petit bonhomme de chemin, en gardant la tête froide, et toujours avec les outils de la démocratie. Ils n’y étaient pas habitués, mais ils ont vite appris : manifestations, revendications, sit-in, grèves, dialogues, concessions… ne jamais reculer devant les difficultés.
Mais ce peuple a si souvent était méprisé et floué que, lorsqu’il est félicité, il ne parvient pas à y croire… et devient septique.
La Tunisie a plus que besoin d’être reconnue.
Ces quatre dernières années durant, les médias occidentaux, les médias français surtout, se sont efforcés donner de la Tunisie l’image d’une théocratie, alors qu’il n’en était rien.
Merci Oslo !
Souhaitons que les Tunisiens continuent leur chemin et relève les nouveaux défis, au vu de ce qui se passe en Syrie, en Libye et ailleurs tout autour d’eux dans le Monde arabe… mais aussi face au risque d’un retour lent et insensible à l’ancien régime que d’aucuns, dans l’ombre souhaiteraient restaurer sous de nouvelles formes…
Espérons qu’il saura rester alerte et vigilant, et qu’il trouvera les recettes de la croissance économique dont il a tant besoin pour se nourrir, pour finaliser ce printemps qui, ailleurs dans toute la région, a disparu dans la guerre le sang.
