Soixante années d’occupation et de vexations, soixante-six années exactement, depuis l’indépendance d’Israël, en 1948. Un projet sioniste mis en œuvre depuis la fin du XIXème siècle, celui de déposséder les Arabes de Palestine de leur espace de vie pour y installer, en lieu et place, un « État juif », cet État rêvé par Théodor Herzl. Le rêve de « restaurer » le mythique royaume hébreu, du Sinaï au Golan… Soixante-six années d’impuissance et d’épuisement palestiniens, d’érosion de l’espérance, de renoncement ; et d’un réalisme, qui s’impose peu à peu…
Ramallah. La « capitale » et le siège de « l’Autorité palestinienne » ; une capitale toute relative, puisque Israël a mis le véto américain, au Conseil de Sécurité de l’ONU, pour empêcher la création d’un véritable « État » palestinien… et une « Autorité » qui n’est dès lors pas vraiment un « gouvernement », chapeautant au gré du bon vouloir de Tel-Aviv ce qui n’est qu’un ensemble morcelé de « Territoires autonomes »…
On n’y accède pas facilement ; mais ça, c’est habituel : la Palestine est le seul recoin du Proche-Orient où, un jour, dans un taxi collectif (une de ces camionnettes qui sillonnent le pays pour trois ou six shekels la place), on m’a dit de boucler ma ceinture de sécurité. À mon air étonné, mon voisin de banquette a répondu : « C’est à cause des check-points israéliens ; tout ce que les militaires israéliens peuvent faire pour créer des ennuis aux Arabes, ils le font… »
Fermer les points de passage, c’est une manière de procéder, depuis longtemps, pour décourager les Palestiniens qui vivent ici et les pousser à partir, à trouver ailleurs un destin moins terne. Des colons juifs attendent de prendre leur place…
Une politique, toutefois, qui ne parvient pas à dessoucher un peuple que son taux de natalité enracine opiniâtrement à sa terre.
Depuis Jérusalem, la route la plus directe passe par Qalandia. Mais les Israéliens avaient fermé le check-point. Alors, on est passé par Hemza.
« C’est un long détour, m’explique mon chauffeur palestinien. Il faudra prévoir 200 shekels en plus… »
200 shekels, c’est à peu près 50 euros. Je sais bien qu’il me raconte des histoires et que le détour sera bref, mais, à Jérusalem, j’ai parlé avec quelques restaurateurs, avec quelques tenanciers de commerce encore ouverts : ils sont désespérés, aigris. Les chauffeurs de taxi aussi sont sur la corde raide. Pas de touristes, pas de travail. C’est la faute à la guerre…
« C’est de la faute du Pape ! », s’est écrié l’un d’eux. « Chaque fois que le Pape est venu, nous avons eu la guerre ! »
Pour bien connaître la vieille ville de Jérusalem, je me souviens du souk, noir de touristes de toutes nationalités; et de l’animation des soirs de Ramadan, quand les autochtones sortent à leur tour. Mais, maintenant, à cause de « la guerre » (ou du Pape), plus rien… Un tout petit peu de tourisme interne, des Russes orthodoxes et quelques groupes de Juifs états-uniens venus en pèlerinage sur les traces du Mouvement sioniste. C’est tout… Alors, je les lui ai donnés, sans discuter, ses 200 shekels…
Ramallah, c’est une ville comme toutes celles que l’on rencontre au Moyen-Orient. Un peu anarchique, un peu sale, de cette habitude qu’on a ici de tout jeter dans la rue, sans accorder beaucoup d’importance à l’espace public. Une ville peut-être un peu plus cossue que ce à quoi le visiteur pourrait s’attendre, avec ses voitures de luxe, ses nombreux immeubles flambant neufs, ses quartiers chics, où vit une classe moyenne très à l’aise, et des infrastructures récentes que l’on rencontre un peu partout, résultat des fonds européens et internationaux qui arrivent ici, dans le cadre de l’aide au peuple palestinien… en grande partie détournée par des politiques véreux en collusion avec des hommes d’affaires richissimes, qui imposent leurs règles à la population, tout en s’accommodant fort bien de « l’ennemi » israélien.
Le calme y règne parfaitement (ou presque), comme dans tout le reste de la Cisjordanie.
Certes, comme tous les jours, sur la place al-Manara, au cœur de l’agglomération, qui n’est pas très étendue, quelques dizaines de jeunes, de « shebab », se réunissent pour symboliquement marquer leur désapprobation à cette énième agression israélienne, l’opération « Bordure de sécurité »…
Mais c’est sur Gaza que se concentrent les frappes aériennes et les tirs d’artillerie ; Gaza, où les cadavres s’entassent… Ici, on n’entend même pas la rumeur des explosions. Et, sur la place, quand la manifestation commence vers midi, il y a moins de manifestants que de photographes, qui filment le petit défilé en plans très serrés, pour… « créer » de l’événement…
Qu’auraient-ils à écrire, à montrer, sinon, eux qui sont presque tous là pour les quelques chaînes de télévision arabes qui continuent de soutenir la cause palestinienne ? Et puis, il faut aussi garder intacte l’image idéale de la solidarité, de l’unité d’un peuple sous occupation, la préserver au mieux…
Tout autour, cependant, les badauds passent et font leurs emplettes, devant des vitrines bien achalandées, sans même avoir un regard bienveillant pour les jeunes militants, que les automobilistes agacés tentent de chasser à grands coups de klaxons.
Quand on évoque cette indifférence en présence des diplomates de l’Autorité palestinienne, les visages s’assombrissent ; on lit l’embarras dans les regards et, bien sûr, les discours se veulent encourageants : « Ce sont des apparences ; tout le monde ici a le cœur déchiré et nous ne cessons pas un instant de penser à nos frères de Gaza. »
« C’est un calme trompeur, m’a assuré un dignitaire du gouvernement. C’est parce que, notre politique, c’est de maintenir le calme : ce sont nos propres policiers qui maintiennent l’ordre, car nous voulons régler cette situation de manière diplomatique. Si les Israéliens n’acceptent pas de négocier honnêtement, ce pourrait être le calme avant la tempête : nous ne pourrons pas réussir à contenir la colère de la population pendant beaucoup de temps encore ! »
Mais, la simple et morne réalité, c’est que, ici, à Ramallah, la vie suit normalement son cours : c’est le Ramadan et, le soir, on fait la fête, pendant que les frères et les sœurs palestiniens meurent sous les bombes, de l’autre côté de l’État hébreux.
Quelques exceptions à cet état d’apathie, des rixes « soudaines », le soir tombé, qui dégénèrent très rapidement, lorsque des véhicules anti-émeute de l’armée israélienne viennent faire un peu de provocation : de petits groupes de « shebab » (les « jeunes »), le visage généralement masqué, lancent pierres et, parfois, cocktails Molotov ; ils tirent aussi des feux d’artifice, « armes » dérisoires pour repousser les « forces sionistes ». Des démonstrations d’une violence exacerbée, qui, sur le coup, donnent, à celui qui y assiste ou qui en regarde les images à la télévision, l’impression d’une situation de conflit intense ; mais des événements somme toute très rares, ponctuels et isolés, et qui s’évanouissent précipitamment dans la nuit.
Pour s’en rendre compte, il faut savoir où ça se passe, avoir les bons contacts et y aller voir… Certains endroits sont habituellement le théâtre de ces affrontements, dont on ne sait pas toujours si le caractère spontané est réel ou apparent, ni quels en sont les instigateurs, de l’armée israélienne qui provoque les jeunes ou de ceux qui, derrière la jeunesse, attise la rancœur… Qui des deux camps a, en premier, tiré une balle enrobée de plastique (ce qui n’est pas tout à fait la même chose que les balles anti-émeute de simple caoutchouc) ou lancé une pierre ?
Parmi ces endroits réputés, le check-point de Qalandia, le plus important passage entre Jérusalem et la Cisjordanie. Un passage que domine un mirador, accroché au mur, tout caillassé et noirci de la fumée des pneus incendiés lors de la dernière bagarre.
Je m’y suis rendu de temps en temps, le soir, très tard ; c’est le Ramadan et les jeunes ne sortent « se battre » que lorsque la fête prend fin.
Il est presque minuit ; on met le feu aux pneus, dont l’épaisse fumée âcre, qui prend à la gorge, va cacher les émeutiers. Et les lancés de pierres commencent…
Vingt garçons… Peut-être pas tout à fait trente…
Ici non plus, je ne suis plus le bienvenu… Plus toujours. À leurs yeux, je représente l’Europe, l’Occident, qui a trahi la Palestine… et supporte ouvertement Israël, sans complexe, malgré toute la sauvagerie déployée contre les gens de Gaza.
« Que peut-on penser de vous, m’a invectivé une dame déjà âgée, à Ramallah, en pleine rue, les belles démocraties qui regardez vos amis Israéliens massacrer les familles de Gaza ? Vous rappelez-vous quand on a vu ça, dans l’Histoire ? Vous vous rappelez quand ? Je pourrais vous le dire, moi ! Quelle époque de barbarie ! Israël a un comportement brutal, barbare ! On est au XXIème siècle ! Et ils massacrent des gens comme ça, avec votre bénédiction ! À la Knesset, hier, un ministre israélien a déclaré : ‘Il faut tuer toutes les femmes et les bébés arabes à Gaza !’ Et vous ne dites rien ? Moi, je sais ce que vous auriez dit, si un Arabe avait déclaré : ‘Il faut tuer tous les Juifs de Palestine !’ »
Les gamins, sur le trottoir, n’hésitent pas à m’insulter, parfois, dans leur meilleur anglais : « Fuck you, America ! Fuck you, France ! » Inutile de leur dire que je suis belge ; pour eux, c’est la même chose. Ils ne savent pas à quel point le gouvernement belge supporte Israël, mais ils s’en doutent. « Les Européens, vous êtes tous les mêmes ! » Ici non plus… Pas plus qu’en Syrie ou en Libye, nous ne sommes, ici, encore les bienvenus…
Les chancelleries occidentales ont commis de graves erreurs dans leur approche du « Printemps arabe » ; et, en se laissant couler, ici, avec la meule israélienne autour du coup, elles achèvent de consommer la rupture totale entre l’Europe et les peuples des pays arabes.
Les jeunes qui courent à l’assaut du mirador sont armés de lance-pierres, les mêmes que ceux que je fabriquais dans mes jeux de garçon, lorsque j’étais enfant.
Une incursion des militaires israéliens, qui avancent brusquement au pas de charge, et c’est la débandade : chacun s’abrite où il peut ; je me plaque au sol et rampe pour me planquer sous une voiture. Mauvaise idée : la troupe dépasse ma position, tandis que tombent les bombes lacrymogènes. Bien obligé d’attendre le reflux des uniformes ; et d’inspirer le gaz, qui brûle les yeux et la gorge, un gaz très puissant, qui bloque presque ma respiration… Je déguste.
L’armée se retire, les jeunes reprennent la rue ; je sors mon mouchoir…
Quand on manque de projectiles, on se ravitaille en cailloux et autres gravats sur un chantier tout proche ; et le petit jeu recommence.
Car c’est un jeu : les soldats israéliens cherchent à surprendre les gamins, en les prenant de vitesse ; et les lanceurs de pierres cherchent à surprendre les soldats, en les contournant par le flanc. Et, chez les « shebab », c’est à celui qui sera le plus bravache.
Ces altercations sont relativement rares, en fin de compte, et sans conséquence pour le puissant voisin hébreu.
En revanche, ces batailles de rue, c’est à chaque fois l’occasion pour les forces israéliennes d’accentuer leur pression et de justifier leur présence en Cisjordanie ; l’Autorité palestinienne s’en passerait bien, dès lors…
L’Autorité palestinienne qui essaie de survivre, tout en ayant bien conscience qu’Israël attend le moment de l’anéantir définitivement et d’en finir avec cette mascarade qui ne sert qu’à abuser bien inutilement l’opinion publique internationale.
« Que de temps perdu ! », doit-on se lamenter dans les bureaux du premier ministre Netanyahou, à Tel-Aviv. Et on remercie le Hamas de bien vouloir continuer la lutte armée.
Le Hamas ? C’est l’un des deux principaux mouvements palestiniens ; il contrôle la Bande de Gaza. Mais il a perdu sa capacité de nuisance ; le Hamas a beau se gargariser de slogans grandiloquents, toujours les mêmes, à chaque opération israélienne (« Nous allons ouvrir les portes de l’Enfer pour punir Israël des bombardements sur Gaza ! »), il n’a plus les moyens de sa politique : il faut bien admettre que les pratiques sécuritaires israéliennes, la construction des dizaines de kilomètres du « mur », qui sépare les agglomérations juives des territoires « accordés » aux Arabes, les contrôles implacables aux nombreux check-points qui entravent la circulation des Palestiniens, tout cela a porté ses fruits. Israël s’est mise à l’abri des attentats et la majorité de la population israélienne n’a donc plus aucunement cure de ce qui se passe à Gaza ou en Cisjordanie, ni des Arabes, ni non plus des colons (ses problèmes sont tout autres : le logement, le chômage…).
Certes, cette politique sécuritaire et la construction du mur, c’est aussi et surtout un moyen pour Tel-Aviv de matérialiser une frontière et de s’approprier les territoires conquis. Et d’aucuns critiquent son efficacité réelle : chaque jour, des dizaines de Palestiniens sauteraient le mur illégalement, pour voir leur famille, dont ils sont séparés. Le Hamas pourrait donc infiltrer Israël facilement. Aussi, selon ces derniers, si aucun attentat n’a plus frappé la population israélienne, ce serait parce que le Hamas aurait décidé de ne plus s’attaquer aux civils israéliens…
Cependant, au regard des atrocités que subit la population palestinienne de Gaza, l’absence de réaction significative du Hamas semble bien démontrer qu’il en serait désormais réduit à seulement tirer quelques roquettes, quelques pétards mouillés, qui s’échouent de l’autre côté de la frontière, généralement sans faire de victime (un enfant, cette fois, n’a pas eu de chance…).
Contrairement au Fatah, l’autre organisation dominante, le Hamas n’accepte pas de compromis avec Israël.
Et, quand on demande à des responsables du Fatah, ici, en Cisjordanie, ce qu’ils pensent de l’attitude du Hamas, les dents grinces et la réponse est formelle, puis évasive, si l’on insiste : « C’est un parti que nous respectons, et qui participe au gouvernement d’unité nationale… »
– Normalement, dans ce cas, les partis rangent leurs différends derrière un accord de gouvernement, qu’ils sont tenus de respecter. Le Hamas agit cependant en électron libre, non ?
– Tout ça, c’est à cause des Israéliens… Ils sont opposés à la réconciliation palestinienne et c’est pour cela qu’ils ont créé cette nouvelle crise, pour miner la réconciliation… Le Hamas vient de se réconcilier avec le Fatah ; ça, ils ne l’ont pas accepté. Ne me dites pas que l’invasion de la Cisjordanie avait pour but de « mener l’enquête » sur la mort des trois adolescents israéliens assassinés. Nous avons eu 11 tués, ici, en Cisjordanie. Vous avez déjà vu ça, pour « cause d’enquête » ?
– Vous savez, me glissera l’un d’eux à l’oreille, en aparté, la vérité, c’est que le Hamas n’a plus le choix : il doit faire profil bas, depuis qu’il n’y a plus Morsi en Égypte. Avec Morsi et les Frères musulmans, ils recevaient de l’argent et ils pouvaient payer les salaires des fonctionnaires de Gaza. Maintenant, ils sont pris à la gorge ; et ils sont bien obligés de venir nous manger dans la main… »
Entre combattre un ennemi supérieur qui vous écrase et accepter des accords jamais respectés pour mourir à petit feu, la situation est cornélienne… Et « l’unité nationale palestinienne », si récemment « ressoudée », demeure bien incertaine.
La Cisjordanie n’est pas sur le pied de guerre. Ici, c’est le Fatah qui commande. On est bien loin, ainsi, des chimères ressassées par les rédactions étrangères ; ou des fantasmes que les Israéliens, tout à côté pourtant, colportent et nourrissent, peut-être, à vrai dire, sans trop y croire eux-mêmes et principalement à l’intention des quelques touristes qui se sont malgré tout aventurés à Jérusalem en ce mois de juillet et que l’on a pour consigne de dissuader de rencontrer « les autres ».
À l’hôtel, à Jérusalem ou à Tel-Aviv, si l’on a appris que vous vous rendez en « Palestine » (en Cisjordanie) : « Mon Dieu ! Vous êtes bien sûr de vouloir aller là-bas ? », vous lancera-t-on en prenant un air effrayé très convenu. « C’est très dangereux, vous savez ! Très ! N’y allez pas ! Vous allez risquer votre vie ! »
Le plus dangereux, dans mon cas, ce furent les balles perdues (ou pas) des soldats israéliens, quand je me suis faufilé parmi les émeutiers, à Qalandia, à Hébron, à Naplouse ou à Bethléem ; ce n’aurait pas été la première fois qu’un journaliste étranger s’en serait prise une… « par hasard »…
La violence de ces émeutes atteint quelques fois un paroxysme tel que la troupe n’hésite pas à tirer à balles réelles sur les assaillants.
Ce fut le cas, à Bethléem, à l’entrée du camp de réfugiés d’Aïda, le 20 juillet dans la nuit, à l’occasion d’une des manifestations les plus violentes qu’ait jusqu’à présent connu la Cisjordanie.
À Bethléem, comme à Hébron, la présence des colons israéliens et l’importance des forces armées déployées pour les appuyer sont telles que la situation y est en permanence beaucoup plus tendue qu’ailleurs.
Le 20 juillet au matin, l’aviation israélienne a lancé un raid particulièrement meurtrier sur Gaza : plusieurs projectiles se sont abattus en quelques secondes sur le quartier d’Hay al-Shaja’iya ; plus de cent morts, des dizaines de blessés, l’hôpital Dar al-Shifa débordé, les frigidaires de la morgue sont full et on aligne les cadavres à même le sol… Le choc provoqué par la nouvelle est intense : colère, rage ; à Bethléem, en début d’après-midi, un Palestinien poignarde un colon juif… L’Autorité palestinienne craint l’embrasement, déploie sa police, appelle au calme… Les jeunes sont survoltés, les réseaux sociaux surchauffent de mots d’ordre pour manifester ; on craint l’explosion généralisée ! Il n’en sera rien…
À la mi-journée, un ami m’appelle : « Si tu veux voir, c’est ce soir, à Aïda. Rendez-vous à al-Koub, devant la porte. »
Un peu partout en Cisjordanie, des manifestations ont lieu, ce soir-là ; elles rassembleront à peine un peu plus de monde qu’à l’ordinaire. « Mais ça ne sert à rien, tout ça ! », me hurle aux oreilles une jeune fille du groupe de militant qui me reçoivent à Bethléem. « Il n’y a rien à tirer de ces vendus du Fatah ! On n’en a rien à foutre des négociations d’Abou Mazen [surnom de guerre de Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne ; les jeunes l’appellent souvent ainsi pour se moquer de lui : « C’était son surnom, quand il était dans la résistance… à ce qu’il paraît ! »] ; ses négociations avec les sionistes, ça se passe comme ça : il est assis avec un doigt sur la bouche et les Israéliens lui disent ce qu’ils veulent et puis ils lui disent de dire oui, et il hoche la tête ! Les Israéliens, ils ne respectent que ceux qui sont forts ! »
Il est 21h30 : des jeunes arrivent de tous les quartiers de Bethléem. Mais ils seront, au plus, entre deux et trois cents : ce n’est pas toute la Cisjordanie qui se répand dans la rue, ce soir… Malgré l’émotion, la ferveur, l’intensité du moment, il faut analyser froidement les faits : ils sont, in fine, très peu nombreux à s’être mobilisés ; même le cortège qui restera très en arrière des affrontements est plutôt grêle.
Mais ceux-là sont déterminés : ils sont fiers, ils refusent l’humiliation ; la jeunesse, comme toujours dans l’Histoire… et le danger ne les impressionne pas vraiment. L’excitation, l’euphorie, les bravades, chacun renchérissant de plus belle pour impressionner les copains…
Ils sont beaux, tous ces garçons de Palestine, qui lancent des pierres pour défendre leur idée de la liberté ; qui s’avancent pour se confronter au mur de la honte.
22h00 : le cortège se met en marche en direction de la porte d’acier qui ferme le passage aménagé dans le « mur ».
La porte s’ouvre. Trois véhicules s’avancent, tous feux allumés, dans la nuit, aveuglants. Ils sont suivis par une vingtaine de policiers et de militaires, casqués, armés, qui prennent position devant la porte et la tour-mirador de béton et de verre blindé.
Les jeunes Palestiniens avancent, crient, sifflent ; beaucoup se sont déjà couvert le visage d’un keffieh ou d’une chemise : ils craignent les représailles pour leurs proches ; avec le zoom de ma caméra, je perçois un homme, derrière les militaires, équipé d’un trépied et d’un puissant objectif, qui photographie les manifestants.
Dès que les assaillants s’approchent un peu trop près de la porte, les tirs commencent, des balles en plastic qui blessent souvent ; et c’est le ballet des ambulances, qui attendaient, prêtes à intervenir.
Puis, des salves de grenades de gaz lacrymogènes, qui strient l’air de volutes blanchâtres et l’emplissent d’épais nuages dès qu’elles heurtent le tarmac. Elles tombent ici et là sur les émeutiers et derrière nous. La retraite est forcée, mais inutile : le gaz est partout ; il brûle les yeux, étouffe, déchire la gorge, coupe la respiration, asphyxie. C’est autre chose que les gaz anti-émeute qu’utilise la police à Bruxelles ou à Paris.
Plusieurs gamins tombent, incapables de se relever : des infirmiers, munis de masques, s’empressent d’enlever les blessés ; ils sont aidés par quelques jeunes, qui portent eux aussi des masques à gaz.
Les assauts se succèdent ainsi, systématiquement repoussés.
Un groupe d’adolescents, parmi les plus téméraires, a pris position très en avant, cachés par une rampe d’escalier depuis lequel ils canardent de pierres les militaires. Mais rien n’y fait…
Soudainement, un groupe d’une trentaine d’activistes du Hamas fait irruption. Ils chantent, drapeaux en tête, qui claquent dans le vent du soir ; un vent qui est contraire aux insurgés, et qui pousse vers eux les bancs de gaz lacrymogène.
Les applaudissements retentissent et les cris redoublent ! La foule s’enflamme ! Alors, comme un seul homme, tous leur emboîtent le pas et repartent à l’assaut !
Le courage est décuplé ; les jeunes n’ont plus peur de rien.
On balance des pneus au milieu de la rue, qui s’empilent en barricades ; on y boute le feu en lançant des cocktails Molotov. La fumée, épaisse, noire, cache la progression des jeunes. Un d’eux s’est emparé d’un large panneau, derrière lequel il s’abrite, tandis qu’il s’approche des Israéliens ; il est seul, au milieu de la chaussée…
Ils avancent très près de l’armée ; et le va et vient des ambulances qui hurlent dans la nuit s’intensifie… Plusieurs fois, l’armée fait mine de charger, et c’est la panique : surtout, il ne faut pas se faire capturer, ce serait pire que d’être blessé.
Une autopompe fonce sur les manifestants les plus proches et les arrose : ce n’est pas seulement de l’eau ; une substance irritante y est mélangée.
L’agressivité augmente de part et d’autre. Comme possédés, des shebab se risquent à tutoyer les soldats en un face à face improbable… Des tirs retentissent… Les ambulances déboulent sur la ligne de front…
02h00, le lendemain : les assauts ont bien évidemment tous été repoussés.
La fatigue, la lassitude… L’impuissance.
Le jeu s’achève… Mahmoud, l’intrépide frondeur qui m’avait pris par l’épaule pour me conduire en « première ligne », sort son téléphone portable de sa poche : « Oui, papa ! Oui, je rentre ! D’accord… Yallah… Salâm, shebab ! (Allez… Salut, les gars !) »
Les garçons s’en vont, les uns après les autres, et la rue se vide en un petit quart d’heure. Quelques-uns s’attardent : « Attends ! Ils vont revenir ! Ce n’est pas encore fini ! » Mais, si, c’est bien fini… Ils ne prendront pas le check-point ce soir.
Le lendemain, à la mi-journée, tout a été nettoyé par les employés municipaux. L’Autorité palestinienne ne veut pas laisser de trace. Seuls souvenirs de la veille, quelques-unes des douilles des centaines de cartouches tirées tout au long de la soirée, oubliées par le balai distrait d’un ouvrier mal payé… et cette odeur de gaz, comme imprégnée dans le tarmac, comme collée sur les pierres des façades, qui flotte toujours dans l’air et pique encore un peu aux yeux…
Pour rétablir le calme, Abou Mazen a eu une assez bonne idée : sous prétexte de protester contre la tuerie d’Hay al-Shaja’iya, il a appelé à la grève générale. Elle sera assez bien suivie, partout en Cisjordanie. Ça permet de vider les rues (les boutiques et les restaurants fermés, les gens restent chez eux et y fêtent la rupture du jeûne en famille) et d’isoler les shebab qui voudraient créer du grabuge, que la police pourra plus aisément cerner et maîtriser.
Mais les shebab ne s’en laissent pas conter. Quelques jours plus tard, le 24 juillet, ils remettront ça, à Qalandia. Parti du camp de réfugié al-Amari, dans la banlieue de Ramallah, le cortège devait rassembler des milliers de personnes, avaient annoncé les organisateurs ; ils devaient forcer le check-point et marcher sur al-Qods (Jérusalem), pour aller prier sur l’esplanade des mosquées. Même si l’ex-premier ministre palestinien Salâm Fayard y avait pris part, l’événement n’a fait que confirmer la réalité, le peu d’intérêt de la population…
Le scénario ne sera pas très différent de celui de Bethléem ; et les figurants, à peine plus nombreux, mais beaucoup plus violents, de part et d’autre… Et les images, toujours aussi impressionnantes.
J’ai assisté à l’assaut, avant de passer la frontière jordanienne pour trouver un vol à Amman, et rentrer en Europe : deux roquettes du Hamas sont tombées dans les parages de l’aéroport international Ben Gourion, à Tel-Aviv, provoquant pendant plusieurs jours la suspension de la plupart des vols vers l’Union européenne… Petite victoire, économique, pour le Hamas et la cause palestinienne.
« Abou Mazen, je ne sais pas ce qu’il fait encore là. Ça fait des années qu’il ‘négocie’ avec les Sionistes –ici, tu vois, on ne dit pas ‘les Juifs’ ; on dit ‘les Sionistes’ ou ‘les Israéliens’ : c’est important que tu le notes- ; et, chaque jour, nous perdons un peu de territoire. »
La jeunesse militante parle fort contre le président de l’Autorité palestinienne ; dans un des rares cafés ouverts en ce soir de grève générale, les jeunes qui se sont rassemblés autour de moi déversent toute leur amertume : « Tu vois, ça fait vingt-deux ans qu’ils négocient ; et les colons sont toujours là ! Mais, attends : en plus, durant ces vingt-deux ans, ils nous ont pris du territoire ; et pas deux fois plus qu’ils en avaient déjà, ni trois. Mais cinq fois plus ! Et les réfugiés, ils ne sont pas revenus ! Ils sont toujours en Jordanie, au Liban, en Syrie… »
– C’est des négociations, ça ? De quoi parlent-ils !? Les Israéliens, eux, ils sont de plus en plus brutaux, et les colons aussi. Ils commettent de plus en plus de crimes en Palestine, sans jamais qu’aucune juridiction ne les punisse ! Yallah…
– Comme le petit Mohammed que des colons ont tués, au début du mois ! Les juges israéliens ont dit que le type -le meurtrier je veux dire-, il avait un problème dans la tête, qu’il était fou : ils vont le mettre quelques mois dans une maison de repos, puis ils vont le relâcher. Ils ont toujours une raison pour relâcher les colons qui commettent des crimes en Palestine. C’est tout le temps comme ça ; Abou Mazen, il peut négocier tant qu’il veut, ils se moquent de nous ! Abou Mazen… Il ferait mieux d’épargner son temps, à son âge ! Et de m’envoyer, moi ; je négocierais mieux que lui ! Ou de mettre le drapeau palestinien en face des Israéliens, à la place des négociateurs palestiniens ; ça reviendrait au même, puisque, lui, il n’a rien à dire, puisque ce sont les Israéliens qui décident tout !
– Moi, j’en ai marre des guignols du Fatah. Tout ce qu’ils veulent, c’est garder le pouvoir en se faisant des amis chez les Israéliens. Ils s’occupent d’eux-mêmes et de leur famille ; ils sont bien gras, bien gros, et leurs enfants aussi ; ils les envoient faire des études dans les bonnes universités, à l’étranger, pendant que, nous, on végète ici… Ils veulent se faire bien voir et ils envoient la police contre notre peuple quand on manifeste. Ils font le travail pour Israël. Parfois, je me demande s’ils sont encore palestiniens ou pas.
– C’est comme ça ! La police palestinienne, qui protège-t-elle ? Elle peut m’empêcher de lancer une pierre. Mais elle n’empêche pas les militaires sionistes de me tirer une balle ! Les Israéliens ont beaucoup de gens qui les protègent. Les Palestiniens, personne !
– Vous n’êtes pas très nombreux à penser comme ça. Beaucoup de jeunes restent chez eux, le soir ; ils ne manifestent pas…
– Tu sais pourquoi ? Parce qu’ils ont peur des prisons d’Abou Mazen ! Ils ont peur des policiers palestiniens ; parfois, les prisons palestiniennes sont pires que celles des Israéliens ! Faut que tu l’écrives aussi, ça !
– Tu supportes le Hamas, alors ? Le Hamas est devenu très populaire auprès des jeunes (« Ils sont les seuls à faire quelque chose ! ») ; sur le campus de l’Université de Birzeit, l’université de Ramallah, où étudient plusieurs des garçons et des filles qui m’entourent, son drapeau vert flotte partout.
– Moi, oui ! Je le dis ! Je supporte le Hamas. La force, c’est le seul moyen de faire avec Israël. On ne peut compter que sur nous-mêmes. Vos gouvernement, en Europe, ils soutiennent tous Israël, même maintenant avec toute les saloperies que les Israélien font à Gaza ! Israël jouit d’une telle impunité sur le plan international qu’il n’y a pas d’inquiétude à tuer des civils. Dans vos médias, le sang palestinien est si bon marché…
– Tu as entendu le discours de Ban Khi Moon [le Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies] ?! Pour « condamner » les bombardements sionistes ? Tu as pris conscience de la pauvreté du discours de ce type ?!
– On ne peut même pas compter sur nos ‘frères’ arabes : al-Sisi, en Égypte, c’est un fils de pute ! C’est un larbin des Américains ! Il a fermé la frontière et laisse crever les gens à Gaza. Ce qui me rend malade, c’est quand je regarde les pages Facebook de mes amis des pays du Golfe ; j’ai des amis en Arabie saoudite et à Dubaï : il n’y a rien sur nous, rien sur Gaza, rien sur la Palestine ! C’est honteux ! Je suis choquée !
– Le Fatah et Abou Mazen, ils ont tué l’esprit de la résistance en Cisjordanie ! Les gens ne bougent plus ! Je suis honteuse pour eux !
– Et la « réconciliation nationale », alors ?
Tous rient ; « Il n’y a pas de réconciliation ! Abou Mazen doit partir à la retraite ! La réconciliation, c’est juste quelques papiers signés et des discours pour les ‘news’ ! Tu l’as bien vu à Bethléem, non, comment ça se passe, en vérité !? »
Mais, si le discours est virulent, il ne concerne que la jeunesse ; qu’une partie de la jeunesse. Dans la bouche des aînés, les mots sont plus modérés et les intentions, très différentes : la « politique de la réalité » du président Abbas est plutôt favorablement perçue.
« Oui, c’est bien d’aller lancer des pierres… Et puis quoi ? », m’interroge un commerçant abordé près de la place al-Manara.
– Tu sais, il faut être intelligent. Notre peuple va survivre parce qu’il est intelligent. Abou Mazen, lui il sait que c’est comme ça : si tu attaques les Israéliens, ils vont utiliser ça contre nous pour prendre encore plus de territoires. Comme ils sont les plus forts, ils vont gagner. On n’a pas le choix…
– Nous, on a perdu l’appui de l’opinion du monde entier, avec la deuxième Intifada. On doit être plus fins, ne pas répondre à la provocation : il faut que le monde entier puisse voir que, nous, on ne cherche pas la guerre, que c’est Israël qui nous attaque. Abou Mazen, il fait comme ça. Regarde, ici, en Cisjordanie, on vit assez bien. Ce n’est pas la liberté, mais je peux gagner ma vie. Mon commerce marche. J’envoie mes enfants à l’école. Je sais qu’ils ne risquent pas leur vie en sortant dans la rue… C’est presque la liberté ; c’est « ma » liberté… Abou Mazen, il fait ce qu’il faut pour garantir la sécurité aux citoyens. C’est la vraie vie, ça ; c’est pas des mots.
– Une « politique de la réalité », au point de laisser tomber vos frères de Gaza ?
– On n’en est pas très fiers, tu sais, c’est vrai ; mais que veux-tu que je fasse ? Tu veux qu’on se batte ? Avec quoi on va se battre ? On se fera écraser comme à Gaza ! Tu fréquentes trop les shebab… Parle avec les gens qui travaillent tout la journée et qui ont une famille à nourrir !
– Nos correspondants à Gaza m’ont informé que, là-bas, les gens sont très déçus par le manque de soutien de la part des Palestiniens de Cisjordanie. Ils sont très désappointés ; ils ne comprennent pas…
– Tu veux qu’il se passe ici la même chose qu’à Gaza ? C’est ça que tu veux pour mes enfants !? Yallah !
Un discours souvent entendu dans les villes de Cisjordanie, un échange représentatif de l’état d’esprit de la population, loin des envolées lyriques de Khaled Mechaal, le chef du Hamas, qu’on écoute très distraitement, ici, le soir, quand on rompt le jeûne, à la radio ou à la télévision…
Une chose est bien claire : ici, à Ramallah, ce n’est pas Gaza ; et les préoccupations quotidiennes y sont bien différentes…
À Ramallah, comme à Naplouse ou à Bethléem… Un mélange de résignation et d’ennui, qu’illustre probablement de manière très attendrissante cette scène, photographiée dans un tripot de la rue de Palestine, alors que j’attendais un ami, un soir, après la rupture du jeûne : l’image du grand leader de la cause palestinienne, Yasser Arafat, placardée là un jour, au-dessus du comptoir, et jaunie par les années. Et, à côté, le rêve perdu de tous les Palestiniens : al-Qods, « la Sainte »… Jérusalem, et le dôme doré de la Mosquée du Rocher, celui d’où le cheval du Prophète Mahomet, d’un coup de sabot dont la trace a marqué la pierre et l’Histoire, s’est élancé vers les nuées… Entre les deux, le portrait de celui qui a tenu tête aux Américains, Saddam Hussein ; un des coins de l’affiche se détache du mur, mais personne ne prend plus la peine de la recoller, et le souvenir se déchire peu à peu…
Aujourd’hui, al-Qods, c’est une terre juive, israélienne, et ça ne changera pas de si tôt.
On l’a bien compris, ici, où l’on tape le carton tandis que défilent sur le grand écran plat, fixé au mur, les images que diffuse al-Jazeera, en direct, des missiles israéliens qui s’abattent sur Gaza dans la nuit. Presqu’un rituel, vécu sans émois, depuis une éternité ; l’éternité humaine, qui dure ce que dure la vie d’un homme…
Alors, on fume le narguilé, on sirote un thé beaucoup trop fort ou une limonade beaucoup trop sucrée, en fanfaronnant et en se régalant à qui mieux-mieux de bravades ; et en rêvant tout haut…
de notre envoyé spécial en Cisjordanie