ARABIE SAOUDITE – Mohammad Ben Salman, l’homme pressé (1/2) – Ses parrains

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Le royaume saoudien, le seul royaume au monde dont le nom de la dynastie qui l’a fondé a été donné à la géographie qu’elle domine, une géographie connue historiquement sous l’appellation de « péninsule arabique », est le fruit d’une alliance politico-religieuse, scellée vers 1744-1745, entre un théologien-prédicateur, Mohammad Ben Abdelwahab (1703-1792), et un homme-glaive, chef d’une tribu guerrière, Mohammad Ibn Saoud (1710-1765).

Cette co-fondation militaro-religieuse va connaître plusieurs évolutions, et trois États…

Genèse des royaumes saoudiens

Le premier État saoudien est fondé en 1744 (1744 – 1818), par Mohammed ibn Saoud. Cet État se renforce par la prise des villes de Kerbala (Irak) et Médine (péninsule arabique), par son fils Abdallah, en 1804. Ce dernier sera arrêté par les troupes du sultan turc Mehemet Ali, et exécuté à Constantinople. Ce premier État est détruit par les Turcs.

Le deuxième État saoudien est fondé en 1824 (1824 – 1892), par  Turky Ibn Abdullah Saoud. Ce second État est également détruit par les Turcs, qui aident Ibn al-Rachid à (re)prendre le pouvoir.

Le troisième État saoudien est fondé en 1932, par Abdelaziz (1880 – 1953), qui a régné de 1926 à 1953 ; il est quand à lui le fruit des nombreuses guerres tribales qui ont duré de 1901 à 1932, et se sont soldées par plus de 500.000 morts.

Dans la mémoire collective internationale, l’Arabie saoudite est perçue comme un « vieux » royaume stable et n’ayant jamais été sujet à des troubles.

Soudainement, cependant, un jeune homme, un illustre inconnu (tant en Arabie même que dans le reste du monde) jusqu’au 23 janvier 2015, date de l’accession de son père, Salman, au trône de l’Arabie Saoudite, à la suite du décès de son demi-frère Abdallah (2005 – janvier 2015), commence à bousculer un ordonnancement presque séculier. Le jeune Mohammad Ben Salman sort d’un coup comme d’une boîte,  comme le génie d’Aladin de sa lampe magique.

Bon Génie ? Mauvais Génie ? En janvier 2015, Mohammad Ben Salman (immédiatement surnommé MBS) ne figurait même pas dans l’ordre « naturel » de la succession au trône, selon les règles fixées par le fondateur du royaume (le système successoral saoudien est dit « adelphique » : la succession a lieu entre frères, par ordre de primogéniture). MBS était âgé de 29 ans lorsque son père Salman (atteint de la maladie d’Alzheimer), 25ème fils du roi Abdelaziz, accéda au trône, à l’âge de 79 ans.

Rien ne pouvait à l’époque laisser présager une quelconque remise en cause ou perturbation du sacro-saint principe successoral au trône saoudien, ni qu’une « tempête du désert » allait balayer la maison des Al-Saoud… pour évoquer déjà l’opération militaire américaine de 1991, qui avait visé l’expulsion de l’armée irakienne du Koweit, allait ouvrir la boîte de Pandore des guerres permanentes au Moyen-Orient, et annonçait les tentatives de mise en œuvre du « Grand Moyen-Orient » par l’administration américaine conservatrice.

« Grand Moyen-Orient » et « Nouveau Moyen-Orient »

Cet objectif de « reformater », politiquement et géographiquement, le Moyen-Orient, a été pensé, repensé et remanié par les différentes administrations américaines sous mandat républicain. Il a été ouvertement proposé par Henri Kissinger (secrétaire d’État de Richard Nixon et ensuite conseiller des administrations successives), Zbigniew Brzezinski (ancien conseiller à la Sécurité nationale), le président Georges Bush (père) ; et Condoleeza Rice (secrétaire d’État sous la présidence de Georges Bush-fils), qui a présenté sa vision du Grand Moyen-Orient, rebaptisé « Nouveau Moyen-Orient », à Tel-Aviv en juin 2006.

Ce plan de « Grand Moyen-Orient » ou « Nouveau Moyen-Orient » a pour but ultime de « balkaniser » le Moyen-Orient, c’est-à-dire de fractionner les États existants, issus des célèbres accords Sykes-Picot et du démembrement de l’Empire ottoman (et de la mise à mort du Califat ottoman, acté par le fondateur de la Turquie moderne, Moustafa Kemal Atatürk, en 1920).

Ce projet de fractionnement du Moyen-Orient a fait naître chez les intellectuels arabes l’expression « diviser le déjà divisé » (du fait que ce fractionnement s’ajoute à la division et au partage du Monde arabe par les Français et les Anglais au début du XXème siècle). Ce plan a pris pour sous-titre « la destruction créatrice » : il s’agissait de générer un mouvement tectonique, fait d’instabilité, de chaos et de violences, dans la large zone géographique qui comprend le Liban, la Syrie, l’Irak, la région du golfe arabo-persique, l’Iran, l’Afghanistan.

À l’issue de ce chambardement espéré, la carte du « Nouveau Moyen-Orient » devait ressembler à celle qu’avait imaginée le New-York Times (publiée dans son édition du 25 juin 2014). La carte avait été dessinée sur des bases d’appartenances ethniques, linguistiques et religieuses, et évoquait le démembrement de la Syrie en trois États), de l’Irak de même, du Liban en trois micro-États), de l’Arabie saoudite en cinq États, du Yémen… mais aussi de la Libye, en trois États distincts.

L’irruption de MBS sur la scène politique saoudienne

Mais l’histoire n’est jamais écrite à l’avance…

L’imprévisible et l’inattendu déferlent aujourd’hui sur l’Arabie Saoudite : âgé de 32 ans à peine (né le 31 août 1985, à Riyad), Mohammad Ben Salmane (MBS), l’actuel prince héritier, a manifestement pris le contrôle dans le royaume : vice-premier ministre d’Arabie Saoudite depuis le 23 juin 2017, il a été auparavant désigné, en avril 2016, secrétaire d’État, puis nommé, le 4 novembre 2017, à la tête de la commission anti-corruption, une commission créée par son père, mais à la demande expresse du fils, et ce après avoir été le plus jeune ministre de la Défense au monde, nommé à cette charge en janvier 2015.

Depuis trois ans, MBS fait feu de tout bois contre… les siens, et ceux qu’il considère comme les ennemis de son pays, contre… ses ennemis. Ce faisant, une tornade s’est soudainement abattue sur l’Arabie Saoudite et, par ricochet, sur le Liban, et sur tout le Moyen-Orient… et par extension sur le tout le Monde arabe et le monde islamique.

Jusqu’en juin 2015, MBS n’est au sein de la vaste famille régnante que l’un des très nombreux neveux du défunt roi, Abdallah, et l’un des petits fils du roi Abdelaziz (1880-1953, fondateur du troisième saoudien), parmi les descendants des cinquante-quatre fils de ce dernier ; il est donc l’un des arrière-arrière-arrière-petit-fils d’Ibn Saoud Ier. À partir de juin 2015, MBS devient petit à petit le « pivot » du pouvoir en Arabie Saoudite. Il sera nommé Vice-Premier ministre, mais en l’absence d’un premier ministre (du fait que cette fonction est exercée par le roi lui-même), il ne lui reste plus qu’un échelon à gravir, devenir roi, ce qui, très probablement, surviendra du vivant de son père malade.

MBS est pressé, très pressé… trop pressé ? Pressé d’accéder au pouvoir suprême : être roi à la place du roi. Il n’hésite pas à bousculer tous les us et coutumes du royaume, toutes les règles de bienséance dans la gestion des relations tribales (faites de consensus et d’ententes entre les différentes familles, les différents clans, les différentes castes, les différentes branches des différentes tribus alliées) et, surtout, toutes les règles successorales qui voudraient que l’on attende son tour, sagement, derrière les plus âgés de sa génération.

Pressé, très pressé, trop pressé, MBS, profitant de la maladie de son père et de son statut de fils préféré de sa mère (qui est la femme préférée de son père, dont elle est la troisième épouse), va s’imposer à tous et griller la politesse à ses aînés dans l’ordre traditionnel de la succession. Son père, le roi Salman, plus aguerri aux arcanes du pouvoir, a anesthésié toutes les méfiances des futurs concurrents et adversaires de son fils, et ce dès le moment de son accession au trône. Il désigne en effet lors de son intronisation son plus jeune frère, Moqren, comme prince héritier. Cette désignation correspond à la tradition successorale saoudienne : choisir son héritier dans la même génération. Mais il annonce tout de même la couleur en désignant dans le même temps son fils comme Ministre de la défense, à 29 ans.

Dans la foulée, et sans trop attendre, un jeu de chaises musicales se met alors en place, avec brio, sans que l’on sache s’il s’agit de manœuvres de la mère, du père ou du fils ; et, trois mois après ces désignations, le roi engage dans l’ordre successoral un coup de billard à trois bandes : il destitue de la fonction d’héritier son plus jeune frère Moqren, saute de génération et désigne comme nouvel héritier son neveu Mohammad Ben Nayef (dit MBN), le ministre de l’Intérieur, apprécié par les Américains pour avoir fait de la « lutte contre le terrorisme » le pivot de sa politique dans le royaume. Or, ce neveu est le premier petit-fils du fondateur du royaume à accéder à ce poste ; il est ainsi le premier petit-fils à bénéficier du changement du mode successoral. Nommer un héritier de la seconde génération, alors que de nombreux prétendants de la première génération sont encore en vie, et le faire ainsi prétendre au trône au détriment de ses oncles encore vivants constitua un coup d’essai, destiné à évaluer les réactions des membres de la classe d’âge évincée.

C’est un coup de maître : personne ne moufte, bien que la ficelle semble grosse.

MBS, qui était probablement dans la confidence, garde le silence et attend son heure, tapi dans l’ombre. Conforté par sa position de numéro 3 dans la hiérarchie politique saoudienne, MBS envoie toutefois de nombreux messages d’espoir et d’ouverture aux jeunes d’Arabie Saoudite, où les moins de 30 ans représentent 75% de la population ; il multiplie les promesses à leur intention. Il les fait rêver en développant le concept de « vision 2030 » et annonce son projet gigantesque de construire, pour 500 milliards de dollars, « Néom », une ville futuriste, écologique et entièrement informatisée ou les robots s’occuperont des taches ingrates.

MBS insiste sur la nécessité de réformer la société. Il s’engage à assouplir les carcans du dogme religieux, wahhabite, à permettre aux femmes de conduire une automobile, à mettre fin aux agissements répressifs de  la police religieuse… Il promet l’ouverture de lieux publics de divertissements, avec, par exemple, la programmation à Djeddah d’un concert public de Cheb Khaled, la star algérienne de la musique rai (il y a toutefois des  bémols : un concert pour les femmes, le 29 novembre ; un concert pour les hommes, le 14 décembre… et l’interdiction d’accéder au spectacle, dans les deux cas, aux enfants de moins de 12 ans). Bref, il promet de donner aux jeunes et, plus largement, à tous les Saoudiens de l’intérieur certaines des libertés dont jouissent les émirs et la classe gouvernante à… l’étranger, depuis toujours.

Contre toute vérité historique, MBS va jusqu’à réécrire l’histoire du wahhabisme, assumant un révisionnisme à tout crin : pour amadouer les jeunes Saoudiens et courtiser les médias et les décideurs politiques et économiques occidentaux, il déclare, en octobre 2017 : « Ce qui s’est passé lors des trente dernières années, ce n’est pas l’Arabie Saoudite… Le temps est maintenant venu de s’en débarrasser. »

Les trois parrains

MBS s’est doté de parrains, qu’il a été chercher à l’étranger, pour se donner une image d’homme moderne et réformiste, qui plaît en Occident, surtout au protecteur américain, et qui séduit les jeunes de son pays tout en rendant ringards l’ensemble de ses concurrents dans la course au trône.

Il va ainsi jeter son dévolu sur trois personnalités puissantes, trois personnalités du moment, à l’échelle régionale et à l’échelle planétaire.

Le parrain régional

À l’échelle régionale, MBS se place sous l’ombrelle de l’ambitieux Mohammad Ibn Zayed Al Nahyan, prince héritier des Émirats arabes unis (EAU) qui est probablement son modèle et son mentor. Ce, dernier âgé de 56 ans  (né le 11 mars 1961), est le maître de fait d’Abou Dhabi et des Émirats arabes unis depuis 2004 et la mort de son père, Zayed, fondateur de la confédération EAU (une union de sept émirats coalisés par Zayed à la fin du protectorat britannique, en 1971).

Le prince héritier Mohammad Ibn Zayed Al Nahyan manœuvre, depuis la mort de son père, dans l’ombre de son frère aîné, Cheikh Khalifa, maître en titre (mais sur le papier seulement), âgé de 69 ans et très malade.

Le prince héritier des EAU est partisan de la manière forte et de la diplomatie de la canonnière. Sa formation militaire à l’académie militaire britannique de Sandhurst, puis à l’École des officiers de Chardja, aux EAU, lui ont donné le goût des armes. L’émir, en armes, cumule les fonctions militaires officielles et celles de gouvernance économique. Sur le plan militaire, il occupe les fonctions de vice-commandant en chef des forces armées depuis 2005, et de commandant des troupes d’élites et de l’armée de l’air de son pays. Il coopère avec l’armée américaine et avec la société américaine de sécurité privée Blackwater, dont le fondateur, recherché dans son pays, a été accueilli aux EAU où il réside désormais. À ce titre, cette petite principauté reste le troisième importateur d’armes au monde. Plus encore, elle a réussi la prouesse de mettre en place sa propre industrie d’armement. Sur le plan économique, le prince Mohammad Ibn Zayed Al Nahyan est vice-président du Conseil suprême pour le Pétrole, directeur du fonds souverain des EAU et chef du Conseil pour le Développement économique.

Dans le domaine de la politique régionale, les EAU évoluent avec la crainte obsessionnelle de perdre définitivement les trois îlots d’Abou Moussa (selon les versions vendues à l’Iran du temps du Shah, pro-américain, ou occupées par la force par l’Iran) et la bande terrestre pétrolifère de Shayba, concédée à Riyad en 1974.

Ce portrait du prince héritier des EAU dessine en creux celui de MBS, qui ne cesse de s’y projeter.

Les parrains mondiaux

À l’échelle mondiale, MBS s’est glissé sous le parapluie de Washington, protecteur du royaume depuis le fameux accord du Quincy passé en 1945 entre le président Franklin Roosevelt et le fondateur du Royaume.

MBS s’est ainsi rapproché du nouveau président des États-Unis, Donald Trump, et de son gendre et conseiller spécial, Jared Kushner.

Sur le plan intérieur saoudien, MBS doit composer avec des dizaines de prétendants dont il souhaite se débarrasser, à n’importe quel prix. Sur le plan extérieur, il brandit un épouvantail (et c’est sa ligne politique) : l’Iran, « l’ennemi chiite », contre l’Arabie Saoudite sunnite ; ou « l’ennemi perse », contre l’Arabie Saoudite arabe. Son discours anti-iranien est très dur ; il fait pendant au discours de l’establishment néoconservateur américain en la matière. De même, MBS a imposé dans la politique étrangère de l’Arabie Saoudite un discours conciliant envers Israël, qui correspond étrangement au discours de tout l’establishment politique américain.

MBS présente ainsi au regard des États-Unis (et d’une large partie des politiques occidentaux) l’Iran musulman, mais chiite, comme son adversaire principal et Israël comme un potentiel allié (quitte à faire passer à la trappe la question palestinienne, les droits des Palestiniens à recouvrer leurs territoires perdus en 1967, Jérusalem, et même le principe du retour des réfugiés, pourtant acté dans une résolution de l’ONU). En cela, il prend le risque de se positionner en contradiction totale avec l’opinion publique saoudienne, arabe, musulmane et même d’une large partie de l’opinion publique mondiale.

En mars 2017, MBS a effectué un voyage aux États-Unis, probablement pour préparer le voyage du nouveau président Donald Trump en Arabie Saoudite, qui devait avoir lieu deux mois plus tard. Et le courant passe, paraît-il, entre celui qui déclare à longueur de journée « America First » et celui qui cherche, manifestement, à rattraper le retard pris sur ses adversaires, en termes de notoriété internationale et de reconnaissance de la part de la classe politique et économique américaine.

À cette occasion, une complicité est née entre le jeune héritier du trône saoudien et le président Trump, devenu un habitué des voyages au Royaume et un compagnon des soirées du prince.

Cette complicité donne toute satisfaction aux deux hommes. En deux temps. En mai 2017, le président Trump est en voyage officiel en Arabie Saoudite ; ainsi, dans un premier temps, c’est le président américain qui décroche la timbale : des contrats multiformes, essentiellement militaires, de l’ordre de 400 milliards de dollars, et des cadeaux offerts à titre personnel.

Dans un second temps, en juin 2017, c’est le prince qui atteint le Nirvana, lors de sa nomination au titre de prince-héritier. En juin 2017, MBS, de numéro 3, devient numéro 2.

Ainsi, quatre mois après son voyage à Washington et à peine un mois après le passage du président américain à Riyad, MBS fait un nouveau saut décisif vers le pouvoir suprême…

Vers le trône d’Arabie.

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Tarek MAMI

Journaliste - Paris (FRANCE) Directeur de Rédaction - Radio France-Maghreb 2

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