ARABIE SAOUDITE – Mohammad Ben Salman, l’homme pressé (2/2) – Son otage

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Quatre mois après son voyage à Washington (et à peine un mois après le voyage du président américain en Arabie Saoudite), MBS fait un bond vers le trône saoudien.

La pilule de la nomination d’un neveu comme héritier du trône, à la place d’un frère de la même génération, étant passée, sans rejet franc, ni grands soubresauts, depuis un an, la mère, le père ou le fils (ou les trois réunis) décide de franchir le Rubicon : le second prince héritier, désigné depuis moins d’un an et demi, Mohammad Ben Nayef (MBN), doit sauter. Il est donc logiquement destitué pour laisser sa place à MBS : le boulevard vers le trône s’ouvre devant ses yeux écarquillés.

Intrigue de palais

Ce faisant, MBS passe, en moins de trois ans, du statut d’un énième neveu du fondateur du Royaume à celui de prochain Roi. Personne n’ayant contesté la modification successorale au profit d’un neveu, il serait donc malvenu de critiquer si elle advenait, la désignation d’un autre neveu comme prince héritier. MBS a donc court-circuité toute la lignée des successeurs potentiels au trône. Mais il a aussi exhumé la tradition médiévale de l’humiliation publique des vaincus, voir de leur extermination sociale (ou physique)…

MBS s’est en effet empressé de retirer leurs statuts à ses oncles et cousins, leurs droits usuels et leurs privilèges, notamment financiers, pour leur signifier que, désormais, il « est tout », lui, et que, eux, ils « ne sont rien ». Ne souhaitant prendre aucun risque de ressac, considérant que la partie d’échec est terminée ou presque, MBS crée, le 4 novembre 2017 (sous la signature de son père apposée sur un décret royal et sans passer par le conseil consultatif du royaume, le majliss achoura), une « Commission de lutte contre la corruption », dont il s’attribue la présidence. Le jour-même de la création de cet organe, il procède à une purge et fait rafler, à la surprise générale, la quasi totalité des émirs politiquement, économiquement ou médiatiquement influents. Onze princes, a prétendu la presse saoudienne ; plus d’un millier de personnes (princes, ministres, anciens ministres, gouverneurs, hommes d’affaires, religieux, et autres personnalités de poids), ont répondu les réseaux sociaux.

Les personnalités qui résident à l’étranger sont piégées. Elles sont priées de regagner le Royaume en extrême urgence, au prétexte d’une convocation du roi Salman. Parmi ces dernières, un certain Saad Hariri, citoyen libano-saoudien, et accessoirement premier ministre du Liban…

La boucle est bouclée. Le piège s’est refermé. Le coup d’État est accompli, sans effusion de sang. Le trône se rapproche encore de MBS. Ou l’inverse. Sous le prétexte de lutter contre la corruption, l’âge, la réputation, la notoriété et la richesse des personnalités saoudiennes et des membres de la famille régnante ne constituent plus pour MBS des obstacles insurmontables. Alors, tout le monde y passe. Émirs, gouverneurs, anciens ministres, anciens princes héritiers, religieux et prédicateurs. La vague d’arrestations se poursuit en septembre 2017 : une trentaine d’intellectuels et de religieux sont emportés dans la tourmente, notamment les prédicateurs Salmane Al Ouda (quatorze millions de followers sur Twitter ; qui conseille la monogamie, déclare que l’homosexualité ne devrait pas être punie de mort, refuse de produire une fatwa qui condamne le Qatar comme foyer terroriste, et prône même la réconciliation « fraternelle » entre les deux pays) et Awad Ben Mohammad Al Qarni ( 2,2 millions de followers sur Twitter).

Arrive enfin le 4 novembre, « le jour de la purge » de la famille royale : le célèbre multimilliardaire Al Walid Ibn Talal (actionnaire de Walt-Disney, de Tweeter, d’Apple, et propriétaire des  banques Citygroup et de la banque franco-saoudienne, de la chaîne d’hôtel Four Saisons et de la chaîne de TV Rotana), Kamel Salah ( propriétaire de la chaîne de TV Arte), Walid al-Ibrahim (propriétaire de la chaîne MBC manager et arabe), le prince Meetab (ancien chef de la garde nationale), Mohammad Ben Nayef (son prédécesseur au titre de prince héritier), le prince Abdelaziz (un des fils de l’ancien roi Fahd),  El Khattab (ancien chef de la Cour royale), Khaled Al-Tuwaijiri (ancien directeur de la Cour royale).

L’arrestation d’Al Walid Ibn Talal, connu pour avoir soutenu la candidate Hilary Clinton et attaqué les positions du candidat Donald Trump pendant la dernière campagne présidentielle américaine, est, semble-t-il, la dote offerte par MBS à son parrain américain. Cela fait plaisir à Trump et ne coûte rien à MBS… pour le moment. Un « cadeau », pour renforcer la complicité et les liens entre les deux hommes.

Les personnes arrêtées ont pour principal défaut, aux yeux de MBS, de s’opposer plus ou moins directement (voire publiquement) à ses initiatives, et de gêner ou retarder son accession rapide au trône, ou de contester la nouvelle règle de succession qui réserve le trône saoudien à la seule famille du roi Salman, à l’exclusion définitive des autres familles de la descendance du fondateur du royaume.

Personne, à ce niveau, n’est dupe du discours anti-corruption du prince héritier. Et ce du fait même qu’il n’y a jamais eu, en Arabie Saoudite, de séparation réglementée entre l’argent public et l’argent privé, et leur répartition entre les différents héritiers de la dynastie saoudienne.

Pus encore qu’une question de pouvoir, il s’agit pour les contestataires du passage de la répartition des deniers publics entre les mains des différents clans de la famille royale à la monopolisation de cet argent entre les seules mains de MBS.

Dans les filets des arrestations, MBS pensait ramasser un petit poisson, le citoyen saoudien Saad Hariri. Sauf que le petit poisson se révèle être un grand mammifère de nationalité libanaise, premier ministre du Pays du Cèdre, protégé par sa fonction politique (en vertu de la convention de Vienne) et… par la France.

L’otage démissionnaire à l’insu de lui même

La vie de Saad Hariri est aussi compliquée que l’est la situation géostratégique, pourrait-on dire pour paraphraser le général de Gaulle…

La mère de Saad Hariri (Nida Bustani) est irakienne. Son père, Rafic, est né libanais, avant d’obtenir aussi la nationalité saoudienne. Rafic Hariri s’est marié deux fois. Ce qui a placé Saad Hariri au cœur d’une fratrie de sept enfants : deux frères et quatre demi- frères et sœurs.  Après avoir longtemps vécu dans l’ombre de son père, le futur otage de MBS fut propulsé au sommet  de la vie politique et économique libanaise lorsque Rafic Hariri fut assassiné à Beyrouth dans un attentat à la voiture piégée, le 14 février 2005 ; un assassinat dont les échos retentissent jusqu’à nos jours…

Sur la scène politique, il est le « chef des sunnites » du Liban. Sur le plan économique, il est l’héritier des affaires de son père, notamment de la société internationale de construction et de travaux publics Saoudi Oger.

Cette émergence soudaine du jeune dauphin a été avalisée par sa propre famille et surtout par les membres de la famille royale d’Arabie Saoudite qui le considèrent comme moins turbulent que son frère aîné, Bahaa, et donc plus apte à prendre le relais de son  père. Si le costume était trop large pour le jeune héritier, ce dernier va néanmoins, très vite, tout faire pour s’y glisser et faire honneur à son défunt père. Mais c’était mission quasi-impossible : Saad Hariri s’est retrouvé coincé dans l’œil du cyclone moyen-oriental, entre la Syrie, le Hezbollah et Israël, et aussi l’imbroglio de plus en plus illisible qui se joue entre les pays du golfe et l’Iran ; avec la Turquie et son mouvement de balancier, un coup avec les uns, un coup avec les autres.

Saad Hariri, 12ème fortune arabe, 158ème au niveau mondial, finit par prendre la mesure du poids de sa tâche et se rapprocher le plus possible des dirigeants saoudiens, en considérant qu’une réussite économique, en Arabie Saoudite pourrait lui permettre de se positionner en force au Liban, ce pays-mosaïque où il entend bien accomplir sa mission politique.

Outre la société Saoudi Oger, Saad Hariri fonde une holding dénommée Saraya (le Sérail), par référence au siège du gouvernement libanais. Saraya investit hors de l’Arabie Saoudite, en Jordanie, en Algérie, à Oman et au Yemen (avant la guerre ouverte déclenchée dans ce pays par l’Arabie Saoudite), dans les domaines du bâtiment, des travaux publics, du tourisme, des médias et de l’industrie. Confiant dans ses rapports avec les différents membres de la famille royale, dont le Roi Salman et son fils MBS, certainement naïf et n’ayant pas été capable d’anticiper l’avidité et l’empressement de ce dernier à s’arroger le pouvoir, probablement piégé par la situation économique dramatique de ses différentes entreprises (la légendaire Saoudi Oger a été liquidée le 31 juillet 2017), espérant trouver une bulle d’air financier auprès du nouveau patron du royaume raoudien pour résoudre ses difficultés et sauver son honneur, Saad Hariri, lorsqu’il est appelé par Ryad, répond présent comme un petit soldat (pour les uns) ou comme un partenaire loyal (pour les autres).

Il débarque dans la capitale saoudienne dans les heures qui suivent l’invitation-convocation qui lui a été envoyée par MBS. À partir de ce moment-là, les versions divergent, dans une sorte de mauvais roman-feuilleton dont le scénario est improvisé au jour le jour…

Saad Hariri atterrit dans son pays natal (l’Arabie) le vendredi. Et, dès le samedi matin, on le voit annoncer sa démission du poste de premier ministre du Liban, à la télévision, sur la chaîne saoudienne Al-Arabiyya, le bras médiatique du Royaume (comme Al Jazeera l’est au Qatar), et prononcer un discours de feu contre le mouvement libanais Hezbollah et l’Iran, promettant de lui « couper la main ». Un discours et des mots qu’on n’avait jamais entendus dans la bouche du désormais ex-premier ministre libanais (mais pas pour très longtemps…), ce dont s’étonnent les analystes et les proches d’Hariri eux-mêmes.

Cette démission, ce discours et son ton martial ouvrent une période de dramaturgie qui amène,  immédiatement, le président libanais (le chrétien Michel Aoun) à refuser la démission « pour défaut de respect des règles constitutionnelles libanaises » et appeler à… « la libération du premier ministre du Liban ».

La presse parle en effet de prise d’otage, de guet-apens, de kidnapping… Tous les superlatifs sont de mise.

Une interview diffusée sur la chaîne Futur TV (propriété de la famille Hariri) réalisée par une salariée de Saad Hariri venue spécialement du Liban, seule et sans équipe technique, se révèle extravagante. Elle sonne comme une « preuve de vie », envoyée par des ravisseurs à la famille pour fixer le montant de la rançon, en vue de libération de l’otage. Modernité oblige, l’écran de télévision remplace la photo. L’indication de l’heure sur l’écran et l’annonce du tremblement de terre qui vient de frapper l’Iran remplacent le journal du jour habituellement tenu par l’otage.

Personne, cependant, ne connaît encore, précisément, les conditions dans lesquelles se déroule cette « prise en otage » du premier ministre libanais. Ce dernier déclarera, une fois rentré au Liban, « vouloir garder pour lui les raisons de sa présence en Arabie Saoudite et les conditions dans lesquelles ont eu lieu  l’annonce de sa démission ». De quoi amplifier encore les rumeurs : certains parlent alors d’une « arrestation » en bonne et due forme, et de conditions de vie d’une personne en garde à vue, dépossédée de ses téléphones, de sa ceinture et de ses lacets, et se faisant continuellement malmener et insulter. D’autres prétendent que Saad Hariri était « libre de ses mouvements », mais sous la surveillance de gardes du corps hostiles, d’où cette ombre furtive apparue derrière la journaliste lors de l’interview du premier ministre démissionnaire. Peut-être, un jour, Saad Hariri finira-t-il par révéler la réalité de son séjour saoudien, duquel le président français Emmanuel Macron parviendra à l’extraire. Ce fut en effet le dernier soubresaut de « l’affaire » ; et d’aucuns n’hésitent à affirmer que Saad Hariri doit sa liberté retrouvée -et peut-être même sa vie- aux efforts conjoints des résidents libanais Aoun et français Macron. Sans ces deux chefs d’État (qui ont agi de manière convergente, mais pour des raisons très différentes) Saad Hariri serait peut-être encore « détenu » par MBS, probablement dans le même hôtel que les princes saoudiens arrêtés, pour subir les mêmes extorsions financières…

Et beaucoup d’analystes se posent la question de savoir si Saad Hariri n’aurait pas été, en outre, un énième dommage collatéral des différentes confrontations qui opposent les puissances du golfe arabo-persique, telle une balle de ping-pong utilisée par les uns et les autres, et ce en dépit de ses efforts méritoires et patriotiques pour mettre son pays à l’écart des conflits régionaux.

Quand MBS se prend pour Alexandre…

L’émergence sur la scène saoudienne et internationale de MBS offre, paradoxalement, une visibilité inespérée à l’opposition saoudienne, principalement basée à Londres.

L’événement l’a fait apparaître sur quelques écrans de télévisions arabes… Par ailleurs, l’opposition a franchi un premier pas dans la voie de la création d’une plate forme commune à ses différentes factions qui se sont réunies à Dublin, pour la première fois, le 29 septembre 2017, avec l’objectif de « défendre les libertés en Arabie Saoudite » et, pour ce faire, de créer le mouvement « Citoyens sans restriction ».

Ainsi, depuis lors, les opposants Malawi al-Rachid (écrivain saoudien renommé dans son pays), Yahya al-Assiriun (défenseur des droits de l’Homme), Mohammad Al Massari (secrétaire général du parti Attajdid Al Islami) et le religieux Said Al Faqih sont de plus en plus présents dans les médias, et leurs interventions sont relayées, assez massivement, sur les réseaux sociaux.

C’est Mohammad Al Massari, le plus offensif et le plus percutant de ses opposants, qui a révélé que MBS se fait surnommer « Alexandre » par son entourage et ses affidés, par référence à Alexandre le Grand. Selon Al Massari, Mohammad Ben Salman serait atteint par « la folie des grandeurs » ; et de prédire dans la foulée « la mort du troisième État saoudien et la naissance d’un nouvel État, le quatrième État saoudien : le royaume sioniste salamanien ».

MBS, roublard, charmeur et brutal, brise les règles du jeu tribal

Mohammad Ben Salman, disent aujourd’hui ses adversaires (qui ont peut-être pris conscience trop tard de la manœuvre), est un homme « inexpérimenté, roublard, charmeur, brutal qui brise les règles du jeu tribal, où la parole vaut la vie ».

Ils ajoutent que le prince héritier agit avec « sournoiserie, agressivité et insolence », en opposition aux habitudes et traditions des hommes du désert, pour lesquels l’honneur et le respect de l’aîné restent des règles d’or.

Sachant manifestement prendre en compte la rapidité avec laquelle le temps s’égrène, comme s’écoulent les grains de sable entre les doigts, ils l’ont vu manœuvrer tactiquement, s’entourer de ses trois parrains, les puissants du moment, et bondir d’un coup, ce 4 novembre 2017, pour mener sa « blitzkrieg » sur le palais royal saoudien, et regrouper tous les pouvoirs entre ses mains. Pouvoirs politique, économique, militaro-policier et religieux.

Leur grille de lecture des rapports de force, désormais obsolète, faite de chuchotements, de palabres et de consensus, n’a ni éveillé leurs soupçons, ni ne leur a laissé à aucun moment présager le sort qui allait leur être fait, ni même percevoir le changement de l’univers mental du prince, au contact de cet autre ambitieux prince héritier, celui des EAU.

Pourtant, MBS n’est pas un grand intellectuel ; il n’est pas bardé de diplômes. À la différence de beaucoup de ses oncles et cousins émirs. Il n’a ni étudié ni vécu à l’étranger. Il ne connaît aucune langue étrangère, pas même l’anglais, qu’il « baragouine » avec peine, dit-on… Son seul titre consiste en une maîtrise en droit, « obtenue » de l’université saoudienne.

Mais le prince a fait une force de cette faiblesse, et un avantage : s’il n’a jamais quitté le pays, il n’en a que mieux appris à connaître la psychologie du cercle du pouvoir qu’il n’a cessé de fréquenter ; et peut se définir comme un véritable saoudien, ce qui plaît beaucoup à la jeunesse saoudienne, de laquelle il se dit très proche.

MBS, un homme pressé, très pressé… Trop pressé ?

Entre juin 2015, date de l’intronisation de son père, et juin 2018, date de sa désignation comme prince héritier, vice-roi (et roi de fait), MBS a en politique intérieure écarté tous ses concurrents et rivaux sur deux générations, oncles et cousins, avant de les emprisonner et de les dépouiller de leur milliards de dollars. Il a engagé des (petites) réformes sociétales, qui même minimes ne restent pas moins symbolique cependant et font grincer le carcan idéologique wahhabite. Il a remis en cause l’omniprésence du clergé wahhabite (et de la mainmise et de sa police religieuse, dite police de « la promotion de la vertu et l’interdiction du vice »).

En politique extérieure, il a identifié et ouvertement désigné les ennemis qui empêcheraient le développement et le rayonnement du royaume saoudien ; il a lancé pour les contrer une guerre (ingagnable) au Yémen et a engagé son pays dans une crise avec le Qatar, pourtant partenaire historique du royaume, ce qui a provoqué des tensions avec la Turquie qui a volé au secours du Qatar. Il s’en est directement pris à l’Iran, définie comme l’ennemi principal. Il a donné divers gages dans le sens d’une normalisation des relations politiques avec Israël, au détriment de la cause palestinienne. Une politique verbeuse et théâtrale, dans le but de créer une opinion saoudienne inexistante qu’il pourrait souder derrière lui, mais aussi des déclarations qui ont su rassurer une population déboussolée par tant d’initiatives et de changement de cap, un peuple à qui on ne demande jamais rien et que l’on maintient depuis deux siècles sous la contrainte de l’alliance de la religion et de l’épée.

Cet élan à marche forcée est mené par un homme que l’on dit à la fois inexpérimenté, déterminé, audacieux, fougueux et colérique, et qui fait peur.

Malgré un vent contestataire feutré au sein de l’élite du royaume (qui s’est manifesté au moins jusqu’au jour de la purge), le jeune homme, entêté, est pressé de mener à bien la vision qu’il se fait de l’avenir de son pays, qu’il estime trop conservateur, trop lent au changement.

Entre ambition personnelle et réussite collective, une page de l’histoire saoudienne est peut-être en train de s’écrire  

Si une large partie de la presse occidentale (surtout américaine) tresse des lauriers à MBS et ne tarit pas d’éloges sur son ouverture d’esprit envers l’Occident, sa « modernité » sociale, politique et économique, sa démarche réformiste, et son sens de la  realpolitik, les analystes qui abreuvent cette même presse de leurs commentaires enjoués ne semblent avoir aucune idée de l’univers mental et culturel qui préside au destin de la société saoudienne, un univers fondé sur des codes moraux ancestraux et conservateurs, reposant sur « l’asabiyya » (l’esprit de corps), moteur de la solidarité et de la résistance tribale.

Ainsi, si MBS vend « l’image positive » adulée par le mainstream médiatique occidental et casse depuis 2015 tous les codes de cette société tribale, sa démarche ne procède ni d’une modernité soudaine, ni d’un réformisme au sens premier du terme.

En effet, il n’a jamais été question, dans le projet de « modernisation » de son pays présenté par le prince, de ce qui fait d’un pays sa modernité et une démocratie. Rien concernant le passage des Saoudiens du statut de sujets à celui de citoyens. De l’égalité entre les hommes et les femmes. De l’institution du droit de vote pour tous, hommes et femmes. De la transformation de la monarchie saoudienne, forgée depuis deux siècles d’un alliage de « droit divin » (version Mohammed Ibn Abdelwahab) et du « droit de l’épée » (version Mohammad Ibn Saoud), en monarchie constitutionnelle, comme le sont les monarchies anglaise, espagnole et nordique ; pas question d’assemblées électives, ni de permettre à tous de choisir les représentants du peuple. Pourtant, cette idée de monarchie constitutionnelle a été proposée, dès 1958, par celui qui sera surnommé « le prince rouge » (bien avant le prince marocain Moulay Hicham), à savoir le prince Talal, père du prince Walid Ibn Talal, actuellement prisonnier de MBS.

MBS n’évoque jamais, non plus, l’institution, même à moyen terme, de règles juridiques sur la séparation de l’argent public et privé, ce qui, pourtant, légitimerait ce qu’il appelle sa « lutte contre la corruption ».

Ainsi, fondamentalement, MBS conserve le pilier historique de la monarchie saoudienne, qui repose sur l’alliance du politique et du religieux ; mais désormais à son service exclusif, alors que ce principe était jusqu’il y a peu au service de l’ensemble des membres de la famille royale, de la descendance du fondateur du royaume, lesquels se comptent en centaines de milliers de personnes.

Cette démarche de pseudo-réformisme/modernisme ne pourra, selon toute vraisemblance, aboutir à la satisfaction de l’ensemble du peuple saoudien.

C’est en effet une dictature personnelle qui s’installe à la tête du royaume. Certains, déjà, ne sont plus dupes de « l’image positive » ; et on entend dire que les princes saoudiens, arrêtés et retenus par le prétendu moderniste-réformiste MBS hors de toute procédure judiciaire (une situation que les analystes béats de la presse mainstream occidentale n’ont pas dénoncée à ce jour, pas même au titre de la défense des droits de l’Homme), seraient interrogés par les agents de la sinistre société de sécurité privée américaine Blackwater (rebaptisée Académia, pour tenter de faire oublier les tortures et les horreurs commises par les salariés de cette société en Irak). Que le fait soit avéré ou non, la rumeur est symptomatique de ce que commence à penser l’opinion saoudienne…

MBS, s’il réussit un jour à accéder au trône saoudien et à s’y maintenir, ne saurait être qu’un autocrate ou, au mieux, un despote éclairé, mais en aucun cas un moderniste, un réformiste ou « un visionnaire ».

En tout état de cause, la réalité de la situation démontre, s’il le fallait encore, que le royaume saoudien est une monarchie malade de sa vision du monde, de la vision qu’elle a d’elle-même, de sa lecture rigoriste de l’islam, applicable au peuple saoudien mais non aux membres de la famille royale, de ses injustices envers son propre peuple et de l’exploitation quasi-esclavagiste de ses travailleurs immigrés (à qui elle applique le principe détestable de « sponsoring », qui consiste dans la double démarche de la conservation des pièces d’identités de ces travailleurs, par leurs employeurs, et l’obligation qui leur est faite d’obtenir l’assentiment de leurs patrons pour récupérer leur documents administratifs pour pouvoir regagner leur foyer, en signant un document d’espèce de solde de tout compte, combien même ils n’auraient pas été payés pour le travail accompli, ce qui est souvent le cas). Une monarchie (et un régime) que rien, ni personne, ne parvient à réformer.

Pour installer sa dictature, MBS, toutefois, scie les deux pieds sur lesquels repose le Wahhabisme. Le pied politique : son (ancien) mode successoral et la répartition de la manne financière, faite des recettes du pèlerinage à La Mecque et de la vente du pétrole, entre tous les membres de l’immense famille royale. Ce qui garantissait le consensus tribal, l’acceptation des règles du jeu par les émirs et par la population. Le pied religieux, qui a réussi à imposer à la société saoudienne un carcan strict. Une lecture de l’islam littéraliste, fruste et conservatrice, basée sur deux vieux principes, qui servent la monarchie : d’une part, l’obéissance (aveugle) aux régnants décideurs (oula al-amr) ; d’autre part, la délégation des questions politiques et religieuses à ceux qui ont le droit de décider, de « nouer et de dénouer » (ahl al-hal wal-aqd). Ce qui, au passage, a permis la création d’un clergé au cœur même d’une religion sensée ne pas en avoir.

C’est sur ces deux pieds que, depuis la création du troisième État saoudien, en 1932, reposent la permanence et la stabilité du régime.

Or, MBS, s’acharne à détruire systématiquement chacun de ces deux fondements, mais sans proposer de fondements alternatifs. C’est probablement sa seule erreur tactique ; mais qui est en train de générer une crise intérieure, qui ne peut qu’aller crescendo.

*        *       *

Tandis que la purge a terrorisé l’entourage du prince et que les chuchotements se sont tus, la colère gronde en sourdine ; et d’aucuns attendent le faux pas qui ne manquera pas de renforcer les adversaires intérieurs et extérieurs de Mohammad Ben Salman.

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Tarek MAMI

Journaliste - Paris (FRANCE) Directeur de Rédaction - Radio France-Maghreb 2

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