SYRIE – Quand Moscou revient aux affaires…

0

Une analyse de ce que révèle l’intervention russe en Syrie, sur l’avenir du conflit, en termes militaires, et sous l’angle des implications géopolitiques.

Guerre aérienne [854421]En préalable, il est utile de préciser que la plupart des informations qui nous parviennent sont des « informations de guerre », d’un côté comme de l’autre, mais essentiellement du camp russe : « On ne ment jamais autant qu’avant les élections, pendant la guerre et après la chasse », affirmait Georges Clémenceau… Il s’agit donc d’être prudent.

Cela étant, les réactions officielles, en particulier celles émanant du camp occidental, constituent des indices forts sur les tendances lourdes à l’œuvre.

Analyse des opérations militaires
Sur base des informations dont nous disposons, la première observation que l’on peut faire est que l’opération russe en Syrie a été soigneusement préparée et que cette préparation a impliqué les planificateurs russes et les services de renseignements des pays de la région disposant d’informations sur l’État Islamique (EI), les services syriens qui au passage ont une excellente réputation dans le milieu, probablement les services iraniens et peut-être même les services irakiens.

La deuxième observation, c’est que les Russes ont en Syrie la possibilité d’appliquer les principes élémentaires de la stratégie militaire : acquisition de la maîtrise de l’information en préalable à la supériorité aérienne, elle-même préalable aux actions de surface, sur terre et sur mer, soutenues par l’aviation et en étroite coordination avec elle.

La maîtrise de l’information repose sur un éventail de systèmes de recueil et de traitement de l’information ainsi que de systèmes visant à dénier l’accès à l’information aux forces de l’adversaire. Apparemment, les Russes ont acquis la supériorité dans le domaine de la guerre électronique sur l’OTAN. Le navire Priazovye d’interception électronique et de brouillage qui croise au large des côtes syriennes, les systèmes Krazukha-4 déployés au sol ainsi que les nacelles de brouillage électronique qui équipent avions et hélicoptères semblent offrir à l’aviation russe une bulle d’autoprotection électromagnétique dans l’espace aérien syrien.

Cette supériorité dans le domaine de la guerre électronique avait déjà été pressentie lors de l’incident qui s’était produit en mer noire le 10 avril 2014 quand deux SU-24 avaient survolé douze fois le destroyer américain Donald Cook après avoir entièrement neutralisé son système de détection aérienne AEGIS par un brouillage dit « de suppression ». Cette fois-ci, elle s’exerce à l’échelle d’un théâtre d’opérations.

La troisième observation que l’on peut faire est que l’efficacité de l’armée russe a fait un bond spectaculaire depuis les guerres de Tchétchénie, il y a moins de dix ans. Dmitri Rogozine, vice premier ministre et en charge de l’industrie d’armement, avait d’ailleurs annoncé après le début de la crise en Ukraine que l’armée russe avait tiré les enseignements de ces guerres et était en refonte complète, tant dans le domaine des matériels et de l’industrie d’armement que dans ceux de la doctrine et de la chaîne de commandement.

On en voit les résultats concrets aujourd’hui.

D’abord, la logique stratégique à l’œuvre : maîtrise de l’information, supériorité aérienne, frappes stratégiques hiérarchisées et ciblées (centres de commandements, centres logistiques de carburant et d’armement, lignes de communication, unités blindées, centres d’entraînement), coordination et appui des troupes syriennes au sol pour la reconquête du territoire perdu.

Ensuite, la cohérence entre la stratégie générale et les moyens employés (missiles de croisière de très longue portée et de très grande précision, bombes aériennes de très grandes précision, systèmes de drones couvrant tout le spectre, etc.).

Enfin, la cohérence entre les niveaux stratégique, opérationnel et tactique qui découle de la hiérarchisation des actions et de leur implémentation dans le temps. Cela se matérialise par le fait que, quand l’armée syrienne intervient au sol pour la reconquête du territoire (ce qui est le but ultime de toute cette manœuvre), elle le fait dans de bonnes conditions de succès car son action a été préparée par une suite logique d’opérations préalables.

Encore une fois, cette analyse repose sur des informations de guerre essentiellement en provenance des Russes. Cela étant, les critiques virulentes émises par certaines personnalités du camp occidental semblent accréditer l’efficacité de l’opération en cours. Le voile se lève.

Le voile se lève et les alliances se cristallisent
La campagne militaire en cours depuis novembre 2015 a provoqué des réactions de colère et des gesticulations dans les chancelleries des pays de l’OTAN. Ceci se manifeste entre autres par l’incohérence de la communication officielle occidentale tournant parfois au comique : annonce de dégâts collatéraux sur Twitter avant que le premier avion russe n’ait décollé ; protestations suite au bombardement de « terroristes ‘modérés’ », jusqu’à la leçon de morale du président états-unien au président russe : « On ne rétablit pas la démocratie par des bombardements aériens. » (sic)

L’efficacité de l’action militaire russe en Syrie peut également se mesurer aux prises de position de certaines chancelleries ou de certaines personnes à l’égard de la Russie, telle l’Allemagne qui appelle à la fin des sanctions économiques contre la Russie, tel le futur candidat aux élections présidentielles françaises, Nicolas Sarkozy, qui se montre publiquement aux côtés de Vladimir Poutine.

Ainsi, on voit se cristalliser un jeu d’alliances autour de la question syrienne. D’un côté, les États-Unis et leurs alliés français et anglais, Israël, l’Ukraine pro-OTAN et encore la Turquie et les pays du Golfe (mais pour combien de temps ?). De l’autre, la Russie, la Syrie, l’Iran, la Chine, l’Irak qui se rapproche de la Russie, et l’Égypte, qui s’est retirée sur la pointe des pieds de la coalition emmenée par l’Arabie Saoudite au Yémen et qui se repositionne en douceur.

Cette cristallisation des alliances sonne le glas du projet états-unien de prendre pied en Eurasie. La Russie, qui tient la place centrale de l’Eurasie, ramène vers elle les pays voisins et consolide le centre. Du côté occidental du continent, les États-Unis dominent encore l’Europe par le biais des institutions de l’UE qu’ils ont largement contribué à mettre en place ; mais là encore on peut se demander pour combien de temps -et à cet égard le jeu de l’Allemagne doit être observé de près. Enfin, du côté oriental, les manœuvres désespérées de la marine états-unienne en mer de Chine, plus provocatrices que dominatrices, annoncent à terme la perte de l’influence de Washington dans cette région. Il faut ajouter à ce tableau le partenariat entre la Chine et la Russie, à travers les BRICS et l’OCS en particulier ; partenariat qui semble robuste à la lumière des événements observés depuis le krach de 2008, et l’on voit l’alliance du centre et de l’orient. Il faudra toutefois bien observer l’évolution de l’Asie du sud-est ainsi que du sous-continent indien. Il faut enfin ajouter, pour élargir le panorama, que l’émancipation de plus en plus affirmée des pays d’Amérique latine à l’égard de leur parrain états-unien met fin progressivement à deux siècles de doctrine Monroe…

Peut-on affirmer, ainsi, que le rêve de puissance globale et hégémonique des États-Unis sur est en train de s’évanouir en Syrie ?

En effet, les trois piliers de la puissance intégrale – économique, militaire et culturel – s’effondrent simultanément. Sur le plan économique, outre le niveau d’endettement de l’État fédéral, la situation de la population états-unienne est catastrophique : 70 millions d’individus vivent de la soupe populaire ; 80 % de la population est proche de basculer sous le seuil de pauvreté ; les infrastructures ne sont plus entretenues… Les États-Unis commencent à ressembler à un pays du tiers-monde. Sur le plan culturel, le « rêve américain », fondé sur l’argent et la promesse de pouvoir devenir riche facilement en étant pauvre au départ, se dissipe par le simple fait de la situation économique de la population.

Le sentiment de puissance intégrale pouvait encore tenir tant que la puissance militaire des États-Unis lui octroyait une suprématie sur l’ensemble du globe. Or c’est précisément ce dernier pilier de la puissance états-unienne qui vient de s’effondrer depuis l’intervention russe en Syrie.

Certes, l’opération russe est d’ampleur moyenne : un peu plus d’une cinquantaine d’aéronefs déployés, avions et hélicoptères compris. En revanche, le rapport entre l’action mise en œuvre et les moyens engagés est surprenant et démontre une efficacité –un rapport efficacité/coût en quelques sortes- que ne peuvent atteindre ni les États-Unis, ni aucun pays de l’OTAN.

Sur le plan qualitatif, la supériorité russe en matière de guerre électronique rend obsolète toute la quincaillerie conventionnelle des armées états-uniennes : portes-avions, AWACS, avions furtifs, etc.

Ainsi, les événements de Syrie amorcent un basculement géostratégique à l’échelle du globe. Les faits objectifs ne laissent aucun doute possible. Reste qu’un animal blessé peut être dangereux, surtout s’il continue à vivre à l’intérieur d’un monde de fantasmes qu’il alimente lui-même par une propagande à laquelle il croit. Surtout aussi quand il dispose d’une capacité de frappe nucléaire telle que celle des États-Unis.

Le nœud gordien de la sécurité du monde se situe là. Au sein des instances de décision états-uniennes, il y a des individus lucides et dotés de bon sens, entre autre parmi la haute hiérarchie militaire, et il y a aussi des va-t-en-guerres, en général néoconservateurs, qui ont déjà démontré leur capacité de nuisance.

Alors, troisième guerre mondiale ou pas ? Probablement pas… Toutefois, le taux de nuisance que développeront les néoconservateurs aux abois dépendra des interactions au sein des instances de décision états-uniennes, mais aussi du tact dont saura faire preuve la diplomatie russe à l’égard de Washington.

Probablement est-ce dans cette optique qu’il faut comprendre le retrait « partiel » des forces russes engagées en Syrie, un retrait annoncé tout récemment et avec fanfare et trompettes par le président russe, à grand renfort de médiatisation.

Un « coup de théâtre », comme l’a conclu la presse internationale ? Un coup de « théâtre », certes ; mais au sens propre du terme…

Premièrement, en gardant l’initiative, le président russe entend rester le maître du jeu, d’un jeu dont l’Occident a visiblement du mal à comprendre les règles.

Deuxièmement, les objectifs tactiques sont probablement déjà atteints dans la perspective de l’objectif stratégique russe qui est d’éliminer DAESH et le front Al-Nosra et de réintégrer certains opposants syriens dans le jeu diplomatique pour une résolution du conflit qui permettrait la survie du régime sous une forme ou une autre.

Enfin, on peut penser que Vladimir Poutine souhaite permettre au gouvernement syrien de « finir le travail » et d’ainsi s’approprier le succès final. En parallèle des opérations militaires, les Russes ont en effet rééquipé l’armée syrienne et l’ont relevée, tant sur le plan matériel que sur le plan du commandement.

Mais, surtout, il ne faut pas être dupe du coup de « théâtre » : les Russes ne se désengagent pas totalement.

Sans savoir exactement quelle sera l’ampleur des forces russes maintenues sur le terrain des opérations syriennes, on peut penser que les moyens concourant à la maîtrise de l’information sur le terrain (centre de commandement, drones et moyens de guerre électronique) en feront partie, ainsi qu’une capacité de frappes aériennes suffisante pour continuer d’appuyer la reconquête du pays par l’armée syrienne, et des conseillers militaires auprès du commandement.

En corollaire, on peut penser que les Russes se tiendront prêts à effectuer un déploiement rapide et consistant si la nécessité s’en faisait sentir… Ils ont démontré largement leur capacité à se déployer rapidement et efficacement.

Probablement la Russie est-elle en train de gérer avec habileté, tant militairement que diplomatiquement, une opération maîtrisée et gagnante, a contrario des enlisements auxquels se sont habitués les Américains, tant sur le plan militaire que sur la place du militaire dans le contexte global de la résolution des conflits qui, in fine, se dénouent toujours par des négociations.

Share.

About Author

Régis Chamagne

Colonel de l'Armée de l'Air (France) Expert en stratégie et en géopolitique du Moyen-Orient

Leave A Reply