TUNISIE – De la notion de trahison…

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Les Tunisiens sont-ils tous des traîtres ?

Je vais vous conter une fable. Celle de l’ère postrévolutionnaire tunisienne. Auparavant, cependant, il faut échafauder quelques éléments du décor…

Les accusations de « trahison » et l’épithète de « traître », tous deux associés à l’adjectif « politique », abondent dans l’histoire politique postrévolutionnaire de la Tunisie. Les deux termes sont dorénavant largement utilisés dans le jargon populaire tunisien.

Cependant, ces deux expressions sont presqu’absentes des écrits publiés après la révolution de 2011. Et pour cause : leur définition est un pari très risqué.

Pour les mêmes raisons, et ne disposant pas d’outils linguistiques et terminologiques suffisants, nous n’allons pas non plus nous risquer à en esquisser des définitions contemporaines précises. Nous nous contenterons d’exemplifier ces notions sans, toutefois, prétendre accomplir une tâche parfaite, minutieuse et assez précise.

On se contentera d’énoncer que, dans sa conception simple, la trahison peut être définie comme la rupture du lien basé sur la fidélité, la loyauté ou la confiance, qui lie deux sujets. Cette notion est fondée sur un rapport à trois, entre le traître, le trahi et la partie à laquelle profite la trahison.

Dans notre article, le traître ainsi que le bénéficiaire de la trahison sont des acteurs politiques. Tandis que le peuple et le citoyen-électeur vont endosser, à tour de rôle, le costume du trahi.

C’est, maintenant, que commence notre fable…

Cinq ans se sont écoulés depuis que la protestation populaire en Tunisie a porté, le 14 janvier 2011, le coup fatal à la dictature. Les petites victoires comme les désillusions de la « Révolution » et la sale facture de la première Troïka au pouvoir (2011-2014) ont fourni de grandes leçons au peuple tunisien. Ce peuple qui, depuis, est très impatient de goûter aux bonheurs de la liberté et de la démocratie… Et les 612.000 chômeurs tunisiens, au bonheur du travail (chiffre de l’Institut National de la Statistique, pour l’année 2015).

Ce sont, à ce jour, les enseignements politiques de l’implosion de l’actuel parti au pouvoir, Nidaa Tounes, qui sont les plus intéressants pour les Tunisiens.

On a cru, souvent, que le règne d’une nouvelle majorité, idéologiquement homogène, se fait pacifiquement. Mais ce qui est arrivé à Nidaa Tounes démontre bien que ceci n’est qu’un postulat pas toujours vérifié.

Depuis les dernières élections, ce parti était dans un état de mort clinique, avant d’exploser. L’onde de choc a touché l’ensemble de la classe politique tunisienne. Les cartes sont, ainsi, rebattues, et tous les partis réajustent leurs stratégies.

Cette chute de Nidaa Tounes a mis en évidence le hiatus et l’inadéquation entre les promesses électorales et la gouverne politique, l’absence de visions stratégiques et, surtout, la discontinuité entre les hauts dirigeants du parti au pouvoir. En effet, ce mouvement a été, entre autres, miné par une rupture consommée entre le clan du secrétaire général démissionnaire, Mohsen Marzouk, et celui de Hafedh Caïd Essebsi, « le fils du Président ».

Et comme le malheur des uns fait le bonheur des autres, c’est le moment choisi par les anciens CpRistes (le CpR, Congrès pour la République, était le parti de Moncef Marzouki, président sorti) restés fidèles à leur chef de file, pour organiser leur congrès constitutif et annoncer la création de leur nouveau parti, le Mouvement Tunisie Volonté (MTV ; en arabe : Harak Tounes Al-Irada ).

La suite du conte pourrait surprendre et le conteur et son public…

Nidaa Tounes : la débandade

Très fragilisé, le parti au pouvoir organisait son Congrès consensuel, à Sousse, les 9 et 10 janvier 2016. Ce grand meeting partisan avait eu recours à un accessoire spécial : la touche du Maître islamiste.

Rached Ghannouchi a été, en effet, invité à participer à cet événement clé pour la nouvelle vie de Nidaa Tounes « version 2.0 ». Et il a même prononcé un discours !

La présence de Ghannouchi peut sembler paradoxale, voire même embarrassante pour certains, quand on sait que Nidaa Tounes a été créé, à l’origine, pour contrer la montée en puissance et la « surdomination » politique d’Ennahdha.

Des politiciens et « militants » pro-islamistes ont, sitôt, qualifié la présence et le discours de leur guide suprême, au congrès du parti au pouvoir, comme « une généreuse main tendue par les islamistes à leurs ‘adversaires’ afin d’échapper à une guerre civile et à un bain de sang. C’est aussi l’expression d’une volonté affirmée de bâtir ensemble une Tunisie libre, inclusive et démocratique. »

Par contre, dans l’autre camp, la présence du « Cheikh » divise la toile ; elle titille les partisans nidaaïstes et, évidemment, les laïcs.

Photos à l’appui, les internautes et bloggeurs s’en sont donné à cœur joie sur les réseaux sociaux, se gaussant allègrement des Nidaaïstes. On y voyait ces militants nidaaïstes, qui avaient toujours stigmatisé et dénoncé les islamistes et qui avaient, plus particulièrement, accusé Ennahdha de parrainer le terrorisme, accueillir à bras ouvert Ghannouchi dans leurs propre congrès… La belle hypocrisie que ce fut là !

Mais, qu’en est-il des électeurs qui ont voté Nidaa, principalement pour supprimer Ennahdha de la vie politique ?

Désormais, ils ont réalisé leur rêve, ils ont pu « toucher » leur « bourreau ». En effet, pour immortaliser ce moment historique, ils ont pris la pose, à grands renforts de « selfies », tout souriants à côté de Rached Ghannouchi… Et on a pu voir, à Sousse, le même engouement de la foule que celui qui anime les visiteurs des statues de cire aux musées Tussauds de Londres et de Paris !

Certains ont cependant relativisé le tollé provoqué par la présence du leader islamiste. Ils ont essayé de remettre les choses dans leur contexte. Il s’agit, pour eux, du tout premier « grand événement » du nouveau Nidaa Tounes (post-scission) et de la nouvelle année politique. Et, donc, il fallait marquer les esprits par un grand « rassemblement » populaire inaugural, à la fois « national » et « unificateur ».

Ce raisonnement est valide mais manque de précision. À vrai dire, la présence de Rached Ghannouchi au meeting de Nidaa est tout à fait logique, dans la mesure où il s’agit du dirigeant d’un « parti allié et ami ». Malheureusement, ce n’est pas l’avis de tous les Nidaaïstes…

Il en est ainsi de Fathi Jamoussi, membre du bureau exécutif de Nidaa Tounes, qui a immédiatement annoncé, sur sa page Facebook, sa démission du parti. Plus précisément, il a fustigé l’accueil réservé à Rached Ghannouchi alors que, selon lui, ce dernier avait « soutenu les ligues de protection de la Révolution », durant le règne de la Troïka.

Ces Nidaaïstes qui n’ont pas apprécié la présence de « Cheikh Rached » ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Car ce sont eux qui ont cautionné cette alliance. Et ce sont eux également qui ont exclu du parti leurs frères d’armes opposés à ce « mariage contre nature ».

De leur coté, les progressistes et les ultra-laïcs ont accusé ce coup comme une « haute trahison ».

Mais, outre la qualité des invités non-adhérents -et en dépit des réactions mitigées du public et de la classe politique-, c’est le discours du Cheick qui a marqué l’assistance.

Invité à s’exprimer à l’ouverture des travaux du congrès de Sousse, Rached Ghannouchi avait, alors, comparé la Tunisie à « une colombe » (l’oiseau choisi comme logo par Ennahdha), « dont les deux ailes sont Ennahdha et Nidaa ». Son discours a été parfait et il a été acclamé !

Ghannouchi insinue donc une alliance indéfectible et une synchronisation parfaite entre les deux seuls partis « capables » d’assurer l’envol du pays…

Ces propos ont tellement vexé Slim Riahi, le chef de l’Union Patriotique Libre (UPL), la troisième force politique du pays, présent lui aussi au congrès de Sousse, qu’il a carrément annulé son allocution ; contrairement au secrétaire général du parti Afek Tounes, Faouzi Abderrahmen…

Un autre fait très marquant, lors du dernier meeting de Nidaa Tounes, ce fut la présence du président de la république, Béji Caïd Essebsi. En personne !

Et son intervention durant le congrès de son « ancien » parti suscite d’autres questionnements. Pour la deuxième fois en moins d’un mois, Béji Caïd Essebsi a mis de côté son costume présidentiel, avec le souci manifeste de sauver « son » parti.

Il faut rappeler, alors, que l’article 76 de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 dispose, dans son deuxième paragraphe, que « le Président de la République ne peut cumuler ses fonctions avec aucune autre responsabilité partisane ».

Au-delà de ce fait divers, il y a un certain nombre de remarques importantes à formuler encore.

Durant leur campagne électorale, en 2014, les Nidaaïstes ont pu compter sur des relais politiques (progressistes et laïcs), sur des amis intimes et sur des fidèles. Mais ils ont surtout été soutenus par un allié de poids et un avocat infatigable : la communauté des « intellectuels et spécialistes ».

Cette communauté avait milité énergiquement pour convaincre les indécis. Mais les abstentionnistes convaincus et les citoyens les plus méfiants et sceptiques avaient eu le toupet de refuser leur « offre ».

Les troupeaux d’experts, derrière la propagande pro-Nidaa, ont été impartiaux. Et ils avaient totalement tort. Néanmoins, tout se calcule et tout se paie. Une fois les élections remportées, plusieurs marchands du « Vote utile » sont devenus les péripatéticiennes du pouvoir en place. Certains ont été même récompensés. Et les moins « gâtés » d’entre eux ont pu, à tout le moins, exprimer leur fierté d’avoir réussi à anéantir Ennahdha… En tout cas l’ont-il cru !

Tous ces prêcheurs du « Vote utile » partageaient en effet la même vision : la conservation d’une Tunisie francophone, dans le giron laïque et républicain. Coûte que coûte. Leur instrument de prédilection était Nidaa Tounes ; et cette manœuvre avait nécessité le sacrifice de tous les autres partis progressistes et laïcs. Pour eux, l’alternative à promouvoir était, apparemment, très simple. « Voter Nidaa Tounes c’est sauver la Tunisie. Voter Marzouki et/ou les islamistes, c’est le collapse », prévenaient-ils. Et dans tous les cas, il était hors de question de voter « islamiste ».

Profitant du bilan catastrophique de la Troïka et d’un discours nettement anti-islamiste, Nidaa était passé en tête des sondages. Mais les Nidaaïstes veillaient. Pour eux, leur dirigeant « historique » (né en 1926) devait encore soigner sa tenue vestimentaire et son image. Ils le voulaient telle la parfaite copie de Habib Bourguiba (l’ancien président, déchu par Ben Ali).

Accompagné des ténors de son parti, Essebsi avait alors sillonné presque toute la Tunisie ; certains discours du leader Nidaaïste avaient été opportunément remaniés, à la dernière minute. Il était bien entendu hors de question de laisser voter « Marzouki » ou « Ennahdha », tant aux élections présidentielles que législatives.

Par des discours émouvants et exaltés, Béji Caïd Essebsi n’hésitait pas à crier fort, à son potentiel électorat : « si Bourguiba était vivant, il voterait pour moi ! »

Il tenait à s’affirmer à la fois face à son public et aux médias. Et, parfois, il en faisait beaucoup trop pour fasciner les gens et les journalistes présents. Comme, par exemple, lorsqu’il arborait au meeting une paire de lunettes identique à celle que portait en son temps Bourguiba… C’était une vraie comédie ! Mais quand même assez formidable…

Monsieur le président, quelle impression cela fait-il d’être la réincarnation d’un « mythe » ?

Depuis la Révolution et surtout après les dernières élections de 2014, beaucoup de Tunisiens ont cru que le temps de la trahison politique et des valeurs démocratiques était révolu. Ils pensaient aussi qu’il n’y aurait plus de place pour une opposition factice qui se rallierait à l’autoritarisme du pouvoir. C’est en cela que les électeurs Nidaaïstes se sont trompés. En optant pour Essebsi et Nidaa, ils étaient soit candides, soit aveuglément optimistes. Ils ont reproduit la même erreur que tous ceux qui ont voté Ennahdha en 2011. Donc, ils n’étaient pas bien conscients des risques.

Pour paraphraser Christopher Duggan et reprendre un titre du Figaro : ils y ont cru. Une histoire de la Tunisie d’Essebsi… Le Duce Essebsi oui ; l’islamiste, non.

Le fait que des Tunisiens aient été irrités par le bilan négatif de la Troïka ou qu’ils aient détesté Ennahdha est bien légitime. Mais cela ne constitue, en aucun cas, une justification suffisante de leur vote. Un an après les élections, on peut s’interroger sur le bien-fondé de leur choix.

Un proverbe juif dit « attendons pour voir ; avec le temps, ils vont se dévoiler ». Le proverbe est très juste. Moins de six mois après sa victoire et bien avant l’implosion de son parti, Essebsi avait annoncé l’alliance Nidaa-Ennahdha, dans un discours hautain… Au nez et à la barbe des ultra-laïcs et de ses partisans les plus hostiles aux islamistes.

Aujourd’hui, bien des électeurs qui avaient donné leur voix à Nidaa Tounes, parce que ce parti s’était présenté comme la seule vraie alternative anti-Ennahdha, s’en retrouvent pétrifiés. Ils sont désormais sans voix, face à ce changement de cap voulu par leur leader idolâtré et la cacophonie Nidaaïste. Ils avaient voté « Utile », avant de réaliser qu’ils avaient en fin de compte voté « Futile » et « Inutile ».

Ces mêmes électeurs pensaient aussi que voter Nidaa constituait le meilleur rempart contre le terrorisme. Mais, à cause de la lenteur de l’action politique, combien d’attentats terroristes la Tunisie n’a-t-elle pas connus, tout au long du courant mandat Essebsi-Nidaa ?

Les Nidaïstes les plus exaspérés commencent à soupçonner Essebsi d’être, au fond, un Nahdhaoui convaincu. Les Nahdhaouis, eux, en sont impressionnés et ne l’oublieront pas. Ils peuvent savourer le « deal politique du siècle » : l’alliance Nidaa/Ennahdha officialisée.

Essebsi est peut-être un homme d’expérience qui se prétend « bourguibiste ». Mais, aujourd’hui, on a l’impression qu’il est devenu un suppôt de « Cheikh Rached » et un inconditionnel de la présence d’Ennahdha sur la scène politique.

Nous avons là, en effet, un drôle de cocktail laïco-islamiste. Sous l’égide du président de la république, Ennahdha devient l’antichambre du pouvoir. Et les deux vieux briscards que tout oppose, Essebsi et Ghannouchi, semblent tant s’apprécier ! Peut-être que chacun est pour l’autre un allié précieux. Mais, pour Ghannouchi, beaucoup plus que pour Essebsi, le président serait le parfait relais de la politique des islamistes en Tunisie, et bien plus encore.

Voilà, donc, un chef d’État « laïc » bien proche des « islamistes ». Le monde à l’envers !

On doit reconnaître que tout est possible en politique. L’entente entre Essebsi et Ghannouchi est aujourd’hui, plus que jamais, parfaite. Et le rapport entre ces deux guides suprêmes nous rappelle, étrangement, le rapport Messi-Ronaldo qui prévaut dans le football international. C’est-à-dire : seuls les fans et les admirateurs s’entre-tuent, alors que les deux gloires se respectent mutuellement. Idem pour les deux grands leaders tunisiens : Essebsi et Ghannouchi discutent « mariage » aux grand dam des deux familles contestataires.

En 2016, le couple Nidaa-Ennahdha passera de la phase de « cohabitation forcée » à un « partenariat symbiotique ». Fini le temps où Ghannouchi qualifiait les Nidaaïstes comme « plus dangereux que les salafistes » (plus littéralement : « Nidaa Tounes est plus dangereux que les salafistes », avait-t-il déclaré sur les ondes de la radio Shems FM, le 4 octobre 2012). Et fini aussi le temps où Essebsi considérait que « Nidaa et Ennahdha sont deux lignes parallèles qui ne se rencontrent jamais », slogan qu’il ânonna à qui mieux-mieux tout au long de sa campagne électorale !

Bien évidemment, il n’y a jamais eu de véritable guerre ; la hache est restée enterrée, entre les deux partis antinomiques. Rien d’autre que du bluff électoraliste.

Quoiqu’il en soit, pour beaucoup de Tunisiens, cette « cohabitation » harmonieuse entre Nidaa Tounes et Ennahdha inquiète. Les membres de Nidaa rétorquent que tant que la civilité de l’État n’est pas atteinte, leur groupe ne manifestera aucun rejet par rapport aux différents partis politiques du pays. Décidément, seuls les imbéciles ne changent pas d’avis.

Nidaa Tounes connaît, actuellement, un vaste remaniement sur fond de scission profonde après un conflit ouvert entre le camp de son secrétaire général Mohsen Marzouk et le camp du « fils du Président », Hafedh Caïd Essebsi, taxé de « président parallèle » de Nidaa. Un conflit que la presse jaune, jadis inféodée au régime de Ben Ali, tentait de relativiser… « Une guéguerre intestine interne », écrivait-on dans un journal. Finalement, Marzouk et plusieurs députés du parti (42 au total !) ont présenté leur démission définitive et constitueront un ou plusieurs nouveaux partis.

Ces nombreux scissionnistes avaient considéré que Nidaa Tounes était devenu un « parti familial » et surtout « le parti du Père et du Fils du Président ». En démissionnant en bloc, ils dénoncent ainsi le fait que Nidaa a trahi ses militants et qu’Essebsi en est impuissant. Et ils estiment que leur démission est survenue afin de répondre aux électeurs qui ont cru au projet originel de Nidaa Tounes, dans le cadre d’un nouveau mouvement politique.

Les citoyens tunisiens, eux, sont impatients de voir la suite du feuilleton Nidaaïste, « Mohsen m’a tuer ».

En effet, le titre d’un film est parfois le meilleur raccourci pour résumer, en quelques mots, une situation complexe. Certains Tunisiens préféreront plutôt « Hafedh, Mohsen et Ridha : les trois assassins ». Nous y reviendrons.

Mais qui est, donc, Mohsen Marzouk ?

Mohsen Marzouk : l’homme qui voulut être roi

Mohsen Marzouk est un loup solitaire trop ambitieux, devenu l’homme à abattre pour le « fiston du bey » et son camp. En effet, tout au long de 2015, une lutte sans merci et très personnelle avait opposé au secrétaire général du parti le fils du président, Hafedh Caïd Essebsi, considéré par beaucoup comme « une marionnette aux mains des affairistes » et « un nul en politique » épris de la chefferie suprême.

On se moquait bien de la Libye qui s’est divisée à travers deux parlements et deux gouvernements parallèles, mais au sein de Nidaa Tounes, il y avait aussi deux camps et presque deux secrétaires généraux. Plus encore, quand les partisans de Mohsen Marzouk optaient pour un congrès électif, les fidèles de Hafedh Caïd Essebsi appelaient, eux, à un congrès constitutif de membres nommés !

C’est précisément vers le mois de novembre 2015 que la « simple bagarre d’enfants du même quartier » avait pris une autre tournure, sur la chaîne de la famille au pouvoir, Nessma TV, dont le directeur général, Nabil Karoui, a démissionné le 10 janvier dernier afin de pouvoir faire partie de la direction de Nidaa Tounes. Interviewé en direct, Essebsi fils est sorti de son silence seulement pour dénigrer son pire ennemi, Marzouk, et contester sa légitimité. Hafedh Caïd Essebsi était alors apparu idéologiquement trop vide. Mais, en bon fils à papa, il n’avait pas omis de déclarer, le 11 novembre 2015 : « Je ferai ce que me dira mon père. »

Franchement, comment réussir quand on est nigaud et pleurnichard ?

Aujourd’hui, les départs sont définitifs. De Marzouk à Bochra Belhaj Hmida, les démissionnaires sont tous catégoriques sur les agissements au sein de Nidaa Tounes. Dès mars 2015, Belhaj Hmida avait qualifié ce qui s’y passait de « honteux » et de « mascarade politique ».

« Ce qui n’était auparavant qu’une allégation, vient malheureusement de se concrétiser en réalité, à savoir le principe de l’héritage », déclarait ultérieurement (ce 11 janvier), Walid Jalled, un autre député démissionnaire de Nidaa Tounes.

Invité de la Télévision nationale tunisienne, le 11 janvier dernier également, Mohsen Marzouk déclarait quant à lui : « Le Congrès de Sousse (de Nidaa Tounes) est non-démocratique et est basé sur les nominations. Nous nous engageons dans un nouveau projet : national, moderne et démocratique. »

Il faut préciser toutefois que le très controversé Marzouk n’était pas entré comme « simple officier » à Nidaa Tounes. Il était « l’hériter adoptif » d’Essebsi. Il a été un membre fondateur du parti ; mais il en voulait très vite sortir « président » (de son propre aveu, le 26 septembre 2015). Marzouk était, en fait, très pressé.

Pourtant, l’ancien directeur de la campagne électorale de BCE (acronyme de Béji Caïd Essebsi) a sans tarder été adoubé par son grand patron et par ses pairs. De « conseiller politique du président » à « Secrétaire générale du parti », son ascension a été fulgurante. Le tout en moins d’un an. Il fallait le faire !

L’édifice original, tel que créé par Essebsi à la demande de ses premiers disciples, le 15 juin 2012, n’a donc pas tenu. La « grande maison commune » des anti-islamistes et des partisans du « Vote utile » n’a pas survécu à sa première année de pouvoir.

En effet, aucune solution consensuelle n’a permis d’éviter les démissions massives. Plus exactement, 42 membres du bureau exécutif de Nidaa ont présenté leur démission et ont décidé de rejoindre le « Projet national moderne » ou encore le « Néo-Nidaa » de Mohsen Marzouk.

Avec le départ de plusieurs ténors, c’est toute la toiture de « la grande maison commune » qui s’envole. Et pourtant, au début du mandat, tout était tellement beau à Nidaa que personne n’a rien vu venir. Même Béji Caïd Essebsi avait tort lorsqu’il prétendait, le 25 décembre 2015 : « La crise de Nidaa Tounes est passagère. » Tout en reconnaissant que le parti, dont il est le fondateur, n’a pas rempli sa mission principale de soutenir le processus démocratique.

Personne ne peut nier que le président de la république a été très affecté par les problèmes internes de Nidaa Tounes et les risques de scission. Ses discours officiels de décembre 2015 peuvent être qualifiés de « fiascos ». Le peuple s’attendait à des messages forts de la part du chef de l’État, qui répondent aux aspirations sociales et qui soutiennent les efforts de la Tunisie contre le terrorisme. À la place, le président a consacré la plupart de ses interventions à la crise au sein de « son » parti. Pourtant, en 2014, il avait bien scandé à ses concitoyens : « La patrie avant les partis ! » (Béji Caïd Essebsi, premier discours de campagne présidentielle, Monastir, novembre 2014).

Alors, « la maison » est-elle, déjà, en voie de démantèlement ?

Non, il est encore tôt pour se prononcer. On parle beaucoup, aujourd’hui, de « travaux d’entretien », de « renouveau » du parti au pouvoir.

Quoiqu’il en soit, cet exemple tunisien de l’éclatement de la majorité au pouvoir est très intéressant. Voilà des femmes et des hommes politiques qui ont pris Essebsi au mot, à savoir que chaque membre pourra dire « oui » ou « non » sur la gestion interne du mouvement et de l’État. Mais ils ont pu expérimenter quelles étaient les conséquences d’un « non ».

Officiellement, Béji Caïd Essebsi faisait semblant de rester neutre et de ne pas vouloir trancher entre les deux camps belligérants de Nidaa (Marzouk/Essebsi fils). Car une décision directe et formelle du Président aurait été plus qu’embarrassante pour lui. Cependant, le groupe de personnalités chargé de la gestion de la crise partisane et de trouver un consensus fédérateur (le « Groupe des 13 ») agissait sous son contrôle. On peut alors prétendre que Béji Caïd Essebsi avait, indirectement, légitimé les prétentions de son fils et avantagé son camp. Les avocats, comme lui, savent légitimer les prétentions les plus absurdes.

A partir du moment où, d’abord, plus d’une vingtaine de membres ont manifesté leur volonté de quitter un univers commun et le système mis en place par Essebsi, père et « fils » (au pluriel), on est curieux de connaître la suite des événements.

Actuellement, une question taraude bien des Tunisiens : y aura-t-il d’autres complots encore, et des plans de déstabilisation interne à Nidaa Tounes ?

Cela étant dit, bien qu’il s’agisse d’un parti politique très opportuniste, ses composantes ne se ressemblent pas. C’est-à-dire : il ne faut pas voir « tous » les Nidaaïstes comme des marionnettes aux mains « des » Essebsi, avec la complicité d’anciens dignitaires de Ben Ali toujours très écoutés et respectés. La réalité est à la fois beaucoup plus subtile et efficace. Il y a certes des « béni-oui-ouistes », des lâches et des affairistes véreux… Ces Messieurs tiroirs-caisses. Mais, il y a aussi plusieurs fortes personnalités qui ont un passé militant.

Comme dans toute autre formation politique, il y a une entente et de la complicité sporadiquement agitées par des moments de tension. Mais, à Nidaa Tounes, quand le ton monte et qu’il y a des manœuvriers opportunistes en son sein, c’est tout autre chose.

Avant son départ, Marzouk avait souvent dénoncé « le pouvoir en héritage » à l’intérieur de son ex-parti et « l’opportunisme politique » de Hafedh Caïd Essebsi, tout en rappelant que c’était toujours lui le secrétaire général. Et, pour l’anecdote, la société civile tunisienne, très agacée par le « fils-à-papa-président », avait lancé la campagne « Retiens ton fils » (en arabe : « Fa bihaythou chidd alina wildek »).

Autrement dit, la Tunisie n’est plus prête à accepter « l’esprit dynastique » et « la succession familiale » en politique. Mais, rien n’y fait. L’héritier « biologique », Hafedh Caïd Essebsi, est en passe de se faire un acronyme, comme son père. Et le temps de sa consécration semble proche.

Après le désastreux bras de fer entre Marzouk et Essebsi Junior qui a disloqué le parti et divisé les partisans, on pensait que les choses ne pouvaient s’aggraver davantage. C’est déjà 2016, et il est grand temps de redorer le blason de Nidaa Tounes. Raté ! « Show must go on », comme on dit. Les calculs de politique politicienne des cadors de Nidaa ont encore ont repris le dessus.

En effet, au congrès de Sousse, c’est un autre « challenger » d’Essebsi fils qui voulait finir le sale boulot, pour son propre compte. Il s’est agi de Ridha Belhadj, cet autre ennemi caché de Marzouk. Hafedh Caïd Essebsi et Ridha Belhadj y ont présenté chacun sa propre liste, en choisissant de l’imposer envers et contre presque tous.

La casse est grande et les affrontements fratricides ont tout fait sauter au Nidaa.

Les adversaires politiques, eux, n’ont pas eu besoin d’abattre le parti au pouvoir. Les Nidaaïstes s’en sont chargés, tous seuls. Et leurs ennemis jurés ne peuvent que s’en réjouir.

Pendant ce temps là, Mohsen Marzouk savourait sa revanche. Son tout premier meeting a été un franc succès. Cette première réussite montre que, désormais, il n’y a pas que Ghannouchi et Essebsi qui sont capables d’entraîner un grand nombre de « fidèles ». L’ex-secrétaire général du Nidaa devient une personnalité politique avec laquelle il faudra bientôt compter.

On peut penser que Mohsen Marzouk est l’archétype de l’homme politique détestable, mais ses appétits politiques sont légitimes. Un homme trop ambitieux ne peut se contenter de jouer « le valet du roi ».

L’usage dictatorial, en Tunisie, veut que les jeunes et petits cadres prometteurs se fondent au sein de la légion politique dirigée par un César, sans qu’ils puissent gravir tous les échelons politiques. Sa sortie de Nidaa Tounes est plutôt une grande occasion à saisir. Bon ou mauvais timing, les combines au sein de Nidaa ont marqué le début du conflit d’envergue dont Marzouk avait besoin pour aller bâtir son « nom » ailleurs.

Le risque, pour le parti au pouvoir, c’est maintenant de voir Marzouk prendre la tête d’une véritable opposition, en rassemblant un grand nombre de partisans, et en rangeant sous sa bannière les mouvements démocrates et progressistes qui étaient traditionnellement les alliés de Nidaa Tounes. Ces mouvements, trahis et humiliés, ont une revanche à prendre. À cause du leurre du « Vote utile » pour soi-disant chasser Ennahdha, ils ont été sacrifiés et pulvérisés lors des élections de 2014. Aucun vrai démocrate n’oublie pareil affront.

Quelques mots, maintenant, à propos du chef du parti islamiste…

Rached Ghannouchi : le chasseur de primes

Rached Ghannouchi est, sans aucun doute, le véritable Kasparov de la politique tunisienne. Il n’est pas seulement un indispensable partenaire au pouvoir mais c’est aussi un homme politique très avisé. C’est « un homme de raison », comme l’affirme l’actuel président du pays.

En bon stratège et excellent diplomate, Ghannouchi sait agir quand il se tient sur une corde raide.

Quand les esprits s’échauffent, il est toujours calme et évite les dérapages. À quoi bon se battre, quand on peut négocier ? Surtout qu’aucun islamiste tunisien ne veut subir le sort des Frères musulmans d’Égypte.

Ghannouchi joue à merveille le rôle du comédien souple. Mais, en coulisses, des acteurs de l’ombre et des « chiens de guerre » font monter la tension entre les adversaires du Cheikh, au besoin par des actions clandestines violentes. Son groupe se tient toujours prêt si la nation rechigne, pour faire discrètement pression sur le gouvernement.

D’aucuns prétendent, justement, que l’arme principale de Ghannouchi c’est de savoir « diviser pour mieux régner ». Eh bien, il faut faire la différence entre « être un politicien » et « être un saint ». Un politicien est censé saisir toutes les opportunités qui se présentent pour attaquer ses adversaires, dans le but de gouverner. Et il n’a pas que de bonnes manières pour asseoir son autorité.

Nous persistons ainsi à considérer Ghannouchi comme un « pro » de la politique. Il frappe les esprits par son intuition, son sens de la manœuvre et son action.

Très bien informé par ses « espions », il avait jusque-là déjoué dans leur nid toutes les rébellions fomentées par la « petite opposition » et les icones du camp démocrate.

Le chef islamiste est habitué à observer, tout en silence, la scène politique tunisienne et à prendre grand soin de ne s’immiscer dans aucun conflit, d’aucune sorte. Ainsi, durant toute la crise de Nidaa Tounes, les consignes du Cheikh ont été très claires : les islamistes ne devaient prendre position en faveur d’aucun des deux camps belligérants. « Il y va de l’intérêt du pays que Nidaa Tounes reste unifié », déclarait-il, déjà en février 2015.

Le discours officiel de Ghannouchi est bien pesé et contrôlé.

En un temps éclair, Rached Ghannouchi a fait du mouvement Ennahdha, banni au temps de Ben Ali, le parti le mieux structuré, le plus discipliné et le seul groupe politique tunisien à avoir une stratégie à court, à moyen et à long terme.

Confronté aux critiques de gouvernance et de gestion, émises par ses pires adversaires, le cheikh islamiste reste imperturbable. Il a pu domestiquer un bon nombre de chefs politiques.

Et pour triompher à long terme, il n’était pas obligé de jouer l’opposant farouche. Ghannouchi a très vite compris qu’il avait plutôt intérêt à « nidaaïser » ses relations. Il a donc appris à connaître les laïcs et la laïcité. Qu’est-ce que la laïcité sinon l’exclusion de la religion de l’exercice administratif et politique ?

Et Rached Ghannouchi l’avait bien appliqué : la religion à la maison et dans son bureau, en secret ; la citoyenneté et la civilité à l’État, publiquement. C’est du moins ce qui apparaît, officiellement, si l’on omet de parler des prises de position d’Ennahdha par rapport à la désignation du Mufti de la république, ou par rapport à la crise qu’a provoqué la révocation de certains imams. Et ce, sans oublier l’instrumentalisation politique des mosquées.

« Sidi el-cheikh », comme l’appelle ses zélateurs, s’est accommodé du jeu démocratique. Ainsi, dès l’annonce des résultats des élections de 2015, il a tenu à féliciter les vainqueurs sans faire trop de bruit.

Quoiqu’on dise de lui, Ghannouchi est doué et sait que ses services et ses qualités sont appréciés par les autres camps.

Dans le nouveau paysage politique tunisien, il connaît parfaitement tous ses adversaires. Il y développe de vraies relations d’amitié et assurément politiques… Tandis que ses opposants, aveuglés par la cupidité, se font les adeptes de la politique du « boudage ». Ils n’arrivent pas à dépasser leurs problèmes d’ego. Probablement, sans renouvellement des structures et en dehors d’une union sacrée, ils n’auront aucun poids dans l’actuel paysage politique. Par conséquent, leur traversée du désert sera encore longue.

Manifestement, Rached Ghannouchi est l’ami de tout le monde. Même dans ses réceptions les plus intimes, il prend soin d’inviter tous les politiciens et les grandes personnalités du pays. Il ne néglige personne !

En fin politique, il place tous ses pions sur « son » échiquier tunisien. C’est lui, en fait, qui tient la télécommande du pouvoir. Et tellement il collectionne les « conquêtes » politiques -autrement dit les « alliances » gagnantes pour son camp-, il mérite le sobriquet de « chasseur de primes ».

Son actuelle mission est à la hauteur de ses compétences. Ghannouchi et Ennahdha se seraient en effet donné une « mission », bien précise. Celle de réussir la passation des pouvoirs. En d’autres termes, d’accompagner le sens de l’histoire postrévolutionnaire, les pieds sur les freins. Il s’agit, plus exactement, de laisser Essebsi et Nidaa régner, mais sans gouverner.

Essebsi et Nidaa on été, de leur côté, très pragmatiques. Et ils considèrent qu’en collaborant avec Ennahdha, ils sont arrivés à « faire changer les islamistes ».

Sur les sujets très chauds, il est important qu’à Carthage (la présidence) comme au Bardo (le parlement), la seconde force législative et politique du pays -les islamistes- soit aussi l’alliée des gouvernants actuels. Et il est toujours important pour le parti au pouvoir de maintenir ses relations avec Ennahdha.

Dans cette gestion trop stratégique et inclusive des affaires de l’État, « le compromis » est le mot d’ordre des deux plus grandes formations politiques de Tunisie.

Il est ainsi tout à fait normal de constater que quand les Nahdhaouis viennent voir Essebsi à Carthage, ils gravissent le perron avec des idées nidaaïstes et ils en redescendent avec les leurs. Ce faisant, BCE et Nidaa Tounes obtiendront la terre promise au parlement. Et ils y feront dès lors ce qu’ils voudront, grâce aux consignes de vote trop discipliné de leur partenaire islamiste privilégié.

En contrepartie, Ennahdha a son mot à dire concernant l’exécutif, entre autres. Et son « instrument », c’est bien Béji Caïd Essebsi.

Il faut dire que ce nouveau statu quo ne fait pas l’unanimité, à Tunis. Plusieurs opposants ont en effet critiqué l’influence excessive d’Ennahdha sur le pouvoir.

Prenons l’exemple du dernier remaniement ministériel, en date du 6 janvier. Zied Lakhdar, député du Front Populaire, avait estimé que la descente aux enfers de Nidaa Tounes avait permis à d’autres partis, Ennahdha en tête, de faire pression sur le premier ministre, Habib Essid.

Pour sa part, Samir Bettaïeb, Secrétaire général du parti Al-Massar, avait qualifié ce remaniement de « non-événement » qui a été « décidé au Palais de Carthage » et non à la Kasbah (siège du premier ministre), comme cela devait se passer. Il sous-entend ainsi que, en Tunisie, le chef du gouvernent est la seule autorité compétente pour la nomination des ministres. Et d’ajouter : « C’est Ennahdha qui tire les ficelles. Et même si les nouveaux ministres de l’Intérieur et de la Justice ne se réclament pas de ce mouvement, ils ne lui feront jamais du mal, notamment par rapport à l’ouverture de certains dossiers. » Selon Bettaïeb, Ennahdha a hérité un ministère stratégique, le ministère de l’Energie et des Mines. Il craint, par conséquent, que le parti islamiste puisse enterrer des dossiers « douteux ». Mais pour lui, « le comble est l’éviction du ministre des Affaires religieuses, qui représente une victoire pour Ennahdha ».

Nous rejoignons Bettaïeb dans ses conclusions.

Se pourrait-il que le président de la république se prenne pour le « Chef de département Ennahdha » dans l’État ?

Si tel est vraiment le cas, on peut admettre que les attaques très violentes d’Essebsi et de Nidaa Tounes à l’encontre de leurs principaux adversaires, ainsi que l’exclusion de toute hypothèse de collaboration avec ces derniers, n’ont été qu’une opération d’enfumage électoraliste.

Faut-il rappeler, entre autres choses, la déclaration de Taïeb Baccouche, alors Secrétaire général du parti nidaaïste : « Nidaa Tounes ne s’alliera pas avec Ennahdha ! » (Radio Shems Fm, 12 décembre 2014).

Enfin, comme disait Jacques Chirac « les promesses n’engagent que ceux qui y croient »… Pas ceux qui les ont faites !

Concluons à présent…

Nidaa Tounes : triste sort, trahisons et tensions

De la résurrection de Bourguiba à la descente aux enfers de Nidaa Tounes, Essebsi et ses disciples ont pulvérisé tous les records d’instabilité, en moins d’une année : déviation de voie, guerre de clans, altercations et actes de violence bipartisane, scission, rupture de liens, espoirs déçus, désillusions, remontrances de partis démocrates et ultras-laïcs, guerre froide métamorphosée en alliance sacrée Nidaa/Ennahdha…

En pleine chaudière tunisienne, tout cela a une signification très précise : « Trahison ! »

Et le moins qu’on puisse dire, aujourd’hui, c’est que le camp des ultra-laïcs ainsi que les Nidaaïstes inconditionnels qui ont cru au projet initial de leur parti sont indignés. Ils ont très mal pris l’affront.

Pour la première année de l’ère Essebsi, le bilan des Nidaaïstes et du gouvernement n’est pas en leur faveur : une économie en panne ; une production qui s’effondre ; un bilan mitigé de la Bourse tunisienne ; un taux de chômage dont la courbe s’envole au lieu de s’inverser ; une précarité accentuée ; des libertés de presse et d’expression fragiles ; une protection sociale et des services publics défectueux ; une activité touristique en chute libre ; un terrorisme qui guette les Tunisiens et leurs libertés plus qu’avant ; des assassins politiques qui courent toujours ; une situation critique des migrants et réfugiés que gonfle le chaos post-printemps arabe du pèlerinage « djihado-terroriste »…

Cette situation n’a pas empêché des partisans Nidaaïstes, inconscients, de continuer à expédier les « Vae Victis » (« malheur aux vaincus ») aux citoyens qui ne partagent pas les mêmes convictions que les leurs.

Visiblement, il n’est pas certain que tous ceux qui dirigent la Tunisie et leurs sympathisants aient compris que personne ne dispose, aujourd’hui, d’un chèque en blanc.

Durant toute sa campagne, le parti d’Essebsi s’était labellisé comme « le dépositaire de l’héritage bourguibien ». Or, il s’est arrêté aux mots, sans les traduire en actes.

Ou bien il visait « l’autre visage » de Bourguiba. En effet, la démocratie, à Nidaa Tounes, c’est mission impossible.

D’une façon ou d’une autre, Béji Caïd Essebsi a fait de son « fiston » un héritier. Les rapports entre les cadors du parti, eux, sont amplement complexes et ambivalents. Et il y a encore des caciques dangereux à discipliner.

Cette atmosphère lourde et tendue risque de faire couler définitivement Nidaa Tounes.

Aujourd’hui plus que jamais, les Caïd Essebsi et Nidaa Tounes doivent entièrement réviser leur copie, s’ils veulent vraiment pérenniser leur projet politique, sans perdre leurs bastions et leurs militants inconditionnels.

Indécrottable Béji Caïd Essebsi

« La vraie faute est celle qu’on ne corrige pas », disait en effet Confucius.

L’actuel président de la république renvoie à l’image de l’Homme contemporain tout puissant aveuglé par lui-même. Essebsi a voulu ressembler à son mentor Habib Bourguiba. Mais il n’a ni l’audace ni l’autorité de celui-ci. D’autant moins qu’il n’est pas un orateur hors pair comme lui. Et il ne sait pas, non plus, improviser ses discours comme lui.

Dans l’exercice de ses fonctions, il s’est montré, parfois, imprévisible. Sur certaines questions constitutionnelles et juridiques, en effet, il a pris à contre-pied certains ministres de son propre gouvernement. Il en est ainsi, par exemple, de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Taïeb Baccouche, sur la question syrienne. Et c’est encore le cas, plus récemment, de l’ex-ministre de la Justice, Mohamed Salah Ben Aïssa -scandaleusement limogé- sur la question de l’incrimination de l’homosexualité.

Béji Caïd Essebsi n’a pas entendu les mises en garde de ses compagnons d’armes et de ses conseillers du palais. C’est une âme fière qui ne sait rien de ce qui se passe et qui risque d’entraîner le pays dans un tourbillon. Il n’avait pas saisi que ses « meilleurs ennemis » voulaient s’assurer qu’il y avait des alliés solides parmi les « siens », capables de se retourner contre les leurs, en cas de trahison.

Essebsi et Nidaa Tounes ont fait mille et une promesses électorales aux Tunisiens, autant qu’en emporte le vent. On entendait trop parler d’un projet de rupture avec leurs prédécesseurs, qui change la donne sur les questions économique, politique et sociale. Finalement, les deux principales promesses nidaaïstes, à savoir la restauration du prestige de l’État et le refus de jamais s’allier avec Ennahdha, n’ont pas été tenues.

Pour sa première année du quinquennat -et en tenant compte de ses prérogatives telles que prévues par la nouvelle Constitution (la garantie de la Constitution et des libertés ; la défense et la sécurité nationale ; la politique étrangère)-, le bilan d’Essebsi est clairement en deçà des attentes.

Tout est négatif ou presque.

Ceci étant dit, en trahissant leur électorat, Essebsi et les Nidaïstes trahissent un peuple tout entier. Et ils trahissent la Tunisie en étant indignes de leurs hautes fonctions.

Les électeurs pro-Essebsi/Nidaa et les experts : les rois du désert

En votant Essebsi, ses électeurs croyaient avoir remporté le jackpot social et économique. Aujourd’hui, ils voient leurs espoirs éconduits.

Ces citoyens naïfs ont été floués par Nidaa Tounes. Ils se sont laissés manipulés par les raisons froides des stratèges politiques. En faisant la propagande du « Vote utile », les experts contaminés par les faux idéaux nidaaïstes ont, eux aussi, condamné tout un peuple.

Pour le moment, les Tunisiens retiennent leur souffle en attendant de savoir si l’alliance Nidaa-Ennahdha aura des conséquences fatales. Car il est prédit que l’association des partis démocrates et laïcs avec Ennahdha leur porte préjudice. Ettakatol et le CpR en ont jadis fait la preuve malgré eux.

Il est trop tôt pour juger une alliance gouvernementale qui n’a pas encore donné ses « fruits ». Mais, le risque est capital. Cela peut conduire au suicide collectif de Nidaa Tounes.

De notre point de vue, la Tunisie politique post-révolution a plus besoin d’un équilibre entre les forces politiques, autrement dit de l’existence d’un pouvoir et d’un contre-pouvoir, que d’un mariage des deux partis les plus puissants du pays.

Essebsi et Nidaa sont les seuls à ne pas voir l’évidence.

Le peuple : « Il était une fois la Révolution »

Depuis cinq ans, le peuple tunisien est dans le pétrin jusqu’au cou.

Les citoyens, et notamment les couches sociales les plus vulnérables qui ne saisissent rien de toutes ces manigances politiciennes, sont les véritables grands perdants de la lutte de pouvoir actuelle.

Les crises deviennent de plus en plus complexes et profondes. De même, les déceptions politiques se succèdent, à un rythme inquiétant. Aussi bien sous la Troïka que sous le Quartet, la politique économique est catastrophique. Ni Ennahdha ni Nidaa Tounes n’ont véritablement mis en œuvre leurs programmes électoraux. Et aucun projet politique concret de transformation sociale n’existe encore.

Tout ce qui a été reproché à l’ancien régime (népotisme, corruption, affairisme politique, enrichissement illicite, règne du clanisme familial…) est en train de se reproduire avec de « nouveaux » acteurs. Et ce, aussi bien sous l’ancienne « Troïka » politique de l’ère Marzouki déjà que sous l’actuel « Quartet » (Nidaa Tounes, Ennahdha, UPL et Afek Tounes) au pouvoir.

Même les relations douteuses de Ben Ali ont repris du service…

Ceci étant dit, institutionnellement, la Tunisie postrévolutionnaire est en voie d’évolution. Une évolution par petites touches. La démocratie est, malgré tout, en phase de construction. L’entreprise est pénible. C’est vrai que l’État accorde du bout des lèvres « quelques » libertés. Mais que l’on ne s’y trompe pas : la mise en œuvre de la nouvelle Constitution est trop lente. Les droits de tous ne sont pas tous protégés. L’intérêt partisan est encore placé au dessus de celui de la Nation. Et la « Révolution », ce « gâteau des Rois » que se partagent principalement Nahdhaouis et Nidaaïstes -et accessoirement les deux autres composantes du Quartet gouvernant-, est enfermée dans une main de fer.

Heureusement qu’une double résistance, citoyenne et politique, est en marche en Tunisie. Elle défend les droits et libertés et met en garde contre toutes les formes d’instrumentalisation ou de mainmise sur le pouvoir.

En effet, on peut dépeindre la société civile comme une voix blanche dans un paysage noir. Elle demeure le véritable gendarme des acquis de la révolution et montre des signes de maturité. Cependant, elle doit faire encore plus d’effort afin de maintenir le pays debout.

Grande orpheline d’Ennahdha qui a rejoint la coalition gouvernementale, « l’Opposition », quant à elle, demeure beaucoup trop timide. Ses composantes ne représentent qu’un poids trop négligeable au sein de l’Assemblée des Représentants du Peuple (le parlement). Face aux deux géants Ennahdha et Nidaa, elle est marginalisée et peine à se mouvoir en une alternative politique crédible aussi bien sur le plan partisan individuel que collectivement. Et rares sont les opposants qui dénoncent sans chercher à faire le « buzz ».

Durant l’exercice 2015, le rendement du gouvernement Essid a été faible. De même, tous les partis de l’opposition n’ont pas convenablement assuré leur rôle, notamment après les épisodes nationaux les plus désastreux, à savoir les attentas de mars, de juin et de novembre. Ils doivent absolument se remettre en question sur la forme et sur le fond.

À défaut, la plus grande force syndicale du pays, l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), devrait continuer à endosser, officieusement, le rôle de la première force « politique » opposante.

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Le mot de la fin…

Précisons que la notion de trahison, telle qu’exposée dans cet article, signifie qu’à un moment précis de la période postrévolutionnaire, des acteurs politiques élus ont décidé, délibérément, de revenir sur leurs engagements et principes originels. Il s’agit à la fois d’une trahison du mandat populaire et des promesses électorales par les tenants du pouvoir.

Pour être un peu plus explicite, en votant Essebsi et Nidaa Tounes, la majorité électrice de 2014 a voulu non seulement sanctionner mais plus encore tuer politiquement l’auteur d’une grande trahison, à savoir la Troïka gouvernante. À l’annonce des résultats définitifs des élections, les partisans du camp vainqueur pensaient avoir enterré, une fois pour toutes, cette trahison. Mais, ils se sont magistralement fourvoyés ; car la trahison assassinée a été ressuscitée, en passant du camp des vaincus à celui des nouveaux élus.

Le choc a été terrible.

Certes, les acteurs politiques assument une grande part de responsabilité et sont au premier rang des accusés de la décadence du pays. Mais, tant que la Tunisie ne décolle pas, tous les Tunisiens sont des traîtres.

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Haythem Belhassen Gabsi

Juriste (Droit International et Questions africaines) - (Tunis – TUNISIE)

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