TUNISIE – Interdit de voyager ! Comme sous Ben Ali…

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A-t-on le droit d’être un citoyen tunisien, en Tunisie ? Y a-t-on vraiment le droit d’être convenablement traité par les autorités ? Et tout en se conformant aux normes et aux exigences du pays, est-il possible d’y faire tout ce qui est autorisé par la constitution – tout ce qui est donc légal –, ou bien cela dépend-il du bon vouloir du « gendarme au Pays des esclaves » ?!

Dernier exemple en date, celui d’une jeune tunisienne, Rihab May, qui a pu goûter au plaisir de l’humiliation institutionnelle « à la tunisienne ».

Le 24 mai 2016, cette jeune femme de 26 ans était arrivée à l’aéroport de Tunis-Carthage en possession de toutes ses pièces justificatives : un passeport valide, un billet d’avion aller-retour, une réservation d’hôtel et –nouvelle marque de luxe révolutionnaire motivé par le tourisme djihadiste– une autorisation paternelle de voyage dûment légalisée. Malheureusement, cette « presque-citoyenne » tunisienne, qui s’était conformée à toutes les exigences nécessaires et voulait effectuer un court séjour touristique à Belgrade, a été arbitrairement éconduite par une police des frontières qui n’a présenté aucun fondement légal.

Que c’est beau d’être une Tunisienne en Tunisie !

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Un point de vue (juridique) à propos de l’interdiction arbitraire de voyager, imposée dans les aéroports de la Tunisie…

Nous sommes en 2016. Et nous avons cru pouvoir vivre dans un État sans signes de vie : la Tunisie. La Tunisie, c’est 11 millions de « citoyens ». Et ils ont cru y vivre, dans l’ère des droits et des libertés révolutionnaires.

Selon la loi, sont « citoyens tunisiens » les personnes ayant la nationalité tunisienne et jouissant de leurs droits civils et politiques.  Cependant, depuis 2011, la définition et l’exercice des droits et libertés bousculent fréquemment l’actualité des citoyens en Tunisie : polémiques et violences après l’exercice ou la limitation de tel ou tel droit ; indignations et controverses vis-à-vis d’une loi ou d’une autorité tunisienne interdisant ou violant telle ou telle liberté.

Les débats et les polémiques relatifs à l’exercice des droits et des libertés ne sont pas nouveaux dans ce pays. Ils ont survécu à l’enfer de la dictature.

C’est le cas, notamment, de la liberté de circuler et de voyager. En effet, bloquer un citoyen « tunisien » dans un aéroport « tunisien » et l’empêcher de voyager, sans motif précis et, encore, sans ordonnance d’un procureur ou d’une juridiction nationale, est un exemple infime de la violation banalisée des libertés en Tunisie.

Ces interdictions de facto sont devenues monnaie courante dans les aéroports tunisiens. Il s’agit là d’un acte complètement arbitraire qui viole aussi ouvertement le droit tunisien ainsi que le droit international.

Tout d’abord, au niveau du droit interne : la nouvelle constitution tunisienne du 27 janvier 2014 semble offrir les garanties essentielles d’un État démocratique et respectueux des droits fondamentaux.  La plupart des libertés fondamentales et des droits civils et politiques y sont affirmés.

Cependant, comme toute œuvre humaine, ce texte juridique suprême recèle nombre d’imperfections et de lacunes… C’est lors de sa mise en œuvre et, notamment, avec ce genre de pratiques aéroportuaires que l’on s’en aperçoit.

Les forces de sécurité, qui constituaient un outil majeur et un serviteur fidèle de la dictature, sont qualifiées, désormais, de « républicaines ». Dans le nouveau texte constitutionnel, elles sont clairement appelées au respect des libertés. L’article 19 dispose, en fait, que « les forces de sécurité nationale sont des forces républicaines chargées de préserver la sécurité et l’ordre public, de veiller à la sécurité et à la protection des individus, des institutions et des biens, de l’application de la loi dans les limites du respect des libertés en toute neutralité ».

D’autre part, le principe d’égalité entre femme et homme est explicitement énoncé dans la constitution tunisienne. Encore, l’État s’engage à la protection des droits acquis de la femme. C’est en ce sens que l’article 21 de la constitution dispose que « les citoyens et les citoyennes, sont égaux en droits et devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination aucune. L’État garantit aux citoyens les libertés et les droits individuels et collectifs. Il leur assure les conditions d’une vie décente. »

La libre circulation des personnes est aussi consacrée par la constitution. Le deuxième paragraphe de son article 24 dispose ainsi que « tout citoyen a le droit de choisir son lieu de résidence, de circuler librement à l’intérieur du pays ainsi que le droit de le quitter ».

Mais, en matière de droits et de libertés, la clé de voûte de la nouvelle constitution de 2014, c’est l’article 49. En effet, si l’ancienne Constitution de 1959 consacrait certains droits et libertés, ceux-ci étaient, toutefois, livrés à un législateur omnipotent auquel on n’a pas assigné de limites.

Désormais, grâce à l’insertion de l’article 49, aucune restriction aux droits et aux libertés ne peut – théoriquement – être décidée que si elle ne porte pas  atteinte à l’essence du droit ou de la liberté.

En outre, les restrictions ne sont admises qu’en cas de nécessité ou afin de protéger des intérêts légitimes limitativement énoncés, et ce dans le respect du principe de la proportionnalité entre les restrictions et leurs motifs. Autrement dit, ces restrictions limitées peuvent être imposées soit pour préserver les droits d’autrui ou bien pour des motifs de défense nationale,  de sécurité publique, de moralité publique ou de santé publique.

Autre garantie, l’article 49 attribue la protection des droits et des libertés aux juridictions nationales. C’est là où le juge est censé retrouver son costume de contre-pouvoir.

L’article 49 de la constitution est sans ambiguïté : « La loi fixe les modalités relatives aux droits et aux libertés qui sont garantis dans cette constitution ainsi que les conditions de leur exercice sans porter atteinte à leur essence. Ces moyens de contrôle ne sont mis en place que par la nécessité que demande un État civil démocratique et pour protéger les droits des tiers ou pour des raisons de sécurité publique, de défense nationale, de santé publique ou de morale publique et avec le respect de la proportionnalité et de la nécessité de ces contrôles. Les instances judiciaires veillent à la protection des droits et des libertés de toute violation. »

Il faut, toutefois, préciser que la loi nº75-40 du 14 mai 1975, relative aux passeports et aux documents de voyage, permet au ministre de l’Intérieur d’interdire le déplacement d’une personne dans deux cas précis.

Selon une première hypothèse, les autorités tunisiennes sont autorisées à empêcher un voyage susceptible de nuire à l’ordre public et à la sûreté nationale. Mais pour ce faire, il est nécessaire d’obtenir une ordonnance du président du Tribunal de première Instance de Tunis, qui détermine alors la durée de l’interdiction.

Dans la seconde hypothèse, le déplacement peut être interdit en cas de « flagrant délit » (si l’on surprend une personne en train de commettre un crime) ou d’urgence.

Cependant, la loi ne définit aucune de ces deux situations. Le cas échéant, le bureau du Procureur général peut imposer jusqu’à 15 jours d’interdiction de sortie du territoire à la personne concernée.

Les récentes limitations de facto, dans les aéroports tunisiens (notamment à l’aéroport de Tunis-Carthage), visent les hommes mais surtout les jeunes femmes. Elles sont le plus souvent arbitraires, sans la moindre justification et ne se basent sur aucune procédure judiciaire.

D’ailleurs, aucune loi n’a jamais été adoptée pour fonder juridiquement de telles interdictions de déplacements.

En second lieu, au niveau des instruments internationaux auxquels la Tunisie est partie, ces restrictions sont, tout d’abord, contraires aux termes de l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP).

Le deuxième paragraphe de l’article 12 du Pacte dispose, en effet, que « toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien ». Le même article précise, dans son troisième paragraphe, que « les droits mentionnés ci-dessus ne peuvent être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte ».

Ces pratiques aéroportuaires ne se conforment pas, non plus, à la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP). Plus précisément, l’article 12 de cet instrument régional prévoit, dans son paragraphe deuxième, que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. Ce droit ne peut faire l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques ».

Dans ces deux traités majeurs ratifiés par la Tunisie, toute personne a donc le droit de quitter n’importe quel pays, y compris le sien, sauf restrictions à ce droit « prévues par la loi ».

On peut affirmer que, dans à peu près tous les cas arrivés à notre connaissance, la police aéroportuaire n’avait excipé aucun motif pour justifier l’interdiction de partir à l’étranger aux citoyens tunisiens visés ou, plus exactement,  arbitrairement « sélectionnés ». De même, elle n’était pas munie d’une ordonnance écrite délivrée par un tribunal ou par un procureur. Les autorités n’ont donc laissé aucun moyen de contester leur décision aux passagers tunisiens visés par cette espèce de loterie visuelle discriminatoire.

Cela va sans dire que nous – auteur de cet article – considérons ces interdictions arbitraires de voyager, en dehors des cas expressément prévus par le droit positif tunisien, comme totalement infondées et illégales, voire comme une illustration du durcissement de l’arsenal répressif dans le pays.

A-t-on le droit d’être un citoyen tunisien, en Tunisie ?

La réponse est négative.

Ici, en Tunisie, la « liberté » n’est qu’un mythe. Et le « droit », un leurre constitutionnel.

En fait, c’est un secret de polichinelle : hormis quelques heureux privilégiés, la Tunisie est peuplée de 11 millions de « sous-citoyens » à la merci de quelques fonctionnaires de l’État, tous services et autorités publics confondus. Des agents étatiques auxquels il faut toujours rappeler la devise officielle de la république tunisienne, dans l’ordre : « Liberté, Dignité, Justice, Ordre ». Et, encore, la devise révolutionnaire : « Respectez la loi. Respectez nos droits. Respectez-nous ».

Nous sommes le peuple, pas des esclaves modernes. Et continuer à se comporter de la sorte, en s’abritant derrière l’alibi des instructions hiérarchiques, ne peut qu’avoir des conséquences fâcheuses, voire radicales : « vous » faire mépriser et haïr. « Vous » autres Tunisiens qui, en exerçant vos pouvoirs, êtes censés combattre l’extrémisme idéologique et institutionnel, nous protéger, et par-dessus tout nous servir.

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Dans les pays civilisés, l’expérience montre que pareils restrictions et abus d’autorité, limitatifs des libertés, protègent rarement contre les dangers et les radicalismes.

En fait, ces actes méprisables ne peuvent qu’aggraver la fracture entre les citoyens et leurs institutions.

Il faut rappeler que le droit n’existe pas pour protéger les puissants contre les faibles, les dominants contre les dominés et la majorité contre la minorité. De même, la liberté n’existe pas pour faire le consensus ou pour être aisément limitée par des exécutants. Le droit existe pour défendre les citoyens contre les arbitraires. Les libertés existent pour préserver tout le groupe social et l’émanciper.

Plus particulièrement, la liberté de voyager, comme celle de circuler à l’intérieur de son propre pays, doit être un des droits les plus consacrés et protégés, de la manière la plus concrète et la plus exacte possible, particulièrement face aux prétentions arbitraires des institutions de l’État et de ses commis.

Dans le cas tunisien, l’éventualité de se faire dénuder par un scanner corporel, dans certains aéroports internationaux, au nom d’un prétendu « ordre public international de sécurité » anti-terroriste, semble désormais moins pénible et plus acceptable que celle de se faire humilier et refouler dans un aéroport national par les autorités de son propre pays, sans aucun motif valable.

Le respect total des libertés et des exigences de l’État de droit s’imposent, aussi, cinq après la prétendue « Révolution de la dignité ».

Quand comprendra-t-on que le citoyen tunisien n’est plus ni le souffre-douleur ni le gibier « halal » de l’arbitraire institutionnel ?

 

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Haythem Belhassen Gabsi

Juriste (Droit International et Questions africaines) - (Tunis – TUNISIE)

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