TUNISIE – L’amnistie, l’argent et l’État

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Le retour des tortionnaires, des corrompus et des profiteurs pour sauver le pays du marasme économique ! C’est ce qu’a proposé, le 20 mars 2015, jour de la fête de l’Indépendance de la Tunisie, le président Béji Caïd Essebsi (BCE), qui a appelé son peuple à prendre en considération la nécessité impérieuse d’une « réconciliation nationale ».

Il faut entendre par là : « à pardonner aux corrompus et profiteurs de l’ancien régime, aux amis de Benn Ali, aux hommes d’affaires véreux qui spoliaient et exploitaient sans vergogne naguère le peuple tunisien ». Ce que le président propose, c’est une amnistie « économique et financière » de toutes les personnes impliquées dans des affaires de corruption ou de malversation sous le règne de Ben Ali et sous le gouvernement postrévolutionnaire de la Troïka (2012-2014).

Selon le président Essebsi et son parti, Nidâ Tounes, il faudrait tourner la page, dans l’intérêt du relèvement national tunisien, afin de reconstruire un climat propice à l’investissement et à la relance de l’économie ; et permettre à ces personnes, aujourd’hui en exil en Europe et aux États-Unis, de revenir au pays, et d’y ramener dans leurs bagages les sommes d’argent faramineuses qu’elles ont accumulées à l’époque de la dictature ; et de les réinvestir dans l’économie tunisienne.

C’est l’objet déclaré du projet de loi organique concocté par le conseil des ministres et dévoilé  le 14 juillet 2015 ; et qui sera présenté à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), le parlement tunisien.

Un projet qui, en termes plus prosaïques et dépouillés de tout enrobage, propose ni plus ni moins que de « blanchir » toutes ces personnes qui ont touché des pots de vin et/ou ont détourné des fonds publics d’une manière ou d’une autre en profitant de leurs accointances avec la mafia qui régissait la Tunisie à l’époque de la dictature, et ce sous réserve du remboursement à l’État des montants spoliés et des préjudices estimés.

Rien qu’en ce qui concerne l’appareil d’État, une trentaine d’anciens ministres ( !) et environ un millier de fonctionnaires ( !) seraient concernés par cette loi, parmi lesquels l’ancien gouverneur de la Banque centrale, Taoufik Baccar, et Mohamed Ghariani, l’ancien secrétaire général du parti unique de Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD).

L’initiative prise par le nouveau président Essebsi [ndlr : élu président en décembre 2014 face au président sortant Moncef Marzouki, Béji Caïd Essebsi avait été chef de la Sûreté, puis ministre de l’Intérieur sous Bourguiba, et président de la Chambre des représentants sous Ben Ali ; il était aussi membre du RCD] est conçue comme une entrave au bon déroulement de  la « justice transitionnelle », une loi votée par l’Assemblée constituante et adoptée par le gouvernement provisoire.

Ces dossiers de prévarication et la justice transitionnelle voulue après le renversement de la dictature relèvent en effet spécifiquement de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), un organisme créé après la révolution et actif depuis 2013. La création de l’IVD avait suscité la polémique et l’hostilité d’une partie du pays, des anciens bénalistes et des individus impliqués dans l’ancien régime. Le rôle de l’IVD, composée de juristes et de représentants d’organismes de défense des Droits de l’Homme et d’associations de victimes, est effectivement de centraliser les dossiers déposés par les victimes de la dictature, non seulement celle de Ben Ali mais aussi celle de Bourguiba (la compétence de l’IVD couvre une période comprise entre 1955 et 2013), et d’assurer l’indemnisation de ces victimes, et de poursuivre pour ce faire les responsables de ces abus et exactions et de faire toute la lumière sur leurs crimes.

Une loi d’amnistie entrerait donc en contradiction avec la loi sur la justice transitionnelle et la tâche de l’IVD qui doit « dévoiler la vérité sur les violations des Droits de l’Homme et les exactions commises entre le 1er juillet 1955 et le 31 décembre 2013 » et « identifier les responsables de ces violations et exactions et les amener devant la Justice pour qu’ils rendent des comptes » [ndlr : rappelons que, dans l’exercice de ses fonctions sous Bourguiba, Béji Caïd Essebsi avait supervisé la répression sanglante de plusieurs mouvements d’opposition à la dictature, ordonnant des exécutions et la pratique de la torture].

Ce 12 septembre 2015, défiant l’état d’urgence instauré par Essebsi en juillet dernier et l’interdiction de manifester en vigueur depuis les attentats de Sousse, 1.500 personnes s’étaient dès lors rassemblées pour protester contre ce projet de loi d’amnistie.

Pour les opposants à cette loi, la précarité économique du pays ne peut en aucun cas justifier le renoncement aux acquis majeurs de la révolution ; tel est le débat qui anime désormais la scène politique tunisienne et qui oppose le Quartet au pouvoir [ndlr : Nidâ Tounes et Ennahdha, plus l’Union patriotique libre (UPL) et Afek Tounes, deux partis de centre-droit] à l’opposition qui considère que ce projet de loi est tout simplement « anticonstitutionnel ».

L’opposition reproche ainsi au gouvernement de vouloir « s’ingérer » dans les compétences de l’IVD et, de cette manière, de contrôler la justice transitionnelle, alors que le domaine de la mission légale de l’IVD concerne « toute agression caractérisée ou méthodique perpétrée à l’encontre de l’un des Droits de l’Homme par les organismes de l’État, par des groupes ou par des individus agissant en son nom ou sous sa protection ». Ou sous sa protection…

Cinq ans après avoir fait sa révolution, la Tunisie est face à un choix déterminant, une étape indispensable au raffermissement des assises de sa  jeune démocratie.

Cette amnistie « économique », en effet, ne serait-elle pas l’amorce « d’autres amnisties », qui épouseront d’autres formes (politique, juridique…), et qui finiront par réduire la révolution à un simple événement de l’histoire tunisienne, le renversement de la famille Ben Ali, tandis que l’appareil reviendra aux affaires et que les complices seront absouts ?

Personne ne peut lire dans les pensées de Béji Caïd Essebsi, qui présente ce projet de loi comme la priorité du moment, en arguant de la fragilité économique du pays… Personne ne sait si Nidâ Tounes, voire d’autres formations dans le Quartet, négocie en ce moment la restauration de l’ancien régime, à l’instar de ce qui s’est passé, avec grande brutalité, chez le grand-frère égyptien…

Comment réagira la rue tunisienne si ce projet était voté par l’ARP ? Le peuple réagira-t-il, seulement ?

Parfois, la démocratie et les citoyens sont bien démunis face à leurs propres élus, lorsque tout est question… d’argent !

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Mohammed-Ali Chamtouri

Journaliste - (Tunis – TUNISIE)

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