MONDE BÉDOUIN – La couleur du keffieh. Réflexions sur le sang…

0

Pour comprendre qui est en face de soi dans le désert, il est essentiel de regarder attentivement ce que l’interlocuteur porte sur la tête.

Ce keffieh qui fit tant parler de lui avec Yasser Arafat est un signe d’appartenance essentiel, mais pas forcément celui qu’on lui prête en Occident.

En effet, cette pièce de tissu aux motifs répétitifs est avant tout l’apanage des Bédouins, c’est-à-dire des « ruraux » du Machreq et, en général, elle est de couleur rouge. Le keffieh existe en deux versions : été et hiver, respectivement simple voilage léger ou en épais coton, avec, parfois, de lourds pompons aux quatre coins de ce carré d’étoffe, pour encore ajouter à son poids.

Le coup de génie d’Arafat, ce fut d’en faire son étendard, d’une part en le portant en permanence. Le keffieh devint ainsi le symbole de la cause palestinienne. Mais, d’autre part, surtout, en le singularisant par la couleur noire. D’un simple couvre-chef qui protège du soleil, du vent et de la poussière, le keffieh devenait revendication politique. Ce keffieh noir a connu le succès que l’on sait, jusqu’à se transformer –le système récupère toujours tout- en un article de mode, aux motifs et couleurs déclinables à l’infini…

Il a presque éclipsé l’original : le keffieh rouge des campagnes, celui que porte le conducteur de charrette, du fin-fond de l’Irak au cœur de l’Égypte. Celui du Bédouin…

Ce qui fait la différence, ensuite, c’est « l’agal », la corde qui maintient le keffieh sur la tête.

Observez bien la qualité de l’agal : s’agit-il d’une corde lourde ou non, avec des fils d’or ou non ; est-elle facile à manier ou non. Tout est important pour l’observateur zélé, et tout est message s’il sait les lire. La valeur de l’objet (que l’Occidental remarquera à peine) peut varier d’une à dix fois le prix de base, s’il s’agit d’un agal de qualité, qui en dit long sur le statut de son propriétaire. Cela se comprend très bien, du point de vue de celui qui porte le keffieh, qui sait parfaitement que sa coiffe ne tiendra pas dix minutes, s’il n’a pas d’agal ou si ce dernier n’est pas de bonne facture. Or quiconque a rencontré un Bédouin sait combien la prestance et la dignité sont primordiales dans ce monde rural : il y va de l’honneur de chacun, et de celui de sa famille.

Le fait que le keffieh authentique soit rouge a toujours généré ma réflexion, quand je considère comme le sang est un élément central (et surtout viril) dans le monde bédouin.

L’homme bédouin a une relation au sang, à la fois dérangeante, mesurée à l’aune de nos codes sociaux occidentaux aseptisant, et fascinante, tant l’on perçoit une dimension autre, quelque chose qui nous est inintelligible…

C’est aussi une différence rituelle entre Chiites et Sunnites, une fracture religieuse et politique douloureusement à l’ordre du jour, en Irak notamment.

La fête d’Achoura, fête chiite qui rappelle chaque année l’origine de la séparation des musulmans orthodoxes (sunna) de ceux qui s’en éloignèrent (chi’a) a pour objet le souvenir du massacre de Karbala (Irak), où l’imam Hussein (petit-fils du Prophète Mohammed) et sa famille furent exécutés. Pour célébrer l’évènement, les hommes s’auto-flagellent jusqu’au sang, au moyen de chaines, de cordes ou de fils barbelés, en une longue procession de corps dégoulinant d’un sang rouge vif, fiers de montrer leur résistance à la douleur. Nombre de fois, je me suis retrouvée dans des fêtes d’Achoura, où des amis, m’apercevant dans le public au milieu des femmes, venaient m’embrasser et me donner l’accolade, alors qu’ils baignaient dans leur sang.

Dans la culture proprement bédouine (qui peut être soit sunnite, soit chiite comme c’est le cas en Irak, très peu en Syrie) le sang « ne fait pas peur » et, dans certain cas, il protège.

Je me souviens parfaitement de l’achat de notre première voiture et de notre arrivée, tout fiers, au village… Nous avons à peine garé la voiture devant la tente, qu’un de nos proches part en courant et revient, hilare, de la cuisine, où il avait trempé ses deux mains dans le sang. Accompagné par les hommes du village qui psalmodiaient tout autour du véhicule, il a apposé ses deux larges paumes sur le pare-choc et se tourna ensuite vers moi, l’air fort satisfait, en m’assurant que cela protègerait notre 4X4 des djinns et des jalousies éventuelles. Il dit : « C’est nous qui apportons le sang ! » Comme si cela était désormais chose faite et que, dès lors, le sang ne viendrait pas de lui-même.

Enfin, les jeunes garçons bédouins sont très tôt entrainés à ne pas se laisser impressionner par le sang, par exemple lorsque l’on égorge un animal.

On met alors dans les mains des enfants des couteaux extrêmement tranchants et, assistés, par leur père ils apprennent le geste précis et rapide qui tue l’agneau, en faisant gicler le sang.

Mais la scène n’a rien de choquant. Elle n’est pas violente, ni bruyante ou traumatisante. Mes fils se souviennent, comme d’un moment presque sacré et de complicité familiale, de la première fois où ils ont été conviés à tuer un mouton, « avec les hommes »…

Le sang, dans le monde bédouin, c’est avant tout le symbole de la vie. La violence (ou la mise en scène de la violence) est quant à elle attachée à la question de l’honneur, c’est-à-dire à la manière dont on va réagir face au sang.

J’ai visionné récemment une vidéo ; un homme impassible, alors qu’il avait le canon d’une mitraillette sur la gorge et que ses compagnons d’infortune étaient à genoux, morts et ensanglantés, à côté de lui. Ses bourreaux voulaient lui faire dire quelque chose et jouaient devant la caméra leur macabre scénario.

L’homme n’a pas cédé ; il n’a rien dit. Pas un mot.

Je me souviens de m’être soudain exclamée : « Lui, c’est un Bédouin ! »

Share.

About Author

Adeline Chenon Ramlat

Journaliste (Spécialiste des tribus bédouines du Proche-Orient)

Leave A Reply