TERRITOIRES PALESTINIENS – Résistance des universitaires de Gaza : la « pédagogie numérique » !

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Le blocus israélien sur Gaza a des conséquences graves pour les universitaires de cette région, de plus en plus isolés, et sur la qualité des structures académiques. Ces universitaires essayent dès lors de sortir de cet enfermement imposé par l’occupation en ayant recours à internet et à la visioconférence. Ils tentent ainsi de développer des liens avec les universités européennes, afin de conserver une ouverture sur le Monde.

[The Israeli blockade on Gaza has serious consequences on university of the region increasingly isolated, and the academic level. The university trying to get out of this confinement imposed by the occupation by using Internet and videoconferencing, they want to develop links with and European universities to have an opening on the world. Academics Gaza resist the “digital pedagogy”.]

Depuis 2000, exception faite de la brève période qui a suivi le retrait israélien en 2005, sortir de Gaza est devenu de plus en plus difficile ; c’est presque totalement impossible depuis le début du blocus de Gaza qui a commencé en 2006. Le refus des autorités israéliennes de laisser les universitaires sortir de la bande de Gaza constitue une violation du droit à l’éducation garanti par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, dont Israël est un État partie. Le pacte stipule en effet : « Les États parties au présent pacte reconnaissent le droit de toute personne à l’éducation. Ils conviennent que l’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et du sens de sa dignité et renforcer le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (…) » (article 13.1).

Restrictions de la liberté « d’aller et de venir »

La première manifestation spécifique de « l’enfermement », pour les universitaires palestiniens de Gaza, c’est la rupture des contacts vivants avec leurs collègues étrangers.

Nous recevons beaucoup d’invitations auxquelles il nous est impossible de répondre pour participer à des conférences, colloques, séminaires… et poursuivre des travaux et des recherches à l’extérieur (les invitations proviennent souvent des universités et des centres de recherche de l’Europe, des Etats- Unis et des pays arabes).

Entre 2000 et 2005, la participation des universitaires palestiniens de Gaza à des rencontres extérieures avait diminué d’environ 75% ! Depuis 2006, cette participation est devenue quasi nulle : presque aucun universitaire n’a pu se rendre à l’étranger.

Il est d’ailleurs devenu tout aussi difficile pour des chercheurs et des conférenciers étrangers de venir à Gaza. Venir à Gaza pour des travaux de recherche, des rencontres et des échanges avec des collègues palestiniens ne soulevait pas grande difficulté avant 2000.

Aujourd’hui, les mesures de sécurité et les interdictions imposées par les Israéliens rendent pratiquement impossible tout projet de coopération scientifique entre les universités étrangères et celles de Gaza (les étrangers qui veulent se rendre à Gaza doivent obligatoirement obtenir une autorisation israélienne ; cette autorisation est souvent refusée).

Pour des universités étrangères, inviter un professeur palestinien représente un investissement important en réservation de billets d’avion et en hébergement, et tout cela risque d’être perdu en cas d’annulation. Beaucoup de bourses d’étude et de recherche attribuées par des universités étrangères à des chercheurs et doctorants de Gaza ont effectivement dû être annulées (notamment les universités du Caire et d’Ainshamss en Égypte, qui travaillent beaucoup avec les universités de Gaza), les consulats européens à Jérusalem ne réussissant pas à obtenir des autorités israéliennes les visas de sortie. Des conventions conclues, en vue de projets de recherche communs, entre des départements d’université et des laboratoires de recherche de Gaza et leurs homologues étrangers ont dû être abandonnées (trois universités françaises sont jumelées avec trois universités de Gaza : celle de Paris VIII, avec l’université Al-Aqsa, dans le domaine de l’enseignement du français ; celle de Toulouse, avec l’université Islamique, dans le domaine de l’énergie ; et l’université de Lille, avec l’université Al-Azhar, dans le domaine de l’histoire – en outre, l’université Al-Aqsa est membre associé de l’AUF-Agence universitaire de la Francophonie, bureau du Moyen-Orient).

Quelques chiffres très éloquents, produits par le ministère de l’Enseignement supérieur palestinien, illustrent les effets de cet enfermement… Depuis 2006, 25 doctorants gazaouis seulement, sur 128 inscrits en thèse, ont pu se rendre à l’étranger pour leur soutenance ; les autres ont été obligés de soutenir leur thèse grâce à la visioconférence. Depuis 2006, les directeurs palestiniens enregistrent une diminution de quelque 50% du nombre des sujets de thèse déposés dans des universités étrangères, non seulement dans les universités américaines et européennes, mais aussi dans les universités des pays arabes, y compris les universités égyptiennes, et ce en dépit de relation traditionnellement privilégiées avec ces dernières. Le nombre des articles et comptes-rendus de recherche publiés par des universitaires de Gaza dans des revues scientifiques ces deux dernières années (2012-2013) n’a pas dépassé 54, contre 427, dans la seule année 2006. En 2007, 2008, 2009, 2010, 2011, 2012, et 2013, seuls 24 universitaires de Gaza ont pu participer physiquement à des conférences et colloques scientifiques internationaux ; 76 autres ont dû utiliser la visioconférence. Parmi ces 24 universitaires, 5 ont quitté Gaza via le passage de Rafah et 9, via le passage d’Eretz, avec l’aide des consulats européens.

Il faut encore souligner que la grande majorité de ces interventions concernait le domaine des sciences humaines et littéraires. En effet, par la nature même des recherches en sciences de la nature et en médecine, l’impossibilité de se rendre dans des laboratoires et centres de recherches étrangers est un obstacle quasi insurmontable à la participation effective de chercheurs de Gaza aux travaux scientifiques internationaux.

Or, depuis 2006, cet obstacle est devenu si grand que les universités ou associations scientifiques étrangères renoncent à inviter des Palestiniens de Gaza.

Le seul moyen de communiquer avec l’extérieur est désormais Internet et les visioconférences. C’est ainsi que notre université, en particulier le département de Français et le Centre pour la Paix, qui participaient souvent à des rencontres, colloques, conférences et programmes d’échange avec le monde francophone, n’ont pu le faire, entre 2007 et 2008, que par visioconférence pour des colloques en Égypte, au Liban et en France.

Mais les problèmes techniques, comme les coupures d’électricité quotidiennes et les mauvaises connexions Internet, rendent souvent problématique le recours à cette technique de travail.

Déclassement insurmontable

TERRITOIRES PALESTINIENS - Novembre 2014 - Ziad MEDOUKHL’enfermement que subissent les universitaires palestiniens de Gaza est encore plus inacceptable on le compare aux conditions dont bénéficient les universitaires israéliens, lesquels ont toutes les facilités pour participer pleinement, dans leurs différentes disciplines, aux activités de la communauté scientifique internationale.

La rupture des contacts vivants s’accompagne d’une limitation drastique de l’accès aux publications scientifiques, aux livres, aux revues et magazines, aux ouvrages pédagogiques et outils didactiques (la distribution du courrier à Gaza est contrôlée par l’armée israélienne !). Le blocus imposé par Israël, qui contrôle désormais tous les points de passage, interdit leur entrée à Gaza. Là encore, le seul recours est Internet ; mais toutes les publications ne sont pas accessibles en ligne. En outre, s’il est vrai que pour tout scientifique l’ordinateur est un outil indispensable, il ne remplace jamais le face à face. Être limité aux seules ressources d’Internet est encore une des conséquences de l’enfermement.

L’enfermement entraîne ainsi un risque grave de stérilisation des activités de recherche. L’impossibilité des échanges vivants, la difficulté de participer effectivement à des équipes bilatérales et internationales, freinent la recherche et l’innovation, limitent en quantité et en qualité la capacité de production scientifique des universitaires palestiniens, réduit la possibilité de voir leurs travaux publiés dans les revues scientifiques internationales.

Le risque de stérilisation n’est pas moindre pour les activités d’enseignement. Depuis deux ou trois ans, étudiants et professeurs travaillent et enseignent à partir de polycopiés. Les avancées rapides de la recherche internationale étant difficilement prises en compte par les professeurs, la qualité de l’enseignement dispensé et de la formation reçue est menacée, en dépit du « volontarisme » des étudiants et de leurs maîtres.

La créativité des étudiants et leur motivation pour le travail de recherche ne sont pas stimulées, parce que l’information du professeur est parfois insuffisamment fiable pour les guider dans le choix d’un sujet et la conduite de leur travail. Beaucoup d’étudiants ont ainsi renoncé à entreprendre des travaux de recherche, à préparer des thèses, à produire des articles pour les revues scientifiques.

Le risque de stérilisation pour l’avenir de la recherche s’en trouve aggravé. C’est ainsi que durant toute l’année 2008, le nombre des colloques scientifiques organisés par les trois grandes universités de Gaza n’a pas dépassé le nombre de sept événements.

Les effets paradoxaux de la résistance par la pédagogie numérique

Comment les intellectuels palestiniens ont-ils pu résister aux effets de l’enfermement ? Grâce à quelles initiatives, même limitées, ont-ils réussi à faire face à cette situation dramatique qui touche, au cœur de la société civile, le travail universitaire, l’enseignement et la recherche ?

Ce qui caractérise la résistance des universitaires palestiniens, c’est avant tout la force morale dont ils font preuve en continuant, avec obstination, à faire leur métier d’universitaire et à remplir leur double mission d’enseignants et de chercheurs. Pour cela, ils se sont appliqués à utiliser au mieux l’Internet.

Cet outil est devenu pour eux, en dépit de ses limites, l’unique moyen de contourner et d’atténuer les effets les plus pervers de leur enfermement. Les universités et les laboratoires ont largement investi dans le développement des technologies de l’information et de la communication, équipant d’ordinateurs non seulement les professeurs mais également les étudiants. Ainsi le département de français de l’université Al-Aqsa a-t-il créé en 2005 son centre de ressources francophones, réservé aux étudiants de français : il dispose non seulement d’importants moyens audiovisuels, mais aussi de 13 ordinateurs connectés. Outre le courrier électronique, qui permet d’échanger avec des collègues et amis partout dans le monde, et la visioconférence, qui permet la participation à distance, par l’image et par le son, aux formes ordinaires du dialogue interuniversitaire (séminaires et colloques), le développement des revues en ligne, des bases documentaires en ligne, a constitué une ressource précieuse pour les universités palestiniennes.

Des universités, des bibliothèques étrangères ont offert des abonnements, souvent gratuits. C’est ainsi que le département de français de l’université Al-Aqsa est abonné à des revues électroniques, reçoit des logiciels de langues, grâce à la solidarité d’universités comme Paris VIII, Lyon, Lille, Grenoble et de la maison d’édition CLE International.

Grâce à l’Internet, il reste possible de participer à des projets de coopération interuniversitaire, tout comme de rédiger des articles qui seront publiés. Pour notre département de français, encourager les échanges par Internet avec des étudiants francophones d’Europe et d’autres régions est évidemment un moyen d’actualiser nosréférences bibliographiques, maisc’estsurtoutle moyen d’établir les contacts indispensables au perfectionnement de la maîtrise de la langue françaisepar nos étudiantsen compensant la rareté des francophones et des Français à Gaza.

En plus d’intégration d’Internet, les universités palestiniennes s’ouvrent sur les universités étrangères, en particulier européennes au travers de jumelages, de projets de coopération et de conventions signées, et essayent de participer même via visioconférence à tous les programmes universitaires régionaux, européens et internationaux ( TEMPUS-PEACE-ERASMUS), et proposent de plus en plus un enseignement à distance.

Les professeurs palestiniens intègrent Internet dans leurs cours, intégrant les sites qu’ils ont utilisés pour préparer leurs cours aux descriptifs de leurs modules, ce qui encourage leurs étudiants à s’y référer.

Ces listes balisent leur recherche et structurent leur pédagogie. Ils demandent aux étudiants d’utiliser Internet pour préparer des exposés oraux ainsi que des activités extra-universitaires. Pour ces professeurs, les étudiants doivent consacrer autant de temps à la recherche qu’à des activités plus ludiques ou entretenir des liens épistolaires. L’importance accordée par nos étudiants à l’utilisation d’Internet nous oblige, en retour, à nous adapter à l’usage des TICE dans nos universités. Les pratiques pédagogiques doivent être basées sur l’apprenant avant tout, ce qui est un changement radical. De nouvelles connaissances, stratégies et compétences vont devoir être développées et mises en œuvre par l’apprenant. Il s’agit par exemple de savoir qu’il peut exister des ressources qui pourront l’aider à rédiger ses textes, mais aussi, entre autres, des stratégies de recherche sur la Toile pour pallier des manques de connaissance. Finalement, il lui faudra apprendre à gérer et utiliser à bon escient les informations et aides obtenues.

L’enfermement des universitaires accroît aussi l’enfermement de la société civile de Gaza.

L’implication des enseignants dans la société civile s’est fortement limitée. Leur temps est absorbé non seulement par la préparation des cours et les corrections, mais aussi par la recherche d’informations sur Internet et la vérification de leur fiabilité. Il l’est aussi par les tentatives, parfois vaines, pour consulter des revues scientifiques internationales, pour échanger avec des collègues étrangers. Enfermés dans leur travail professionnel, les universitaires palestiniens sont moins présents sur la scène publique. Partant, ils sont moins à même de remplir leur mission civique au service d’une société civile dont ils sont le cœur, ce qui n’est pas sans accroître son repli. Durant l’année 2008, la participation des universitaires à des tables rondes, journées d’études ou colloques, organisés par des associations et des organisations de la société civile dans la Bande de Gaza, a diminué de 60% par rapport à l’année 2005.

Malgré le volontarisme des enseignants et des étudiants, cette résistance a ses limites. Elle nesaurait parvenir à compenser totalement les conséquences négatives de cette séquestration sur la qualité de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Elle les atténue seulement, au prix d’efforts épuisants qui cantonnent les universitaires dans leur propre activité professionnelle. Les difficultésqu’ils affrontent leur font adopter une attitude de repli : ils restent dans leurs bureaux, enseignent, travaillent sur Internet pour suivre l’évolution technologique et scientifique dans le monde.

Cette résistance des universitaires de Gaza aux conséquences de l’enfermement spécifique qu’ils subissent se traduit donc paradoxalement par leur confinement dans leur sphère professionnelle et contribue à les isoler du reste de la société palestinienne.

Dans les rares débats politiques organisés au sein de la société civile, les universitaires, les intellectuels palestiniens en général, sont de moins en moins présents. Cette absence s’est fait remarquer lors des affrontements inter-palestiniens : les universitaires n’ont pu faire usage d’une quelconquenotoriété, laissantde ce faitle champ libre aux différentes factions armées.

Endépit d’efforts considérables, ils furentincapables de toute initiative efficace de médiation.

Ils abandonnent ainsi l’espace public à l’emprise des partis politiques et des factions militaires, qui proposent aide et argent à de jeunes Palestiniens pour les embrigader dans leurs rangs. Ce repli sur soi de la classe des universitaires, dépassée par les événements, a pour effet d’abandonner à elle-même une société civile palestinienne de plus en plus politisée, mais ignorant de plus en plus le libre débat démocratique, et se refermant à nouveau de plus en plus sur elle-même.

Quelles perspectives ?

Ce constat désabusé ne doit cependant ni occulter ni amener à sous-estimer certaines initiatives courageuses d’universitaires de Gaza (conférences, ateliers, colloques, rencontres et débats), que leur croyance en l’avenir et en la paix d’une part, leur confiance en cette jeunesse d’autre part, les ont incités à prendre. Si modestes soient-elles, ces initiatives défient l’enfermement et sont porteuses d’un immense espoir pour l’avenir du peuple palestinien.

L’université palestinienne de Gaza, comme institution la plus importante dans la société, veut garder son espace ouvert de production, de renouvellement et d’approfondissement des connaissances ; c’est un lieu d’ouverture à autrui : elle veut continuer de jouer un rôle dans la vie quotidienne politique, économique, sociale et culturelle.

Les universités de Gaza ont compris que, pour sortir de l’isolement voulu par l’occupation et pour poursuivre une mission scientifique et patriotique, il faut mettre en place des réformes, une ouverture, une coopération, des jumelages… et aussi développer la recherche, échanger des expériences avec les universités étrangères par l’accueil d’étudiants, mais surtout proposer des initiatives pour l’avenir.

Nous n’en donnerons qu’un exemple, celui de la création du « Centre de la Paix » au sein de l’université Al- Aqsa.

Le département de français et le Centre de la Paix de l’université Al-Aqsa de Gaza, qui sont des exemples de la coopération entre les universités de Gaza et le monde extérieur, francophone en particulier, mettent en ouvre des projets et des activités pour sortir de l’isolement et défier le blocus.

Reste tout de même la question la plus importante : jusqu’à quand durera encore cet enfermement de nos universitaires ? Et jusqu’à quand durera ce blocus inhumain contre la population civile de cette prison à ciel ouvert ?

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Ziad Medoukh

Directeur du Département de langue française à l'Université Al-Aqsa de Gaza (Territoires Autonomes Palestiniens)

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