MONDE BÉDOUIN – Les tribus bédouines ont pourtant choisi leur camp, elles…

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Les Chrétiens d’Orient ne sont pas les seules victimes de l’État islamique. Dans le silence médiatique, les Bédouins aussi ont eu leur part de souffrance et de morts.

Malheur aux invisibles, dans ce monde virtuel !

Malheur à ceux qui pensaient qu’ils pourraient rêver à une certaine visibilité, grâce au « Village Global » que promettait internet…

Il n’en est rien, alors que l’exemple vient si souvent de ceux dont on ne parle pas, de ceux qui agissent et font des choix. La schizophrénie virtuelle les laisse dans les ombres de l’histoire, au lieu de faire profiter à tous de l’expérience de ces quelques-uns.

Le haut du podium n’a pas changé d’un iota, alors que ses marches sont éclaboussées de sang.

L’histoire de la tribu bédouine syrienne des al-Sheitaat en est une douloureuse illustration.

Cette histoire commence il y a bien longtemps, avant Picot, Coco et toute sa clique. C’est-à-dire avant les accords franco-britanniques pour délimiter « la » frontière syro-irakienne.

Avant tout cela, la tribu des Sheitaat évoluait au gré des pluies, donc de l’herbe (ne pas oublier que la Mésopotamie est la Beauce locale…). Et puis, tombe sur cette tribu ce que nous pourrions appeler « le début des problèmes » : la frontière, vers 1920.

Une frontière en plein désert, tracée à la règle ou quasi, pour les intérêts de gros messieurs européens ventrus qui ne voient « du désert » que sur le papier…

On va dire que la faune locale n’avait qu’à s’adapter à la vision du monde de ceux qui se considéraient comme « les pensants » de la planète. Elle n’eut pas le choix, car les armées des deux pays limitrophes, fiers de leurs nouvelles alliances, mirent bon ordre ; et, pour les populations locales, ce trait de crayon se révéla rapidement une histoire un peu compliquée à expliquer… à leurs moutons.

Dans cette affaire, la pierre d’angle, c’est le mouton.

Car c’est lui que l’on mange ou que l’on vend. C’est donc lui qui doit pouvoir être nourri. Le mouton voit de l’herbe tout de long ; il ira donc tout droit devant lui. Si le bédouin sait que l’herbe est derrière cette dune-là, il ira derrière cette dune-là… N’en déplaise à Londres, à Paris… ou même à Hollywood (cœur métaphorique d’un imaginaire « global ») !

En effet, à l’époque, tout le monde était bien loin de tout le monde. Et « on s’arrangeait », dirons-nous…

Le temps passe, cependant…

Les bédouins situés du côté irakien de la frontière deviennent plus prospères que ceux qui se trouvent du côté syrien. Pour la bonne et simple raison que l’herbe est plus grasse chez eux.

Jusqu’à maintenant, c’est vers la frontière irakienne que l’on emmène les troupeaux, car, plus on s’approche de cette région, plus les pluies tombent et plus on a de chance de pouvoir nourrir les bêtes gratuitement et longtemps.

C’est une transhumance compliquée et coûteuse dont je vous parle, car cela fait belle lurette que les camions ont supplanté l’image biblique du berger arpentant des kilomètres de caillasse pour rejoindre les verts pâturages.

On parle pourtant d’une problématique mondiale de survie, ici ; c’est donc à prendre avec le plus grand sérieux…

La tribu al-Sheitaat, pour un tas de raisons que je ne connais pas toutes, décide donc logiquement, au cours du temps, de se sédentariser entre Deir ez-Zor, ar-Raqqa et la frontière irakienne, dans le nord-est syrien [ndlr : région aujourd’hui contrôlée par l’État islamique].

Se « sédentariser », dans le cas précis, c’est accepter des terres offertes par le gouvernement de l’époque (c’est-à-dire par le père du leader qui fait beaucoup parler de lui actuellement) ; c’est aussi accepter un peu d’aide gouvernementale pour construire des bâtisses, dont une école et un poste de police par village (finaud, le gouvernement) ; et continuer de vivre moitié sous un toit, moitié sous la tente, toujours à cause de cette éternelle recherche de l’herbe…

D’aucuns en concluront hâtivement qu’il y a un aspect « vendre son âme au diable ». J’aimerais que d’aucuns passent faire un tour dans la région et imaginent qu’ils n’ont pas d’autre option que celle-là, celle de père et mère d’ailleurs… et nous en reparlerons.

Plusieurs villages se retrouvent ainsi avec un seul nom de famille : « al-Sheitaat » ; puisqu’avec la police, arrivent les papiers officiels, les tracasseries administratives, les contrôles, bref, une perte évidente de liberté, contre laquelle la tribu lutte comme elle peut, en gardant dans son âme une fidélité totale au système tribale et une aversion tout aussi totale, mais beaucoup mieux cachée, pour ce qui est des décideurs du monde des villes, que ce soit ceux de Damas, de Bagdad ou d’Islamabad (supposition métaphorique d’un autre imaginaire « global »)…

L’idée étant toujours que l’on reste très loin de tout, mais que les fils se tissent depuis les villes, via les maires des villages, via le commerce, via la police, via la jeunesse qui réclame de vivre avec son époque et parce qu’internet, avec le génie qu’on lui connaît, petit à petit, s’infiltre partout. Le propos n’est pas de savoir ici si la tribu al-Sheitaat était heureuse ou non, avant. Mais de reconnaître qu’il y avait somme toute un équilibre… et de la vie.

Et puis arrivent les horreurs… tout d’un coup.

En 2014, arrive la Mort.

Un groupe d’allumés complets, violents comme… comme il n’y a plus de nom et, comble de l’horreur, convaincus qu’ils représentent mieux l’Islam que les Musulmans eux-mêmes ; c’est dire à quel point on parle d’une usurpation, d’un crime pervers et d’ignorance calculée de l’ensemble des préceptes élémentaires de l’Islam en question.

Les fous se sont donné un nom : « l’État islamique ».

Alors, ça ! Dire cela à un Bédouin, c’est vraiment la preuve qu’ils sont pervers.

La tribu se bat. A-t-elle le temps de se battre ? Je n’en sais rien en fait. Qu’elle en a eu l’intention, je le sais par contre. Mais les circonstances exactes…

Au moins sept cents morts. Tirés comme des poulets, égorgés comme des moutons…

Sur ce point, en revanche, tout le monde est d’accord.

Sept cents morts, d’un coup, en plein « middle of nowhere » comme on dit d’Islamabad… à Hollywood.

Et c’est là que de l’horreur, on bascule dans le sordide.

Qui est vraiment au courant ?

A-t-on vu des réactions accablées, des « intolérable ! », des « la démocratie ne tolère pas… ! », des « as long as we’ll be fighting for freedom and truth… ! », des « Ma issir… ! » ?

Non. Rien. L’info a été reléguée de manière assez plate et minuscule… pour arriver jusqu’à mon ordinateur et puis… rien.

Sept cents morts et rien. Enfin, rien… Pire que rien.

Pire, parce qu’il y a un homme qui a pourtant essayé de se lever et de brandir son poing. Il y a un homme qui, d’un coup, a prévenu, dans l’espoir de lutter. Un homme qui s’est dit « Hé bien, on va utiliser leurs armes de malheur pour fédérer nos forces ! »

Cet homme, dont je sais que la lune tribale l’éclairera pour l’éternité -et à ce titre je lui rends hommage-, c’est le Sheik Rafaa Aakla al-Raju.

Le Sheik, oui.

Un vrai chef, lui. Pas un fromage blanc ou un fromage noir.

Pas une demi bourse qui pense à ses sous, ou un fou entier qui se prend pour le calife.

Un chef. Un leader. Un juste.

Cet homme a placé une vidéo sur Youtube, pour appeler toutes les tribus bédouines à se lever contre le si mal nommé « État islamique ».

Cet homme a martelé : « Nous appelons toutes les tribus à se regrouper, car leur tour suivra le nôtre ! Si ces infâmes l’ont fait avec nous, les autres tribus seront visées après les al-Sheitaat. Elles sont les prochaines cibles ! »

Là encore, tout le monde est d’accord… Il y a une vidéo de cet homme qui, au risque de perdre sa vie, hurle sa colère, sa douleur, et appelle à l’action, à l’arrêt du fléau.

Appel à faire ce que les Occidentaux ne font pas, alors que ça leur coûterait bien moins cher… en tout.

Appel, appel, appel…

Et la vidéo… est supprimée d’internet.

Comme par… Comme dans les films d’horreur.

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Adeline Chenon Ramlat

Journaliste (Spécialiste des tribus bédouines du Proche-Orient)

2 Comments

  1. Mercado Felipe on

    Merci Madame pour vos articles originaux.

    La sélectivité et le côté partisan de nos médias sont insupportables. Le massacre de cette tribu l’est encore davantage !

    Combien de drames sont ainsi minimisés, voire ignorés !?

    • Adeline Chenon Ramlat on

      Que vous répondre?
      Nous nageons dans une désinformation si méthodique qu’on ne sait même plus par où prendre le problème…. 🙁

      Merci pour votre commentaire en tous cas, car ceux qui essayent de garder l’oeil ouvert aiment se serrer les coudes.

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