DJIHADISME – Du Maroc à la Belgique : le «kif»… Aux origines des attentats de Paris et de Bruxelles

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Devenue inévitable depuis deux ans, instrumentalisée par certains politiques et partis populistes, la question du lien entre les attentats qu’ont connu Paris et Bruxelles en 2015 et en 2016 (le « Belgium bashing » qui a fait suite, les dénonciations et accusations de la France voyant la Belgique comme un repère de terroristes, et la présence d’une forte communauté de Belges d’origine marocaine) doit faire l’objet de réponses précises.

La question du lien entre une partie des Belgo-marocains présents dans le petit royaume, comme son lien avec l’autre partie restée au Maroc, doit être réinscrite dans une réflexion globale sur les origines de l’immigration des années 1970, mais aussi sur les mécanismes d’importation d’une partie des dérives locales, de l’économie parallèle rentable, et des instincts de survie déjà présents au Maroc et exportés en Europe.

Bien sûr, il serait injuste de résumer la radicalisation de certains jeunes et la cause djihadiste à l’islam et à la « condition » belgo-marocaine. Mais il serait erroné, au prétexte de quelques éléments issus d’Algérie, de Turquie, ou de Syrie, de ne pas en souligner l’aspect majoritaire.

Pourtant, le développement du territoire transnational et des réseaux entre immigrés belgo-marocains et nomades marocains est une réalité. La création de véritables comptoirs commerciaux a fait émerger des carrefours du trafic : Molenbeek en est un parmi des centaines de relais en Europe de ce commerce illégal, mais cette commune bruxelloise est une ville de choix vu sa proportion record de Marocains y habitant.

Si l’on parle des belgo-marocains, il faut parler davantage du Maroc, et de la relation entre la Belgique et le Maroc.

Or, le Maroc semble être le grand absent des débats !

L’opinion s’y intéresse peu, et le roi Mohamed VI reste discret, tout en condamnant bien sûr les attentats.

Qu’en est-il des relations entre les deux pays et leurs deux sociétés en réalité ? Khalid Mouna, docteur en anthropologie et sociologue à l’Université de Meknès, résume : « À l’époque de Hassan II, les amicales des travailleurs marocains affiliées aux consulats ont joué un rôle important dans la formation des Marocains que ce soit sur le plan politique ou religieux. Les Marocains résidents à l’étranger ont été la cible de plusieurs formes de récupération : le chiisme, le wahhabisme, etc., ces mouvances vont être exportées en partie par les migrants résidant en Europe vers le Maroc. Malgré la ‘rupture’ historique des rifains avec la monarchie, ces derniers ont toujours gardé un lien très fort avec le Maroc, que ce soit à travers l’envoie d’argent ou le mariage. »

L’évolution récente de l’islamisation et du salafisme au Maroc

Revenons avant tout sur la situation politique du Maroc depuis quelques années et notamment l’arrivée du gouvernement islamiste du PJD (Parti Justice et Développement) d’Abdellilah Benkirane depuis le 3 janvier 2012.

Le royaume chérifien est passé relativement à l’abri des « printemps arabes », malgré les mouvements de protestation du 20 février qui, par manque d’organisation et de cohérence, se sont essoufflés. Les élections du 25 novembre 2011 portent pour la première fois de l’histoire les islamistes au pouvoir. Mais petit à petit, Benkirane et ses collègues sont de plus en plus mal vus des islamistes radicaux, surtout par les salafistes, qui le considèrent comme un traître soumis au roi. « C’est paradoxalement le rejet du PJD par les salafistes marocains qui fait exploser le salafisme et le radicalisme », explique Aziz Hlaoua, chercheur associé au Centre Jacques Berque à Rabat. Mais contrairement au salafisme européen connecté directement avec l’Arabie Saoudite, le salafisme marocain est plus tempéré et plus indépendant. C’est la Monarchie qui veut encore ça. Le wahhabisme est de nature davantage politique alors que le salafisme marocain reste avant tout religieux.

À partir de ce constat, on peut conclure qu’il n’y a pas de lien direct ou d’influence directe entre les deux communautés et qu’elles ne poursuivent pas les mêmes objectifs. En revanche, concernant la question du trafic de haschich, c’est beaucoup plus compliqué. Il y a eu un développement net du trafic en Belgique dans les villes sensibles déjà évoquées auquel les Belgo-marocains ne sont pas tout à fait étrangers. En réalité, il faut remonter à la question du cannabis au Maroc pour comprendre comment l’immigration marocaine en Europe a amené les réseaux de distribution qui perdurent encore aujourd’hui. C’est le début des réseaux transnationaux.

Khalid Mouna, docteur en anthropologie, a appréhendé la question de l’économie du kif (l’herbe pure), sa sociologie, son histoire et son lien au religieux dans une tribu en particulier du Rif, les Khtama (Le Bled du Kif, économie du pouvoir chez les Ketamas du Rif, 2010). Selon ses travaux, il y a de multiples raisons à la diffusion du cannabis vers l’Europe qui dépasse largement le cadre d’une gestion uniquement mafieuse. Aziz Hlaoua poursuit : « Depuis le Xème siècle, les Fatimides, installés dans cette région, ont encouragé la production de kif. Cette région est devenue le centre de la production. »

Pendant des siècles, il y a eu une sacralisation religieuse de la consommation de cannabis qui devient un rituel pour aider au développement spirituel. Certaines confréries faisaient même obligation de consommation du kif, comme les Haddawa.

Des liens entre culture du kif, immigration européenne et radicalisme religieux ?

Que va changer l’immigration vers l’Europe des années 1960 ? Avec les premières vagues d’immigration du Rif vers l’Europe, les habitants et agriculteurs locaux ont accéléré la production de kif destiné pour la première fois au vieux continent. C’est l’immigration qui va assurer le relais et le développement des réseaux de trafiquants. La migration des années 1960 est de nature économique, le cannabis n’apparaît que vers le début des années 1970.

La production de résine de cannabis va exploser dans les années 1980 avec la professionnalisation de toute la filière. Ce sont en réalité les Américains puis les Espagnols qui ont accéléré la construction des premiers réseaux de trafic vers l’Europe dès les années 1990. Ils ont joué un rôle important sachant qu’ils ont d’une manière déconstruit les modes de production, de petits paysans, pour les transformer en des grandes parcelles bien structurées. Avec la stabilisation des immigrés en Europe, ce n’est pas une mafia au départ très violente dans les années 1980 qui se développe, mais ces dernières années, on a pu assister à un certain nombre de règlements de compte. Ainsi, les réseaux se sont radicalisés en Europe contrairement au Maroc. On ne voit pas vraiment la violence dans le Rif.

Quel lien effectif peut-on faire alors désormais entre le radicalisme religieux et le trafic à destination de l’Europe ? « Il est difficile à établir », conclut Khalid Mouna. « Les jeunes du Rif d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec le côté paria de leurs parents. Des cellules actives de djihadistes ont été démantelées récemment à Ceuta et Melilla. Elles ont pu s’y développer car l’Espagne n’intervient pas dans le religieux là-bas. Dire qu’il y a un lien direct entre radicalisation religieuse, développement de poches de djihadistes et réseaux de trafiquants est à relativiser : en effet l’économie du haschich n’a aucun intérêt à s’exposer de la sorte avec le risque de fragiliser toute la filière. »

Le débat marocain sur la dépénalisation du haschich et les conséquences sur l’Europe

Cela n’a pas empêché la production de cannabis de perdurer. Et le débat monte au Maroc depuis quelques temps, et probablement également dans des discussions avec certains pays européens indirectement concernés, sur une potentielle légalisation du cannabis.

Le Parti Authenticité et Modernité (PAM) qui s’oppose aux islamistes du PJD pourrait bien remporter les prochaines élections législatives. Pour Hlaoua, « un de leurs chevaux de bataille est la dépénalisation du haschich. Un proche conseiller du Roi, Fouad Ali El Himma, a longtemps été le chef de file du parti et le porteur de cette question qui risque bien un jour de se retrouver rapidement en débat au Parlement. »

Quelles seraient les conséquences sur le trafic en Europe et sur la violence et l’engrenage de certains jeunes qui basculent, en France ou en Belgique ? L’interdiction stimule le trafic et les déviances par définition. Plus contrôlée au Maroc, l’autorisation permettrait de protéger la production et d’organiser la commercialisation de façon plus encadrée.

L’opinion marocaine n’est pas contre les paysans qui vivent de cela depuis des siècles. Le problème dans cette histoire au Maroc comme en Europe, ce sont les « biznessas » qui attisent les violences sur l’ensemble des filières.

Les flux financiers entre le Maroc et la Belgique

Quid de la circulation des capitaux entre la Belgique et le Maroc ?

Pour l’assistance familiale, elle s’inscrit dans le courant de ce que l’on a nommé la « dépendance western union ». La diaspora belgo-marocaine a pour ce faire à sa disposition tout un système pour rapatrier les devises gagnées en Europe, avec Western Union, Moneygram, Moneytransfer, Unotransfer ou Ria, et avec le concours des banques marocaines installées notamment en Belgique : Attijariwafa Bank, banque Chaabi, BMCE (groupe Crédit Lyonnais).

Au Maghreb, on attend ce retour financier des émigrés. C’est une forme de reconnaissance et de déculpabilisation d’avoir pu faire fructifier sa vie en Europe, pendant que le reste de la famille est restée au « bled » dans les difficultés. On peut distinguer deux types de flux : les purs flux familiaux transparents, et les autres.

L’argent des Belgo-marocains, au-delà du soutien familial, a parfois une visée politique. Ainsi, une proportion croissante des chiites marocains (salati) a le soutien de la diaspora : elle finance indirectement l’opposition au salafisme radical dans le nord du Maroc qui a depuis quelques années de plus en plus prise à Tétouan et Nador notamment. C’est un élément important et peu connu et qui risque de s’accroître.

Comment se passent les transferts de fonds ? Western Union a des règles précises qui autorisent à envoyer depuis la France vers le Maghreb un certain montant annuel (1000 euros) sans justification. Au-delà, il faut justifier. Cela dit, on pourrait trouver un autre moyen d’envoyer plus puisque Western Union fixe ces montants plafonds par pays ; mais toutefois pour chaque pays, il faut fournir la carte d’identité ou de résident du pays d’où l’on envoie les fonds.

Du coup, le meilleur moyen pour acheminer de plus gros flux financiers est-il de passer par les filiales des banques marocaines installées sur le sol européen et respectant le droit du sol sur lequel elles se trouvent ? C’est le cas d’Attijariwafa Bank, de la Chaabi Bank, et de la BMCE, très présentes à Bruxelles. Les Belgo-marocains ont souvent un compte belge dans une des dites banques et également un compte au Maroc.

Certes, il y a la possibilité de prendre l’avion, avec moins de 10 000 euros, et de les déclarer à l’entrée au Maroc à condition de justifier d’un salaire dans le pays d’où l’on vient. Attention, le mécanisme financier ne fonctionne pas dans l’autre sens : aucune sortie de devise n’est autorisée depuis le Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie). Il est ainsi impossible depuis Rabat d’envoyer de l’argent en Europe. C’est donc un bénéfice total pour le royaume chérifien. Un de nos contacts dans une filiale marocaine explique qu’avant 2013 et la fameuse loi « Anti Monetary Laundering » (la loi anti-blanchiment – AML), il était plus facile d’envoyer de gros montants depuis l’Europe vers le Maroc. Maintenant, tout semble sous contrôle, enfin presque…

La loi AML s’applique depuis 2015 à tous les intermédiaires : l’expert-comptable qui soupçonne son client de blanchiment peut être poursuivi s’il ne le déclare pas au fisc avant tout contrôle.

Pour des montants liés à une assistance familiale (Western Union demande le motif), cela ne pose pas de problème. Mais comment repérer le blanchiment ? On fait bien sûr la balance entre le revenu du client et ses dépenses, et l’on se renseigne si le montant en sus est justifié. Chaque conseiller bancaire qui reçoit un nouveau client est censé établir une fiche client. Les montants qui suscitent l’attention sont les petits dépôts répétés, et qui finissent par constituer un montant important. Dans une des filiales de banque marocaine présente en Belgique, le montant d’argent que l’on peut envoyer au Maroc est fixé trimestriellement à 4900 euros, soit environ 1500 euros par mois. Ce qui justifierait un gros salaire en amont. La BMCE refuse les virements en cash contrairement à la Banque Chaabi ou l’Attijariwafa bank.

L’argent qui arrive au Maroc est blanchi facilement. Il suffit d’ouvrir un restaurant, déclarer un gros chiffre d’affaires alors que le restaurant est vide, et déposer l’argent à la banque. Comme la fiscalité est très basse au Maroc, elle n’est pas un outil de contrôle et de surveillance. L’argent qui arrive au Maroc et qui serait blanchi va surtout dans l’immobilier et la restauration. Il y a quelques temps, le groupe Attijariwafa a été condamné à un million d’euros pour un envoi de 10 000 euros en cash vers le Maroc.

Tout semble sous contrôle ? Pas vraiment car jusque-là on parle de montants dérisoires à l’échelle d’un individu. Ce n’est bien sûr pas que l’argent du travail mais aussi une part importante d’argent tiré du trafic et de la contrebande qui est blanchi en direction du Maroc.

Comment s’écoule le gros de l’argent du trafic alors ? Par des transitaires situés un peu partout en Europe. Et c’est comme cela que l’argent de la drogue continue à avoir une importance fondamentale pour le Maroc et pour les trafiquants locaux en Europe.

Le schéma classique est le suivant : le trafiquant européen envoie pour 250.000 euros de haschich du Maroc vers le vieux continent. La drogue arrive en Belgique mais le trafiquant n’a toujours pas payé le narcotrafiquant. Il vend sa marchandise et gagne 10 millions d’euros. L’argent de la drogue est en cash en Europe. Il va voir un transitaire à Rotterdam : il garde 2 millions pour lui, et veut envoyer les 8 millions restants au narcotrafiquant et au producteur. Le transitaire à Rotterdam a un contact au Maroc qui paie directement le producteur. Au bout d’une cinquantaine de transactions, le circuit est rôdé et le transitaire a suffisamment d’argent pour garder les deux systèmes de comptabilité, au Maroc et en Europe. Difficile à ce stade d’établir un lien certain avec le terrorisme, mais il est clair que ce circuit financier est une ressource potentielle majeure.

Une collaboration active du Maroc dans les quartiers européens à majorité marocaine

On a pu être étonné de voir la manière dont les services secrets marocains ont contribué à l’arrestation d’Abdelhamid Abaaoud à Saint-Denis le 18 novembre 2015. Il se trouve que le Makhzen (l’État marocain) dispose d’agents marocains qui quadrillent tous les quartiers en France et en Belgique à forte concentration d’immigrés marocains…

Mieux infiltrés, plus discrets, ils permettent une collaboration active entre les police nationale et marocaine. De source sûre issue d’un fonctionnaire du Service d’Action Européen pour l’Action Extérieure, l’information n’est pas si nouvelle. Il y a toujours eu de fortes présomptions.

Il y a donc tout un réseau d’informateurs, au service de l’Algérie et du Maroc, infiltrés en France et en Belgique. Pour la traque contre Abaaoud par exemple que l’on a retrouvé à Saint-Denis en novembre 2015, et pour lequel le Maroc a livré à la France le plus gros des informations, il était plus facile pour Rabat d’infiltrer un réseau belgo-marocain. En effet, car le royaume chérifien peut par ses méthodes plus fermes pousser davantage des complices à collaborer, que ne peuvent le faire les services français.  « Du coup, le Maroc a toujours joué la carte de l’instrumentalisation de la lutte antiterroriste et en faisant un outil de négociation avec l’Europe économique par exemple : dans la situation de tension actuel lié à la remise en cause de l’accord d’association Maroc-UE après que la Cour Européenne de Justice ait condamné le Maroc sur ses produits venant du Sahara occidentale et étiquetés ‘Maroc’, Rabat se présente comme le rempart contre les flux terroristes et migrants, mais aussi comme le meilleur élève depuis des années en matière de lutte antiterroriste avec les États-Unis. L’Union européenne a donc besoin du Maroc et de ses informations pour sa propre sécurité. », précise Anne Giudicelli.

Les derniers événements dans le Rif montrent un malaise certain dans cette région. Se sentant éternellement perçu comme un ennemi intérieur, le Rif protestait contre l’oubli.

Pourtant, la relation des Rifains avec la monarchie s’était largement améliorée dès le début du règne de Mohamed VI et l’État avait réinvesti dans la région. Depuis le port de Tanger, jusqu’aux centres nautiques d’Al Hoceima, et de nouvelles infrastructures dans le Rif pur, le nouveau roi avait une vision de développement pour la région. Ces investissements publics dans la région sont dans certaines localités du Nord bien plus importants que dans certains lieux du « Souss », le Sud du pays, totalement abandonné.

Ce qui s’est passé avec certains jeunes partis pour la Syrie et venant du Nord est significatif de ce malaise et de cette difficulté à gérer les Rifains pour le pouvoir central.

Dès 2011, Rabat laissait certains ex-détenus partir en Syrie directement. Il est intéressant de noter qu’au Maroc, les départs en Syrie ont été très nombreux depuis le début de la guerre : 1.500 Marocains, à 70% issus du Rif.

La réalité est que le pouvoir chérifien semble préférer voir certains de leurs ressortissants disparaître là-bas, avec le risque de se faire tuer et un risque minime de les voir revenir. D’autant que tout ressortissant marocain qui part faire la guerre et est impliqué dans un acte terroriste à l’étranger risque la prison à vie.

Les cellules, de toute façon, travaillaient déjà dans les prisons et au moment où les détenus sortaient, ils étaient déjà prêts et quasi-formés pour la Syrie.

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About Author

Sébastien Boussois

Politologue, Chercheur associé à l'Université de Québec à Montréal (Observatoire sur le moyen-Orient et l'Afrique du Nord) , Collaborateur scientifique de l'Institut d'Etudes Européennes (Université Libre de Bruxelles - Belgique) et du Centre Jacques Berque (Rabat - Maroc)

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