DJIHADISME – Le Sahel, où se rencontrent terrorisme et criminalité

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Au Sahel, les groupes armés ont proliféré depuis les années 1980 et ont accru leur capacité de nuisance, souvent létale. Ils se sont diversifiés en terroristes, insurgés, criminels et milices, selon des variables comme leur vision, leur mission ou les moyens mis en œuvre.

Désormais, une coopération et une convergence rassemblent ces groupes…

L’exemple le plus évident de ce type de coopération-convergence, c’est le narco-terrorisme, explique James Stavridis, ancien commandant-en-chef des forces alliées en Europe (2009-2013) et de l’US Southern Command (2006-2009). L’aspect le plus troublant de la connexion semble être la façon dont le commerce de la drogue illégale sape les efforts pour poursuivre les réformes politiques et le développement nécessaires pour endiguer la radicalisation et la montée des groupes terroristes dans plusieurs régions du monde déjà fragiles.

Les cartels de la drogue utilisent en effet des itinéraires sophistiqués pour déplacer d’énormes quantités de stupéfiants de toutes sortes. « Les terroristes peuvent ‘louer’ ces routes en cooptant ces cartels de la drogue par l’argent, la contrainte ou la persuasion idéologique. Ces entités peuvent alors déplacer du personnel, de l’argent ou des armes. […] À l’échelle mondiale, d’autres biens et services illicites peuvent circuler en continu sur ces routes : vol et contrefaçon, migrants clandestins, esclaves humains, argent blanchi, armes sophistiquées. […] Or souvent, l’accent est mis sur un seul type de menaces – drogue, blanchiment d’argent, trafic d’êtres humains, commerce des armes, production d’armes de destruction massive – alors que la véritable menace réside dans leur convergence. » Le « plus inquiétant, c’est la convergence de ces armes avec le trafic mondial sophistiqué permis par la cybercriminalité et l’argent qu’elle génère. » L’ampleur de cette menace est encore incertaine. « Les ‘archives de Sinjar’ confirment que les affiliés d’Al-Qaïda en Irak comptent plus sur les contrebandiers et les criminels que sur leur propres militants, pour acheminer les recrues en Irak. » (Les données à ce propos proviennent essentiellement d’un ensemble de documents et d’ordinateurs découverts lorsque les forces américaines ont attaqué un camp dans le désert près de Sinjar, à la frontière syrienne : la découverte la plus significative a été une collection de notices biographiques détaillées concernant plus de 700 combattants étrangers venus en Iraq depuis août 2006 – cfr. Joseph Felter et Brian Fishman, Al-Qaida’s Foreign Fighters in Iraq: A First Look at the Sinjar Records, Combating Terrorism Center at West Point, janvier 2008)

Si la coopération se développe d’une manière plus stratégique pour affaiblir le gouvernement et la stabilité politique, nous pouvons envisager une toute nouvelle dimension de la criminalité internationale. Une telle coalition ne sera pas seulement en mesure de cibler les États faibles. En Afrique, l’impact de la criminalité est profond car elle dépouille les institutions de l’État, menace la sécurité humaine, et accroît les difficultés pour les voyageurs et les opérateurs économiques.

La présence d’éléments illégaux très actifs soumet ainsi la région à un périlleux régime de conflits civils et d’activités terroristes et/ou criminelles –une dimension que toute future stratégie régionale de sécurité doit donc intégrer. Or ces pourtant dangereuses entités criminelles régionales, voire transnationales, sont souvent négligées car, comparées au spectaculaire terrorisme, leur réelle nocivité apparaît mal du fait de leur nature progressive et insidieuse, aux conséquences négatives plus lointaines qu’immédiates. En outre, pour ces multiples groupes, le Sahel est plutôt une zone de transit vers les centres urbains du Nord et même vers l’Europe.

En Algérie, par exemple, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) opère ainsi en deux groupes, l’un effectuant dans le nord de l’Algérie la plupart des missions opérationnelles ; l’autre, au sud, étant actif dans la contrebande (armes et autre matériel) pour le compte de l’organisation du nord, comme le montrent les saisies répétitives d’importantes quantités d’armes aux frontières sud et est de l’Algérie.

Plus signifiant est le flirt entre criminalité et terrorisme…

Évolution de la relation criminalité-terrorisme

Le commerce des stupéfiants, par exemple, a le potentiel de fournir aux groupes terroristes un bonus supplémentaire : les recrues et les sympathisants parmi les agriculteurs appauvris, négligés et isolés, et qui non seulement peuvent cultiver pour le compte des trafiquants, mais aussi populariser et renforcer les mouvements anti-gouvernementaux.

Le terrorisme est une stratégie utilisée dans la poursuite d’objectifs politique, ethniques, révolutionnaires ou religieux. La criminalité organisée, en revanche, cherche un gain matériel par la contrebande d’armes, de drogues, de biens de consommation, le trafic d’être humains, les transferts de fonds illégaux, etc. Il est difficile de comprendre comment ces deux types de d’organisation parviennent à faire cause commune et dans quelles conditions les terroristes à motivation politique coopèrent avec les cartels et réseaux de criminels, et vice versa.

Plus inquiétant est l’habileté croissante des organisations criminelles et terroristes à exploiter la diffusion mondiale des réseaux d’information et financiers. Ainsi, les organisations et les réseaux basés en Amérique du Nord, Europe, Amérique, au Moyen-Orient, Asie, etc. élargissent l’échelle et la portée de leurs activités. Ils formeront des alliances lâches les uns avec les autres, avec de petits criminels, et avec des insurgés pour des opérations spécifiques.

Leur butin leur serte en suite à corrompre les dirigeants d’États instables, économiquement fragiles ou faillis, à s’insinuer dans les banques et les entreprises en difficulté, et à coopérer avec les mouvements politiques insurgés pour contrôler les zones géographiques importantes.

Prolifère ainsi à travers le monde un croisement de trois tendances ; l’intersection des réseaux criminels et des organisations terroristes peut être largement regroupés en trois catégories.

La coexistence ; c’est-à-dire occuper et opérer dans le même espace géographique en même temps.

Les liens profonds entre terrorisme, production de drogue et insurrection en Afghanistan et en Colombie sont bien connus. Au Sri Lanka, les Tigres de libération de l’Îlam tamoul ont réalisé des millions de dollars grâce à la cybercriminalité et pendant des années ont utilisé la puissance militaire pour exercer un contrôle de facto sur un vaste territoire. Au Sahel, AQMI se finance en partie en assurant la protection des routes de trafic et par des campagnes d’enlèvement. Dans le sud du Nigéria, le Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger (MEND) multiple les activités illicites : vols de pétrole, enlèvement et rébellion ethnique, et il a récemment ajouté le terrorisme à son répertoire. En Somalie, on s’inquiète de la possibilité que les activistes islamistes taxent, contrôlent ou même investissent dans l’industrie de la piraterie. En Afrique, malgré la divergence de leurs objectifs stratégiques, les terroristes, les criminels et les insurgés semblent de plus en plus collaborer le long de lignes floues. Ce qui nous amène à parler du deuxième élément fondamental de mutation du terrorisme islamiste qui est sa connexion, de plus en plus grande, avec les narcotrafiquants.

Deuxièmement, la coopération ; c’est-à-dire que les différents groupes ont réalisé que leurs intérêts mutuels sont mieux servis s’ils travaillent temporairement ensemble et sont menacés s’ils ne le font pas.

Au Sahel, La prise d’otages comme mode opératoire de financement est très rentable du point de vue financier. Il n’offre que des avantages et aucun risque majeur.

La narcotisation de certaines zones -Sahel, Afghanistan, etc.- prend de l’ampleur. AQMI s’est montré disposé à collaborer avec les trafiquants de drogue, les contrebandiers et autres éléments criminels. Le groupe opère au Sahel où il s’engage dans la une sorte de « police islamique » des routes commerciales traditionnelles, exerçant chantage et exigeant de l’argent, matériel et armes contre la protection des passeurs. Il est avéré que les islamistes sous-traitent dorénavant pour les narcotrafiquants. Ils assurent la sécurité et la logistique des convois de cocaïne latino-américaine. Une prestation de service qui risque d’évoluer vers le pire au cas où un groupe terroriste (Al-Qaïda, Daech, ou d’autres) arrive à avoir le contrôle ou la direction du processus du trafic de drogue. Des indices laissent croire que cette évolution est en train de se concrétiser sur le terrain où émergent des narcoterroristes islamistes.

Troisièmement, la convergence ; c’est-à-dire que chacun commence à adopter les comportements qui sont le plus souvent associés à l’autre.

En effet, on assiste à une mutation dans les modes opératoires des organisations terroristes. Le recours massif aux enlèvements, devenus la principale source de financement, est l’un des aspects du phénomène de gangstérisation du terrorisme et de radicalisation des gangsters. Un grand nombre des attentats récents en Europe sont commis par d’anciens criminels et trafiquants de drogue.

Dans la conduite de leurs activités illégales, les motivations et le comportement sont différents, mais ils partagent de nombreuses caractéristiques communes. Ils emploient souvent les mêmes itinéraires : blanchir leur argent en utilisant les mêmes schémas, et mener des activités multiples et parallèles.

Également, les crises et les catastrophes humanitaires, le nettoyage ethnique, les guerres et les insurrections sont devenus des occasions pour le crime organisé et le terrorisme. Les personnes désespérées qui fuient leur pays constituent des cibles faciles.

Les groupes terroristes et les réseaux criminels transnationaux partagent ainsi plusieurs caractéristiques, méthodes et tactiques communes. De nombreux exemples illustrent qu’il ne s’agit pas de coïncidences, mais que ce sont là des signes indicatifs d’une tendance traduisant une menace croissante pour les intérêts sécuritaires de nombreux pays.

Le crime comme source de financement du terrorisme

En 2011, le Financial Action Task Force indique que « les enlèvements pour rançon en tant que méthode de financement du terrorisme ont été identifiés dans le monde entier par les organes d’application de la loi comme une source importante de revenus pour les groupes terroristes qui opèrent souvent dans des pays politiquement instables où l’autorité centrale est souvent faible, et la corruption endémique dans le secteur tant public que privé, et où le tissu social s’est déchiré à un degré considérable. Des millions de dollars provenant du versement de rançons sont tombés dans l’escarcelle d’organisations terroristes, qui se servent de réseaux de facilitateurs pour acheminer cet argent par le biais de systèmes officieux de transfert de fonds mais aussi, ce qui est plus inquiétant, par le biais d’institutions financières légitimes, banques et maisons de change par exemple. »

AQMI seule a recueilli au moins 65 millions de dollars en paiements de rançons de 2005 à 2011, ce qui représente une part importante de son budget annuel, qui s’élève à environ 15 millions d’euros par an.

Des documents internes cités par le New York Times montrent que le commandement central d’Al-Qaïda, installé au Pakistan, supervisait les négociations des rançons d’otages capturés en Afrique.

AQMI, AQPA (Al-Qaïda dans la péninsule arabique) et les Shébabs en Somalie ont développé un protocole commun pour les enlèvements et le processus de négociation. Ils vont jusqu’à sous-traiter les prises d’otages à des groupes criminels qui toucheront une commission de 10% sur la rançon. Ces versements de rançons représentent désormais la moitié des revenus opérationnels d’AQPA.

Cette pratique criminelle est souvent perçue comme présentant de faibles risques et de faibles coûts, tandis qu’elle génère d’énormes bénéfices.

Un seul paiement de rançon pourrait couvrir plusieurs mois de dépenses opérationnelles. Dans une lettre de 2012 à AQMI, le fondateur d’AQPA, Nasser al-Wahishi, a écrit que « la plupart des coûts de la bataille, sinon tous, ont été payés à travers les dépouilles. Près de la moitié des dépouilles proviennent de prises d’otages » ; une source de financement facile et presque sans risque « que je décrirais comme un commerce lucratif et un précieux trésor », ajoute-t-il.

À cause des ces pratiques et manques de coopérations des pays occidentaux, la situation courante en Afrique est caractérisée par la multiplication des enlèvements et des prises d’otages dans le but d’obtenir des fonds et des concessions.

Les concessions obtenues constituent des gains politiques de grande valeur et les rançons versées servent à financer d’autres activités terroristes, ce qui accroît le potentiel de ces groupes, multiplie le nombre des victimes et perpétue le problème. Par ailleurs, nous assistons à une croissance et à des évolutions à différents niveaux dans les pratiques de rançons et prises d’otages : hausse du nombre de groupes pratiquant les enlèvements contre rançons (AQMI, Al Mourabitoune, Boko Haram, Ansaru, El Shabab, etc.) ; hausse du nombre de cas et grande variété des cibles (travailleurs du secteur humanitaire, opérateurs économiques et leurs familles, touristes, religieux, agents diplomatiques, étudiants, populations vulnérables, dignitaires communautaires et leurs familles) ; et hausse des montants exigés par les groupes terroristes et complication des autres revendications pour obtenir la libération des otages.

Le butin des prises d’otages est florissant : en 2003, la première rançon jamais versée s’élevait à 200.000 dollars par otage. Aujourd’hui, elles peuvent atteindre les 10 millions de dollars.

Le lien entre crime organisé et conflit est évident dans les affaires d’enlèvement contre rançon pratiqué par AQMI et le MUJAO. Cependant, les tensions liées au trafic de drogue et l’érosion des institutions étatiques à travers la complicité avec le crime organisé ont joué un rôle encore plus important dans la dynamique qui a conduit à l’éclatement du conflit dans le nord du Mali en Janvier 2012.

Dans son témoignage au Congrès américain en 2013, James R. Clapper, directeur de la National Intelligence, a souligné que la communauté de renseignement des États-Unis « surveille l’étendue et la diversité croissantes des ‘réseaux de facilitateurs’, qui comprennent des experts en voyages semi-légitimes, des avocats et d’autres types de professionnels, qui fournissent des services de soutien aux groupes criminels et terroristes ». La collusion des officiels avec le crime organisé de toutes sortes est ancrée à des degrés divers dans toute la région. En Mauritanie, les dernières années du règne de l’ancien président Maaouya Ould Sid’ Ahmed Taya (1984-2005) a vu s’accroître la participation de hauts fonctionnaires du secteur de la sécurité et des hommes d’affaires dans des activités de contrebande et trafic d’armes. La règle d’Ould Taya a été basée sur une alliance entre les membres du Smacid, Ouled Bou Sba, et les tribus Rgeybat, et le contrôle des activités de contrebande de ces tribus était un élément clé dans leur coalition. En outre, depuis l’arrivé au pouvoir du président mauritanien actuel, Ould Abdel Aziz, suite au coup d’État militaire de 2008, les saisies et les arrestations ont reculé.

De nombreux points distinguent le terrorisme djihadiste des groupes d’activistes classiques.

L’ETA espagnol, par exemple, possède une structure pyramidale, avec une stratégie criminelle commune émanant de ses organes de direction, avec une hiérarchie claire et une division fonctionnelle de ses membres, et l’appartenance à l’organisation est un fait objectif qui ne change pas avec le territoire où la personne se situe. Le principal trait distinctif du terrorisme djihadiste international est son manque de structure verticale. Son fonctionnement -contrairement à l’exemple cité- est essentiellement horizontal. L’activité terroriste est développée dans des cellules locales autonomes qui opèrent dans chaque pays en réponse à l’inspiration radicale que l’État islamique ou Al-Qaïda transmettent par différents moyens de communication (essentiellement Internet).

La préparation, la planification et l’exécution d’attaques concrètes sont exclusivement exercées par ceux qui appartiennent au groupe terroriste local. De même, chaque cellule terroriste est autonome et indépendante dans ses activités de formation, d’endoctrinement et de recrutement. Pour cette raison, l’appartenance à des organisations terroristes est définie par l’activité que chaque cellule exerce sur son territoire opérationnel respectif.

Les terroristes et les insurgés recourent à la criminalité organisée. En sens inverse, les entités criminelles usent désormais d’approches opérationnelles semblables à celles des réseaux terroristes, pour intimider ou contraindre les pouvoirs nationaux ou locaux.

Certaines organisations criminelles ont adopté une violence extrême et généralisée dans un effort manifeste d’intimider les gouvernements à différents niveaux. Cela pour dire que, tout comme les terroristes, les groupes criminels ont en outre évolué, de structures hiérarchisées avec quelques caïds/parrains à leur sommet vers des réseaux aux fonctions et activités dispersées. Leurs structures de direction sont devenues plus difficiles à identifier et à cibler par une stratégie de décapitation. « Même les gangs de rue », expliquent John Sullivan et Adam Elkus, « évoluent de plus en plus en gans de ‘troisième génération’. » Une dynamique que l’on peut observer au Mexique par exemple : un groupe du crime organisé commence à adopter des tactiques terroristes ; des cartels pratiquent désormais des décapitations et utilisent des engins explosifs improvisés (EEI), mais pas à un degré tel que leurs actions susciteraient une grande réaction du public. Le résultat a été, au Mexique, qu’il y a eu des cas où la population et les principaux groupes d’affaires se sont opposés au gouvernement pour lui demander d’arrêter des offensives menées contre les cartels et de leur permettre de poursuivre leurs activités.

Un groupe du crime organisé ne peut pas exister sans un réseau périphérique vaste. Dans ce réseau périphérique sont impliqués les banquiers, les politiciens et la police ; c’est le segment essentiel qui protège le noyau dur du groupe du crime organisé. Dans le cas du Sahel, les possessions et contrôles de territoires qui entrent en jeu (cultures de haschisch dans le cas du Maroc, par exemple) nécessitent le soutien actif ou passif des populations. Ce qui ne signifie pas nécessairement que la population tolère les violences commises par les cartels, mais que les cartels peuvent effectivement intimider la population pour l’obliger à tolérer leurs activités criminelles.

Il existe des exemples internationaux où cette ligne a été franchie : en 1992, la mafia sicilienne, Cosa nostra, a franchi une ligne quand elle a commandité un attentat à la voiture piégée contre un important fonctionnaire. L’événement a déclenché une énorme vague de réaction dans l’opinion publique. Idem en Colombie, lorsque Pablo Escobar a promu une vague d’attentats aux engins explosifs improvisés, qui a finalement retourné les populations contre la domination du cartel et a donné lieu à l’échange de renseignements conduisant à la l’élimination de plusieurs de ses personnalités-clés.

Le cas du Sahel

Ainsi, la frontière est floue entre la guerre au terrorisme et celle faite au crime organisé.

D’où, désormais, peu de véritables engagements militaires de vaste ampleur, mais des escarmouches et une tendance des milices à cibler les civils ; même si parfois elles reçoivent des aides extérieures, les nouvelles économies de guerre dépendent clairement du pillage, du marché noir et d’un usage continu de la violence.

Les motivations politiques de répandre la terreur ont joué un rôle limité dans les prises d’otages d’AQMI. Bien que les revendications politiques fussent parfois exprimées par AQMI dans les messages diffusés sur Internet, les données disponibles suggèrent que toutes les libérations de ressortissants occidentaux ont été obtenues grâce à des paiements de rançons, parfois assortis à la libération par le Mali ou la Mauritanie de prisonniers liés à AQMI ou au MUJAO. Dans un certain nombre de cas, la tentative de sauvetage par l’armée ou le refus de payer des rançons a conduit à la mort des otages.

Le commerce des otages est une activité lucrative. Les enlèvements d’otages ont rapporté au moins 125 millions de dollars aux groupes terroristes affiliés à Al-Qaïda depuis 2008. La France a payé près de la moitié de cette somme, selon une enquête du New York Times.

On le constate au Sahel, où terroristes et criminels agissent à partir des mêmes itinéraires et réseaux. Avant de devenir un terroriste célèbre, Mokhtar Belmokhtar était contrebandier – on le surnommait alors « Mister Marlboro ».

La cellule d’Al-Qaïda qui a commis les attentats à la bombe de mars 2004 à Madrid fournit un autre exemple de cellules terroristes dont les membres ont fait d’importants efforts criminels pour financer ses opérations. L’un des meneurs et plusieurs complices étaient des trafiquants avant qu’ils se radicalisent et rejoignent la cellule de Madrid. Ces terroristes ont vendu des stupéfiants pour payer des voitures, des téléphones et autres supports logistiques et des armes. L’un des cerveaux des attentats de Madrid aurait été Jamal Ahmidan, un important trafiquant de drogue qui vendait du haschich et d’autres produits connexes dans toute l’Europe occidentale dans les années 1990. Ahmidan semble s’être d’abord intéressé à l’idéologie islamiste en purgeant une peine d’emprisonnement en Espagne, en 1998, puis a été totalement radicalisé dans une prison marocaine, de 2000 à 2003.

Les gouvernements du Sahel seront tentés d’utiliser le crime organisé comme une ressource politique en permettant à leurs alliés de bénéficier d’activités criminelles. Se concentrer sur le renforcement des capacités dans le secteur judiciaire et celui de la sécurité est une bonne approche pour faire face à cette évolution, mais seulement si les gouvernements sont déterminés dans leurs efforts à lutter contre les réseaux criminels. Selon un câble diplomatique de 25 octobre 2009 révélé par Wikileaks, l’ancien ministre algérien délégué à la Défense Abdelmalik Guenaizia se dressait alors contre ce « lien entre contrebande d’armes, de drogues dans le nord du Mali » qui crée « un environnement propice » pour les groupes terroriste. Les craintes de l’Algérie que le territoire malien devînt un nouveau refuge pour les groupes extrémistes liés à Al-Qaïda étaient justifiées. Ces craintes ont été confirmées par l’insurrection terroriste de 2012 dans le nord du Mali, qui a vu les villes du nord tomber sous le contrôle de groupes étroitement liés à AQMI et au MUJAO.

AQMI opère dans le sud du Sahara où il développe une « police islamiste » des routes commerciales traditionnelles, exigeant de l’argent contre protection des passeurs, ainsi que des armes et du matériel logistique, ainsi associés à d’énorme flux de marchandises illicites en direction du nord de l’Algérie.

Un nombre croissant de combattants issu des États d’Afrique subsaharienne participent aux activités d’AQMI. Le besoin d’AQMI d’étendre ses activités dans le Sahel est motivé entre autres par à son incapacité à maintenir un recrutement régulier parmi les Algériens. AQMI a tissé une coopération accrue avec des combattants mauritaniens, maliens, nigériens… ce qui lui a permis d’élargir ses réseaux de soutien, notamment le soutien social pour le recrutement, le soutien financier, et l’utilisation des réseaux criminels. AQMI n’est pas en mesure de déstabiliser l’un des États de la région, mais le fait qu’elle est en mesure d’attirer des populations supplémentaires présente une menace pour la sécurité régionale.

Les donateurs devraient donc se concentrer sur l’engagement politique, à savoir encourager des stratégies qui imposent aux acteurs locaux influents de se désengager de l’économie illicite liée au trafic de drogue et d’armes.

Ce sera particulièrement difficile au Mali. Le défi est de veiller à ce que le règlement du conflit ne consolide pas la puissance des réseaux criminels. Mais avec peu de sources de lucre alternatives dans la région, nul ne peut rivaliser avec les gains faciles provenant de l’activité criminelle. Afin de recycler l’argent généré par le trafic, les narcotrafiquants procèdent au blanchiment d’argent par différentes opérations. Les criminels investissent fréquemment dans des projets immobiliers ou des contrats d’assurance, très souvent dans les pays où la législation reste vague et les opportunités nombreuses (comme au Maroc). Ce type d’acquisition est difficilement détectable en raison de l’absence de données fiables et/ou d’un registre central.

Les meilleurs politiques que les acteurs extérieurs peuvent soutenir consistent à aider à affaiblir les réseaux dans le nord du Mali en développant une approche internationale cohérente pour limiter les paiements de rançons, l’une des principales sources de financement d’AQMI, et pour aider à renforcer la coopération régionale. Les institutions internationales telles que le FMI et la Banque mondiale ont une approche assez laxiste. Elles imposent des conditions pour leur aide, mais elles ferment les yeux sur des pays où le blanchiment d’argent est endémique.

Certaines faiblesses structurelles de la région du Sahel (parmi les plus pauvres et instables au monde avec des populations vulnérables, des États fragiles et des frontières poreuses) font que toute organisation criminelle ou terroriste peut imposer sa loi par la terreur avec facilité. Le trafic de diamant a été l’une des sources de financement d’Al-Qaïda ; ses connexions avec les réseaux ouest-africains date de 1998. L’implication d’AQMI dans la contrebande d’armes et le trafic de drogue – avec même de possibles liens avec les trafiquants colombiens – n’est plus à démontrer. En effet, il est possible de faire valoir qu’il est de plus en plus difficile de faire la distinction entre les terroristes et les criminels internationaux et transnationaux. Ils partagent des points communs opérationnels et organisationnels et leurs actions semblent être de plus en plus floues. Les recherches menées par l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime révèlent qu’au cours de la dernière décennie, il y a eu augmentation significative de l’activité criminelle et terroriste en Afrique. La crise actuelle de la sécurité dans le Sahel est expliquée par les liens entre criminalité, crime organisé et terrorisme.

L’Afrique a toujours tenu un rôle périphérique dans le commerce des drogues, mais progressivement elle est devenue un lieu de trafic important y compris de cocaïne. Des estimations récentes suggèrent que, chaque année, entre 46 et 300 tonnes métriques de cocaïne sud-américaine transitent en Afrique de l’Ouest vers l’Europe.

Ces quantités de cocaïne sont nettement plus élevées que celles de la fin des années 1990 et du début des années 2000 qui, dans toute l’Afrique, ont rarement dépassé une tonne annuelle. Ce n’est pas anodin que cette hausse intervienne au moment où le continent connaît une augmentation des groupes et activités terroristes. De manière générale, tout futur environnement opérationnel devra tenir compte de la présence d’éléments criminels. Avec la l’augmentation de la présence d’organisations criminelles, il y aura parallèlement un brouillage croissant des activités criminelles, des conflits civils et des activités terroristes. Ces éléments se fondent dans la population et deviennent de plus en plus difficile à pénétrer. Une enquête récente du New York Times dévoilait que depuis février 2013, les autorités italiennes ont arraisonné vingt navires transportant, en tout, 280 tonnes de cannabis qui avaient apparemment transité par des zones libyennes contrôlées par Daech, qui aurait prélevé une « taxe » pour laisser passer cette marchandise illégale. Ces trafics influent profondément sur la lutte anti-terroriste.

Par la contrainte ou la persuasion, les entités criminelles ou terroristes locales s’appuient sur les populations qui les abritent et assurent leur liberté d’action et de mouvement. Nombre de facteurs facilitent ainsi l’implantation de terroristes et de criminels dans la région sub-saharienne, mais n’expliquent pas pour autant les motifs de ces coopérations complexes. Dans le cas de la coexistence, les groupes peuvent à la fois partager et/ou opérer dans le même espace géographique, mais sans qu’il y ait de coopération entre eux. Cela ne signifie pas nécessairement que les activités de chacun ne bénéficient pas à l’autre. Les organisations criminelles et terroristes dépendent de la faiblesse des institutions gouvernementales et de l’application de la loi. En d’autres termes, ces groupes se développent en présence d’un gouvernement faible, ce qui semble être le cas dans les pays du Sahel. Les gouvernements peuvent simplement détourner les yeux des activités criminelles. Car les institutions gouvernementales sont trop faibles pour être en mesure d’affronter avec succès les réseaux criminels ou terroristes. Souvent, ces institutions elles-mêmes sont infiltrées par les réseaux criminels, bénéficiant ainsi aux organisations criminelles et aux groupes terroristes.

Trois facteurs permettent de comprendre ce nexus menaçant crime-terrorisme. Ces alliances entre politique et criminel reposent sur : premièrement, l’existence de mouvements communautaires transét-atiques, ethniques et religieux, qui permettent une collaboration (et fournissent les paramètres de la coopération) entre terroristes et criminels, sur la base de valeurs partagées et de confiance mutuelle. Les opérations locales s’appuient sur les communautés du Sahara comme sanctuaire pour les dirigeants d’AQMI qui, même, prennent épouse dans les clans locaux. Mokhtar Belmokhtar aurait épousé des femmes touarègues pour cimenter ses « relations de travail ».

Deuxièmement, la survenance d’un conflit armé, qui fournit des incitations et des possibilités pour l’interdépendance.

Troisièmement, les contraintes qui jouent lors d’échanges transnationaux complexes de marchandises illégales ; des échanges qui impliquent souvent d’autres parties intermédiaires et des forces de sécurité intérieure corruptibles.

Dans le Sahel-Maghreb, ces menaces associant peu ou prou des acteurs fanatisés et des bandits, comprennent ainsi trois catégories fonctionnelles : la contrebande, trafic et piraterie, associant le transport de biens illicites au vol de marchandises transportées légalement ; les actes de terrorisme, dépendant de l’acquisition d’armes (basiques et sophistiquées) par des acteurs non étatiques ; et les menaces écologiques/sociales émergentes, impliquant des activités non-étatiques n’émanant pas forcément d’un groupe organisé, mais dont celui-ci profite (migration humaine, menaces environnementales, maladies infectieuses).

On peut discerner un lien évident entre ces diverses activités. La contrebande, par exemple, permet le transport d’armes acquises par des groupes terroristes dans le pays-cible. Criminels et terroristes emploient souvent les mêmes itinéraires ; au-delà, ils blanchissent leur argent selon les mêmes schémas et mènent des activités (licites ou illicites) multiples et parallèles.

Le trafic de drogue et le terrorisme international ont au moins cinq caractéristiques en commun. Ils reposent largement sur des réseaux souvent établis dans de vastes zones géographiques où les personnes, les biens et l’argent circulent. Les réseaux facilitent aussi le commandement, le contrôle et la communication. Une autre caractéristique importante est leur besoin de traiter de grandes quantités d’argent, de les blanchir et les transférer à travers les pays et les continents. Une troisième caractéristique commune est leur brutalité. Quatrièmement, tous les deux se développent dans les zones de non-droit. Enfin, criminels et terroristes ont tendance à se doter d’armées privées, d’où un besoin de formation, des camps et du matériel militaire.

En outre, terroristes et criminels de la zone sahélienne partagent les caractéristiques communes : pratique fréquente d’opérations clandestines cherchant la légitimité dans le soutien des populations et débouchant sur le contrôle de territoires importants ; création ou développement d’un appareil voué aux opérations illégales (ainsi, l’entité terroriste, criminelle ou hybride obtient des armes, des moyens de communication et de renseignement ; elle sécurise le territoire qu’elle contrôle) ; mépris pour les normes internationales, la primauté du droit, ou la notion de Droits de l’Homme, et volonté de tuer ceux qui s’opposent à eux ; usage de guérillas durables pour pouvoir contrôler un territoire et des populations ; et ces guérillas créent en outre des cellules spécialisées dans l’usage des médias et de l’Internet pour diffuser leur propagande et leurs revendications.

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Ensemble, ces entreprises négatives, cette combinaison aggravée de menaces et de défis, peuvent finalement provoquer un « chaos », c’est-à-dire saper la société comme les termites rongent une maison en bois.

Ces « réseaux de crime organisé-corruption peuvent être compris comme le virus VIH de l’État moderne, contournant et brisant ses défenses naturelles », prévient Phil Williams. Ainsi se révèle la fragilité d’un État concurrencé par les groupes terroristes et/ou criminels, défié et testé dans ses capacités mêmes de défense.

Ces activités criminalo-terroristes sapent en effet la sécurité des États du Sahel, où des armées rebelles, des trafiquants de drogue et autres groupes fanatiques se jouent des frontières nationales, au prix de conséquences néfastes sur la stabilité et la sécurité régionale, notamment de l’Algérie.

Sans surprise, AQMI multiplie ainsi ses activités, contrebande et terrorisme, à partir des zones grises régionales : les activités illicites transnationales telles que le trafic de drogue, d’armes et d’êtres humains ; la piraterie et le terrorisme, ainsi que ces cruciaux outils que sont pour eux tous la corruption et le blanchiment d’argent, ne sauraient être négligés car, ensemble, ils handicapent gravement la stabilité politique et économique, donc la sécurité, de régions entières.

Les entités criminelles et terroristes savent résister à tout ce qui vise à les contenir, perturber ou détruire. Elles menacent la stabilité d’un pays ou d’une région, les structures et l’autorité politique. Elles sapent l’autorité et la légitimité de l’État et corrompent aussi le tissu social. Il n’est par ailleurs pas exclu que ces entités puissent développer une vraie conscience politique.

En tant que pratique établie, le crime ne fait pas partie du programme de consolidation de la paix. Au lieu de cela, il a été traité comme une question distincte de la stratégie d’application de la loi.

Cette division repose sur l’idée fausse que le crime organisé ne procède pas du pouvoir politique. Cependant, nous savons maintenant qu’une caractéristique importante du crime organisé est sa relation intime avec les acteurs politiques complices. Les organisations criminelles poursuivent des stratégies politiques pour prendre le contrôle et le pouvoir. La différence entre les protagonistes politiques et criminels pourrait, dans certains cas, résider dans leurs stratégies plutôt que dans leurs objectifs.

C’est une partie de la logique stratégique des réseaux illicites que d’avoir une influence sur les ressources et les branches gouvernementales de manière dissimulée plutôt que de faire une concurrence publique au pouvoir politique en place.

À long terme, ces influences et ces méthodes voilées d’exercice du pouvoir ont des conséquences néfastes sur la qualité institutionnelle de la gouvernance et sur la légitimité des autorités, ainsi que dans les États ou régions non directement touchés par les conflits armés.

 

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Tawfik HAMEL, Dr.

Chercheur en Histoire militaire et Étude de Défense - Université Paul Valéry (Montpellier - FRANCE) Membre du Réseau de Recherche interdisciplinaire Colonisations et Décolonisations et du Comité de Rédaction de la Revue Géostratégie (Académie géopolitique de Paris) Rédacteur en Chef de la version française de African Journal of Political Science (ALGÉRIE)

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